I. — Choisir
Les hommes de l’antiquité n’étaient pas sectaires au point de vue religieux. Ils admettaient volontiers que chaque citoyen eût ses dieux particuliers, chaque cité ses dieux édilitaires, chaque peuple ses dieux nationaux. Quand ils annexaient une province, ils annexaient aussi les divinités qu’elle adorait. Un seul crime leur semblait inexpiable, celui de blasphémer ou de nier les dieux. Chacun pouvait, dans une certaine mesure, choisir librement son culte, mais c’était un sacrilège que n’en choisir aucun.
Dans certaines sociétés puritaines, notamment chez les Anglo-Saxons, la religion se subdivise en de nombreux clans et chapelles ; tout le monde est libre d’adopter celui ou celle qui lui convient. Mais l’athée, celui qui ne se prononce pour aucune église, pour aucun autel, est regardé de travers, sinon écrasé par le mépris public.
Lorsqu’en 1944 on a réparti l’expression du pouvoir et de la pensée, on a attribué des sièges et des journaux aux partis qui se constituaient conformément aux normes nouvelles, parce qu’il semblait entendu que, seuls, les partis étaient les dépositaires et les porte-parole des diverses nuances de l’opinion. Mais on n’a offert ni journaux, ni sièges, et l’on n’a reconnu ni droits, ni autorité, aux hommes qui ne s’étaient pas inscrits à un parti, bien qu’ils composassent l’écrasante majorité du pays ; cela, parce qu’il est admis que l’homme qui n’adhère pas à un parti, celui qui n’a pas choisi son régiment politique, sa brigade électorale, est un homme sans opinion, sans idées, sans maturité, sans valeur, un homme qui n’a pas de rôle à jouer, qui n’est digne d’aucun intérêt, un homme qui ne compte pas.
Ainsi donc, il s’est fondé des milieux où l’on tolère, où même on honore, tous les credo sacrés ou profanes, mais où le sans-credo est suspect, et d’où il est à peu près exclu.
Les démocraties parlementaires laissent à chacun le droit de voter selon son choix. On voit se rendre aux urnes des amis qui échangent des propos très cordiaux jusqu’à la salle de vote, y déposent des bulletins différents pour des candidats opposés et, après avoir, en quelque sorte, voté l’un contre l’autre, s’en retournent ensemble finir la soirée au café. L’opposition de leurs suffrages n’empêche point que chacun d’eux soit satisfait de l’autre, attendu que chacun d’eux est d’accord avec l’autre sur le caractère impérieux du devoir de voter. Mais ils n’ont pas la même considération pour celui qui ne vote pas. Il leur semble à tous deux un ennemi, un péril ; c’est comme si celui-ci votait contre eux et contre tous à la fois ; c’est même pis que cela, car ils préféreraient, plutôt que le voir s’abstenir, qu’il votât pour l’Antéchrist ou pour le grand Meaulnes, pourvu qu’il affectât d’accomplir le rite et de jouer le jeu, au lieu de paraître, par son abstention, considérer le vote à l’égal d’un enfantillage.
On cite des sociétés où une seule croyance est admise, tandis que toutes les autres sont proscrites et persécutées ; on cite d’autres sociétés où toutes les croyances sont également respectées, avec des droits égaux à la considération. Mais on ne cite pas de sociétés où l’abstention individuelle de toute confession profane ou sacrée soit estimée à l’égal des croyances qui se groupent en églises, en sectes ou en partis, et en collèges idéologiques ou électoraux.
Ceux qui ont adopté cette déesse des temps contemporains : la patrie, comme objet de leur culte et de leur foi, sont affligés du même travers, du même complexe. Je connais des chauvins français qui admirent des héros allemands ; les Bismarks ont volontiers sur leur cheminée le buste des Napoléons ; ils combattent, ils haïssent parfois, l’ennemi qu’on leur donne à pourfendre, et ils comprennent aisément que celui-ci les haïsse et les combatte avec une vigueur non moindre. Ce que, par contre, ils n’admirent ni ne comprennent, c’est celui qui, reniant à la fois toutes les patries, n’accepte d’en attaquer ou d’en défendre aucune.
II. Ne point choisir
Si l’on consentait à examiner avec bonne foi les raisons qui inclinent certains individus à ne pas choisir leur dieu dans le vaste arsenal des religions, ni leur candidat dans le vaste éventail des partis, ni leur patrie dans la sanglante panoplie des guerres, on devrait pourtant convenir que ces raisons sont au moins aussi probantes que celles qui inclinent d’autres individus à choisir. Car, parmi ceux qui choisissent comme parmi ceux qui ne choisissent pas, il y en a qui savent pourquoi, et d’autres qui ne le savent point.
Le mélancolique renouvellement des mêmes calamités aurait bien dû pourtant persuader la plupart des hommes de se désintéresser des sectes, des églises et des partis, et aussi des patries, surtout des patries.
Lorsque Alexandre marcha sur Ecbatane, il n’eut pas à vaincre personnellement Darius, qui fut assassiné par un de ses satrapes. Celui-ci comptait bien se concilier le Macédonien en tuant son plus mortel ennemi. Mais Alexandre, lui, voulait se concilier les Perses. Pour cela, il satisfit leur indignation, fort vive à la nouvelle du meurtre de leur souverain ; il rendit à la dépouille de celui-ci les honneurs royaux, en sorte qu’il jouissait déjà de la reconnaissance des sujets de Darius quand il se proclama leur maître et son successeur. Le satrape Bessus, assassin de Darius, lui fut livré, et, loin de le récompenser de lui avoir ouvert le chemin de son nouveau trône, le Macéonien l’abandonna aux Perses qui le crucifièrent. Ce qui prouve que Bessus aurait mieux fait de ne pas se mêler de cette histoire.
Certes, Alexandre employait des Perses dans son armée, et les faisait combattre contre les Perses de Darius. Mais la loyauté patriotique exigeait que les Perses d’Alexandre combattissent Darius, et réprouvait qu’un Perse de Darius fît le jeu d’Alexandre.
En 1942, les Français qui combattirent aux côtés des Anglo-Saxons menaçaient chaque jour Darlan de le fusiller s’il tombait entre leurs mains. Les Américains débarquent en Algérie, Darlan se jette dans la gueule du loup et s’en va les trouver. Les Américains traitent fort convenablement avec lui. Excédé, un jeune Français, Bonnier de La Chapelle, prend son revolver et le tue. Que font les Américains ? Ils fusillent Bonnier de La Chapelle. Ce qui prouve que Bonnier de La Chapelle aurait mieux fait de ne pas se mêler de cette histoire.
Il y avait, dans l’armée de Hitler, des Allemands qui le haïssaient et n’obéissaient qu’à contre-cœur. On pouvait l’ignorer alors, car ils n’avaient aucun moyen de se faire reconnaître ; reconnus, ils eussent péri aussitôt. Maintenant, on a la certitude, on a la démonstration, qu’il y en avait. À la faveur de la retraite de la Wehrmacht en 1944 – 1945, certains, qui en avaient par-dessus la tête de servir une cause qu’ils exécraient et qui les déshonorait, rompirent les rangs et se réfugièrent dans le maquis hollandais où des partisans compréhensifs, loin de les massacrer, les accueillirent.
Or, l’Allemagne a été occupée depuis par les puissances victorieuses qui, ainsi que cela se pratique presque toujours, lui ont laissé un embryon d’armée ; et cette armée, bien que réduite à peu de chose, a, comme toutes les armées, des tribunaux militaires ; et ces tribunaux militaires, comme tous les tribunaux militaires dans tous les pays du monde, jugent et condamnent les déserteurs. Il en a résulté ceci, que les Allemands antinazis revenus du maquis hollandais où ils ont combattu pour les Alliés, ont été arrêtés comme déserteurs par la nouvelle justice militaire allemande sous contrôle anglais, traduits en cour martiale et passés par les armes. Ce qui prouve qu’ils auraient mieux fait de ne pas se mêler de cette histoire.
Car les états-majors, bien qu’ennemis, sont solidaires ; car Alexandre exige que Darius soit combattu, mais respecté, — combattu dans la chair de ses misérables soldats, mais respecté dans sa précieuse et auguste personne ; car les Alliés voulaient que Hitler fût vaincu par leurs propres troupes, mais obéi par les siennes.
Oui, Alexandre voulait la perte de Darius, mais le lèse-majesté contre Darius donnait à craindre à la majesté d’Alexandre, le régicide du potentat perse faisait trembler le monarque macédonien pour sa vie.
En faisant exécuter le satrape Bessus, en faisant exécuter Bonnier de La Chapelle, Alexandre autrefois, l’état-major américain de nos jours, ont voulu montrer qu’il ne faut pas attenter à la vie du souverain ennemi, de qui les souverains alliés sont solidaires.
Et en laissant exécuter les déserteurs antihitlériens par les militaires allemands dénazifiés (ô ironie!), les états-majors occidentaux ont voulu attester que le soldat doit obéissance à ses chefs et à sa patrie, et qu’il n’a le libre choix, ni de sa patrie, ni de ses chefs.
Ils ont voulu la mort exemplaire de ces déserteurs pour faire peur à tous les déserteurs d’ailleurs et de partout, de demain et de toujours, car ils redoutent la désertion du soldat ennemi à l’égal de la désertion de leurs propres troupes, celle-là pouvant — qui sait ? — avoir pour conséquence celle-ci.
L’état-major allié veut obtenir la défaite de l’état-major ennemi par la destruction de ses armées, non par leur insubordination. C’est qu’en effet, l’insubordination risquerait d’être contagieuse, risquerait de traverser les lignes, risquerait de ruiner l’autorité du militaire professionnel sur l’obéissance passive du soldat ; tous les états-majors du monde, quelle que soit l’âpreté du conflit passager qui les oppose, partagent cette solidarité permanente et cet intérêt commun : il ne faut pas qu’un soldat allemand passe aux partisans hollandais, il ne faut pas que le troupier déserte, il ne faut pas qu’il opte de son propre arbitre pour la cause qu’il devra défendre, ni qu’il fraternise avec les combattants de son choix. Une armée qui désobéit serait d’un fâcheux exemple pour l’armée qui lui fait face.
Ces exécutions de déserteurs allemands ont été révélées par l’agence officielle d’information Dena en date du 1er juillet 1949 ; et l’article du Libertaire du 5 août, lequel est daté de juillet, déclare tenir de la même source que « lors du procès de révision à Hambourg, l’ancien juge militaire Otto Kranzbuehler confirme que, trois semaines après la capitulation allemande, les autorités occupantes anglaises lui avaient demandé de consolider la juridiction militaire relâchée ». Je renvoie le lecteur à cette source, qui rapporte des faits circonstanciés.
Je ne me demande pas quelle est l’opinion du patriote français devant cette collusion des « patriotes » anglais et allemands, car cette opinion, je la connais depuis que, dans Les Nouvelles Littéraires du 11 août 1949, Hélène Chassériau a rendu compte du livre de Joan Marinesco : Leur dernière guerre.
Dans cette chronique, cette femme de lettres « patriote » écrit :
La seule originalité que possède peut-être cet ouvrage, c’est d’avoir pour héros, comme arbitre et comme juge de sa propre nation, un petit soldat de l’armée allemande (tout à fait image d’Épinal : Georg, ou le bon petit Allemand), doux, sensible, généreux, et surtout d’une liberté de jugement, ma foi, difficile à concevoir. Un individu de cette espèce aurait-il pu vivre et mourir sous le règne de Hitler et de la domination allemande ? Je ne sais pas. Mais ce que je sais bien, en tout cas, c’est que la pensée d’un déserteur, et quelle que puisse être la patrie qu’il abandonne ainsi au milieu du désastre, aura toujours pour nous quelque chose de déplaisant.
Et voilà ! Hélène Chassériau n’aime certainement pas Hitler, mais il y a quelqu’un, à ses yeux, de plus « déplaisant » qu’Hitler, c’est le soldat allemand qui ne veut pas se battre pour lui ! Car pour elle, les déserteurs ennemis valent les déserteurs alliés, le même poteau, le même peloton d’exécution, pourraient servir pour les uns et les autres, ils en sont également dignes. Avant le choix de sa cause par l’individu, passe la fatalité de l’inéluctable patrie. Peu importe quelle patrie pourvu qu’il y en ait une et qu’on meure pour elle, peu importe quel Dieu, pourvu qu’il y en ait un et qu’on croie en Lui. Celui qui n’a pas de Dieu n’est pas digne d’être considéré, et celui qui ne veut pas servir de patrie n’est pas davantage digne de vivre !
III. — Choisir quand même
En regard de ces idéologies fanatiques, en regard de ces concepts féroces et de ces mystiques barbares, nous dressons la haute revendication d’un individualisme universel et civilisé, qui implique et comporte le droit pour l’homme de choisir — et, s’il le veut, de choisir en marge des dieux, en marge des patries et en marge des sectes, de s’abstenir même de choisir s’il préfère se retirer de l’Histoire.
Ne pas figurer dans l’Histoire est un droit de la défense de l’homme. C’est le droit de ne pas avoir la croix de guerre, la médaille militaire et la Légion d’honneur, de n’avoir pas son nom sur les Monuments aux morts, ni sa dépouille dans les ossuaires du front ; c’est celui d’échanger son travail de chaque jour contre son pain quotidien, de mourir dans son lit et non pas sous les balles, et de reposer, quand tout est fini, sans croix sur son tombeau ni ruban tricolore à son porte-couronnes, dans la concession familiale d’un petit cimetière ignoré.
Il y a, nous le savons, de très grandes choses à faire ; mais ont-ils fait de si grandes choses, ceux qui se sont mêlés de toutes sortes de querelles entre des factions ennemies qui ne valaient pas mieux les unes que les autres, et dont les chefs ne les font s’entretuer que pour défendre en commun leur prestige, en dépit d’éphémères oppositions qui n’ont jamais fléchi leur solidarité ?
Puisque, de tous côtés, nous constatons que ceux qui disposent d’autorité, fussent-ils hostiles les uns envers les autres, sont liés par la communauté et la permanence de leur analogie, n’accordons notre concours qu’à ceux qui ne nous l’imposent pas, et si, faute de confesser un dieu, faute d’adopter une patrie, faute d’appartenir à une secte ou à un clan, ils nous disputent quelques-uns de nos droits apparents et nous refusent une considération dont nous discutons la valeur, élevons notre âme au-dessus de notre solitude, avec le dédain des honneurs, des grands mots et des médiocrités.
Pierre-Valentin Berthier