La Presse Anarchiste

Les chances de l’hypothèse Dieu et les déraisonnements de la foi

I. — Le réel tient l’imaginaire en échec

Dans le numé­ro de novembre 1949 de « Défense de l’Homme », Albert Paraz a bien vou­lu accor­der aux vues que j’ex­pri­mais sur la laï­ci­té une adhé­sion dont je suis flat­té. Il y ajou­tait quelques réflexions avec les­quelles je ne suis pas d’ac­cord, mais qui ont sans doute une valeur cer­taine à ses yeux ; c’est son droit de pen­ser ain­si, et je ne me per­met­trais point d’y objec­ter, si ces réflexions avaient paru ailleurs, ou si l’au­teur, par la com­mu­nau­té d’i­dée qu’il mani­feste avec moi sur les bien­faits de la tolé­rance, ne m’en­cou­ra­geait à les dis­cu­ter ; car la cer­ti­tude d’a­voir un contra­dic­teur tolé­rant vous met tout de suite à l’aise et vous invite à aller jus­qu’au bout de votre pen­sée, puisque vous êtes sûr qu’en face de vous l’a­vis contraire est impré­gné de bonne foi et nuan­cé de compréhension.

Albert Paraz se réfé­rait à mon article inti­tu­lé : « À la recherche de la laï­ci­té éga­rée ». Il écri­vait : « Il n’est pas pos­sible de par­ler des choses de la foi avec un esprit ratio­na­liste » et excu­sait tou­te­fois en par­tie 1′«erreur » que, selon lui, j’a­vais com­mise en m’y ris­quant, par le fait que cette « erreur » qu’il qua­li­fie d’é­norme ne m’est pas par­ti­cu­lière, que « les théo­ri­ciens du catho­li­cisme » la com­mettent aus­si « et sont eux-mêmes péné­trés, comme Lecomte du Noüy, de l’es­prit maté­ria­liste qu’ils veulent combattre ».

Je suis obli­gé de rap­pe­ler les termes exacts d’Al­bert Paraz, puisque ce sont les don­nées qui ont ins­pi­ré les quelques élé­ments de dis­cus­sion qui vont suivre.

Même s’il per­siste à pen­ser qu’ il n’est pas pos­sible de par­ler des choses de la foi avec un esprit ratio­na­liste », l’af­fir­ma­tion de tolé­rance qu’il par­tage avec moi, et dont je me réjouis et le féli­cite, m’in­cline à croire que l’au­teur du « Gala des Vaches » vou­dra bien tolé­rer que j’en parle ici aus­si ration­nel­le­ment que je le pour­rai, quitte à me rétor­quer que j’ai per­du mon temps.

Qu’il s’a­gisse de la foi ou de quelque chose d’autre, je n’en puis dis­cu­ter qu’a­vec les moyens et les organes que je pos­sède, et je ne sup­pose pas qu’il en aille dif­fé­rem­ment pour autrui. Je n’ac­cède à la connais­sance que par l’exa­men cri­tique et la médi­ta­tion sen­sée des êtres et des objets qui m’en­tourent et des phé­no­mènes par les­quels ils se signalent à mon atten­tion et à ma curio­si­té. Je ne deman­de­rais pas mieux que d’être doué davan­tage ; je dois, hélas ! me conten­ter de ce que j’ai, quelque pro­fon­dé­ment que je le regrette.

Nous aurions été, je l’a­voue, com­blés par la nature, si notre ouïe dis­tin­guait les ultra-sons, si notre rétine per­ce­vait l’in­fra-rouge, et si notre cer­veau cap­tait la véri­té sur toutes choses avant que d’y avoir réflé­chi. Il n’en est pas ain­si, ni pour moi, ni pour mes sem­blables, quelque pro­bants que puissent être les cas de nyc­ta­lo­pie, d’u­bi­qui­té, d’hy­pé­ra­cou­sie ou de divi­na­tion qu’on s’empressera de me citer généreusement.

Si la foi est d’une essence supé­rieure à celle de la rai­son, celle-ci ne peut, certes, expli­quer celle-là, mais elle ne peut pas davan­tage la mena­cer. Or, les gens qui, de tout temps, ont exploi­té la foi, ont tou­jours été d’un avis contraire et ont regar­dé la rai­son comme une menace pour elle et pour eux. La foi est atta­quable par la rai­son, et nom­breux sont les anciens croyants qui ont per­du la foi uni­que­ment pour avoir réflé­chi. Rien ne s’op­pose donc à ce que la foi soit étu­diée par la rai­son, du moment que la foi admet pou­voir être contra­riée par elle.

J’a­vais cepen­dant écrit : « Même si j’ap­por­tais la preuve scien­ti­fique qu’ils ont tort, les croyants, de par la nature spé­ciale de la foi qui les anime, récu­se­raient ma preuve et per­sis­te­raient dans leur convic­tion. » J’ad­met­tais donc qu’il exis­tait des croyants dont la foi est inat­ta­quable, blin­dée en quelque sorte contre l’é­vi­dence maté­rielle. Je l’ad­met­tais, bien obli­gé de l’ad­mettre, car des croyants de cette sorte, j’en connais un grand nombre, et j’en compte par­mi mes amis. J’en four­nis­sais un exemple typique : les indi­gènes aus­tra­liens à demi évo­lués qui savent que le sper­ma­to­zoïde humain féconde la femme, mais qui croient (leur foi a résis­té à la preuve scien­ti­fique) que le coït ne joue aucun rôle dans le phé­no­mène de la maternité.

Ce qu’ils savent et ce qu’ils croient se passe, observe Albert Paraz, « dans des domaines dif­fé­rents» ; et cela est par­fai­te­ment exact, car ce qu’ils savent se passe dans la nature et dans la réa­li­té, tan­dis que ce qu’ils croient se situe dans l’ir­réel et dans l’i­ma­gi­naire, et, pour dire vrai, dans l’er­reur abso­lu­ment flagrante.

Albert Paraz dit encore : « Un croyant pour­rait lui répondre (c’est-à-dire à moi) que même s’il (c’est-à-dire moi) voyait entrer, tra­ver­sant les murs, Jésus-Christ en per­sonne lui mon­trant ses plaies d’où coule le sang, en lui deman­dant de les tou­cher, il ne le croi­rait pas non plus. Il serait per­sua­dé que c’est un truc, qu’il y a cer­tai­ne­ment à cela une expli­ca­tion scientifique. »

Notre tolé­rant inter­pel­la­teur a devi­né juste : si je voyais Jésus-Christ entrer chez moi en tra­ver­sant les murs, comme le fait l’ange de « la Ten­ta­tion de Bar­bi­zon » dans un film où joue Lar­quey, je serais assez éton­né, c’est le moins que je puisse dire. Ce que j’en pen­se­rais, je ne le sais pas trop ; mais enfin, je serais éton­né, il n’y a pas là-des­sus le moindre doute.

Pour­tant, puisque nous nous livrons à des spé­cu­la­tions de la plus haute et de la plus pure fan­tai­sie, à quoi bon s’ar­rê­ter là ? Il y a d’autres spec­tacles qui me sidé­re­raient tout autant que la vue de Notre-Sei­gneur tra­ver­sant comme un virus fil­trant la sur­face cor­ri­gée de ma modeste maison.

Sup­po­sons par exemple qu’un soir, avant d’al­ler dor­mir, je sorte dans ma cour, comme c’est ma cou­tume, faire pipi.

Machi­na­le­ment, je lève les yeux au ciel pour regar­der la lune, et qu’est-ce que j’y vois ? Au lieu de cet inté­res­sant satel­lite, rou­geoie une tête cou­pée, aux pru­nelles san­glantes, et qui fume une pipe en écume de mer. Si je conserve encore toute ma rai­son, je suis tout de même sérieu­se­ment épouvanté.

Autre sup­po­si­tion. J’ai chez moi une bicy­clette qui serait apte à l’u­sage qu’on peut attendre d’une telle machine, si la chaîne de trans­mis­sion n’é­tait cassée.

Cette chaîne, je l’ai jetée à la ferraille.

Le vélo ne sert plus à rien. Or, voi­ci que je monte des­sus, et le voi­ci qui fonc­tionne, et voi­ci la trans­mis­sion qui s’ef­fec­tue exac­te­ment comme si la chaîne exis­tait. Vous vous dou­tez de ma surprise.

Pour­sui­vons. Un matin, en me réveillant, j’ap­prends qu’il n’y a plus que 239 kilo­mètres d’Is­sou­dun à Paris, alors que, la veille encore, il y en avait un de plus, c’est-à-dire 240. Le len­de­main, même phé­no­mène, et ain­si de suite tous les matins. Chaque nuit, pen­dant que je dors, la dis­tance se rétré­cit d’un kilo­mètre. Le 240e jour, je me réveille à Anto­ny, chez Lecoin. Ma stu­pé­fac­tion est sans borne.

Toutes ces choses, donc, sont sur­pre­nantes, plus sur­pre­nantes les unes que les autres. Ou du moins, elles le seraient si elles se pro­dui­saient. Mais tout est là : ELLES NE SE PRODUISENT PAS, ne se sont jamais pro­duites et ne se pro­dui­ront jamais. Elles se passent, comme le dit très per­ti­nem­ment Albert Paraz, « dans un tout autre domaine ». J’a­joute : dans le domaine de l’i­ma­gi­naire, du chi­mé­rique et de l’absurde.

Aucune foi, si vive soit-elle, aucun dieu, si puis­sant soit-il, ne peut, n’a jamais pu et ne pour­ra jamais, faire tenir cinq angles droits dans un cercle, citer deux nombres pairs qui soient consé­cu­tifs dans une numé­ra­tion com­plète, pro­duire une droite qui soit deux fois tan­gente à la même cir­con­fé­rence, ni assu­rer la trans­mis­sion mira­cu­leuse sur une bicy­clette dont la chaîne est cas­sée. L’ap­pa­ri­tion d’un Dieu cru­ci­fié qui tra­ver­se­rait les murs est tout aus­si impro­bable. Si, par extra­or­di­naire, cela se pro­dui­sait un jour, je ne vois pas pour quelle rai­son cette modi­fi­ca­tion à l’ordre habi­tuel des choses échap­pe­rait au cal­cul scien­ti­fique et à la cri­tique rationnelle.

Il est vain, il est oiseux, de pré­tendre mettre en paral­lèle et en équi­va­lence, en fei­gnant de leur accor­der la même impor­tance et la même maté­ria­li­té, d’une part des faits prou­vés, concrets, réels, constants, patents, per­ma­nents et quo­ti­diens, d’autre part des sup­po­si­tions qui n’ap­par­tiennent même pas au domaine de l’hy­po­thé­tique et de l’é­ven­tuel, et qui ne peuvent guère que ser­vir de scé­na­rio à des films apo­ca­lyp­tiques dia­lo­gués par Jean Coc­teau ou par Pierre Véry.

Un croyant m’op­po­se­ra peut-être la réa­li­té des appa­ri­tions de la Sainte Vierge, dont les attes­ta­tions ne manquent pas. Cepen­dant, je reste scep­tique. D’où vient que la Vierge n’ap­pa­raisse jamais qu’aux yeux d’êtres impres­sion­nables — des enfants, presque tou­jours — déjà nour­ris de pié­té, de prière et de légendes reli­gieuses ? Si l’Im­ma­cu­lée vou­lait faire œuvre de conver­sion et de salut, elle devrait appa­raître aux impies, aux païens, ou sim­ple­ment aux pro­tes­tants. Or, jamais un Juif, jamais un pèle­rin de La Mecque ou de Béna­rès, qu’il eût été doux au cœur de Marie de voir abju­rer ses erreurs, jamais un Papou avant l’ar­ri­vée des mis­sion­naires de Yule Island, ni un Gua­ra­ni avant celle des Jésuites, n’ont été témoins de la sublime appa­ri­tion qui les eût trans­por­tés d’ex­tase sacrée et conver­tis sans effort à la grâce.

Tout au contraire, les musul­mans, les brah­ma­nistes, les toté­mistes, féti­chistes et autres, loin d’être arra­chés à leurs reli­gions par une simple appa­ri­tion de la Vierge (qui doit lui coû­ter si peu de chose!), ont été confir­més dans leurs croyances natives par des phan­tasmes dif­fé­rents ; car ils ont, eux aus­si, leurs vision­naires, dont les visions sont abso­lu­ment conformes à la tra­di­tion de leur cre­do, et n’y apportent rien de nou­veau. Les der­viches tour­neurs ont les extases de leur reli­gion, comme saint Fran­çois d’As­sise les stig­mates de la sienne. De sorte que, chez les chré­tiens comme chez les non-chré­tiens, ces preuves, ces témoi­gnages de la véri­té de leur foi n’é­clatent qu’aux yeux de ceux chez qui cette foi est déjà implan­tée de façon indé­ra­ci­nable. L’Église, toutes les Églises pré­tendent, que les miracles se pro­duisent pour l’é­di­fi­ca­tion des infi­dèles ; il semble, alors, que Dieu se trompe d’a­dresse en s’ar­ran­geant pour que ce soient tou­jours des fidèles qui en soient témoins. Il devrait, au contraire, les mon­trer à ceux qui en doutent, et non à ceux qui en sont déjà convain­cus. Ce serait le seul, ou du moins le meilleur moyen, de per­sua­der les scep­tiques. Autre­ment, il prêche des conver­tis, il enfonce des portes ouvertes.

Il va de soi qu’i­ci ce n’est plus avec Albert Paraz que je dis­cute, car j’ai débor­dé, en cou­rant sur ma lan­cée, le point à pro­pos duquel il m’a­vait ami­ca­le­ment repris. En effet, son inter­ven­tion était très limi­tée, et j’ai lu depuis un texte de lui attes­tant qu’il n’est point de ceux qui gobent naï­ve­ment toutes les fades cui­sines de l’Église.

II. — La foi soulève des montagnes… d’objections

Ce n’est pas que je sois plus incré­dule qu’un autre. Je ne nie rien d’un esprit sys­té­ma­tique. Je crois sans dif­fi­cul­té, puis­qu’elles sont réa­li­sées, en des choses mer­veilleuses comme la télé­vi­sion, le ciné­ma­to­graphe, la chi­rur­gie du cœur, la rup­ture ato­mique ; je n’op­pose aucun démen­ti, je ne me per­mets aucune raille­rie, lors­qu’on m’as­sure que la télé­pa­thie, la psy­cha­na­lyse, la radies­thé­sie, sont des sciences encore dans l’en­fance que l’a­ve­nir condui­ra à leur matu­ri­té. Je suis per­sua­dé que la terre et le ciel sont rem­plis de secrets pro­di­gieux et de for­mi­dables mys­tères. Il n’est pas vrai que je sois un néga­teur pro­fes­sion­nel. Il n’est pas vrai que je nie obs­ti­né­ment tout ce que je ne puis pas voir, et que je doute même de ce que je vois. Les choses qui me sont démon­trées, soit par le témoi­gnage de mes sens, soit par la rigueur d’un cal­cul, soit même par une démons­tra­tion abs­traite à défaut d’autre attes­ta­tion, sont pour moi des cer­ti­tudes. On a recon­nu de façon indu­bi­table l’exis­tence de cer­tains astres que des déduc­tions mathé­ma­tiques ont per­mis de détec­ter, bien qu’au­cun téles­cope ne per­mette de les aper­ce­voir. Je n’ai jamais vu de glo­bule, d’hor­mone ni de vita­mine, et je crois pour­tant à leur exis­tence ; mais l’exis­tence du para­dis et de l’en­fer, celle des anges et des démons, est aus­si impro­bable, aus­si illu­soire que celle de Cro­que­mi­taine ou du père Noël, et le demeu­re­ra tant qu’elle ne sera affir­mée que par des textes d’é­van­gé­listes et des déci­sions de conciles ; et la des­cente de Dante aux enfers ne me paraît pas plus pro­bante que celle d’Énée, ni le para­dis d’A­li­ghie­ri plus véri­dique que celui de Mil­ton. Je ne suis pas enne­mi de la lit­té­ra­ture, de la poé­sie et du rêve ; je m’en­thou­siasme comme tout autre pour les œuvres d’i­ma­gi­na­tion ; mais je me refuse à confondre le songe et la réa­li­té, et à consi­dé­rer comme exis­tant véri­ta­ble­ment un uni­vers mytho­lo­gique créé par des cer­veaux féconds pour des besoins d’art, de polé­mique ou d’ar­gu­men­ta­tion. Autre­ment, pour­quoi s’ar­rê­ter ? S’il faut ajou­ter foi aux monstres de l’A­po­ca­lypse, il n’y a aucune rai­son pour ne pas ajou­ter foi aux oiseaux par­lants de l’As­cen­sion dans les Ténèbres et aux Houyhnhnms de Gul­li­ver, ain­si qu’à toutes les extra­va­gances, celles, spon­ta­nées, des fables et des reli­gions d’au­tre­fois, et celles, vou­lues et pré­mé­di­tées, de toutes les lit­té­ra­tures. Rêver est une chose ; s’as­ser­vir à ses rêves en est une autre. La science à la recherche de la véri­té, l’art à la recherche de la beau­té, sont par­fai­te­ment auto­ri­sés à uti­li­ser, la pre­mière des sym­boles et des hypo­thèses, le second des allé­go­ries et des mythes, mais don­ner à ces acces­soires une impor­tance pri­mor­diale, cer­ti­fier ce qui n’est que conjec­tu­ral, accré­di­ter ce qui n’est que vue de l’es­prit, c’est tom­ber dans le dog­ma­tisme ou la cré­du­li­té, et c’est retour­ner contre la beau­té et contre la véri­té recher­chées des élé­ments de connais­sance ou d’é­mo­tion qui peuvent, au contraire, y conduire ceux qu’é­claire la rai­son mais que la foi n’a­veugle pas.

Je ne reproche à aucun auteur ses inven­tions, ni d’a­dop­ter le style, les affa­bu­la­tions et la faune spé­ciale du lyrisme et de la légende ; je ne nie aucune anti­ci­pa­tion, je ne méprise aucune har­diesse, aucun défi à l’im­pos­sible appa­rent. Je suis prêt à écou­ter avec sérieux les occul­tistes, pour­vu qu’ils ne soient pas des char­la­tans, et ne se pré­tendent pas en dehors de la science, ni au-des­sus de la raison.

Me sou­ve­nant des alchi­mistes de jadis, je ne suis dis­po­sé à me moquer d’au­cun nova­teur, d’au­cun pré­cur­seur, et je fais fi des confor­mismes et des ortho­doxies. Mais qui a créé les ortho­doxies et les confor­mismes les plus intransigeants ?

Est-ce la science ou est-ce la foi ? J’ai vu, comme tout le monde, sur l’é­cran, Mirin Dayo se faire per­cer les pou­mons, le foie et les intes­tins avec une épée, sans subir le moindre dom­mage cor­po­rel, ce qui n’empêche pas qu’en renou­ve­lant cette expé­rience qui lui avait réus­si plu­sieurs fois, Mirin Dayo s’est don­né la mort.

Je n’ai pas crié à la super­che­rie. Mais j’ai dit — oui ! — qu’il y avait à cela une expli­ca­tion scien­ti­fique, aus­si bien qu’au cas de Thé­rèse Neu­mann et à cer­taines prouesses des fakirs hin­dous et, si tou­te­fois elles sont cor­ro­bo­rées, à cer­taines résur­rec­tions obte­nues par les sor­ciers du Gran Chaco.

Incré­dules, nous ne le sommes que quand il faut l’être. Au VIIIe siècle, le pape Zacha­rie, dans une lettre au pri­mat des Gaules, lui dénon­ça comme dan­ge­reuses au plus haut point les doc­trines du phi­lo­sophe Vir­gile, évêque de Salz­bourg, qui sou­te­nait qu’il y avait un conti­nent de l’autre côté de l’At­lan­tique. Il sup­plia le duc de Bavière (qui s’y refu­sa) de lui livrer Vir­gile, pour que celui-ci rétrac­tât ou expiât ses « erreurs ». Qui donc est incré­dule ? Les hommes de science ou les hommes de foi ? La science a réfu­té moins d’er­reurs sou­te­nues par la foi, que la foi n’a, a prio­ri, nié de véri­tés prou­vées par la science. C’est la foi — qui se dit humble et croyante — qui, en réa­li­té, est néga­trice et orgueilleuse !

La foi, sanc­tion gra­tuite des cer­ti­tudes sans preuve, est, à mon humble avis, une infir­mi­té nui­sible qui a empê­ché l’homme d’ac­cé­der plus rapi­de­ment à la maî­trise de l’u­ni­vers et à la maî­trise de soi, les­quelles ne peuvent être qu’une œuvre, non exclu­si­ve­ment de rai­son, mais de sagesse, celle-ci résul­tant de l’har­mo­nie entre ses diverses facul­tés. On me rétor­que­ra que la foi accom­plit cepen­dant des miracles, et qu’à Lourdes, notam­ment, on lui doit quelques guérisons.

Me prend-on pour un aveugle ou pour un sec­taire, qui nie le jour au nom de sa céci­té, et l’é­vi­dence en ver­tu de sa doc­trine ? Mais en médi­tant sur ces miracles, ou ce qu’on nomme ain­si, j’y ai vu une confir­ma­tion de mon sen­ti­ment sur tout cet aspect du pro­blème. La nature des affec­tions gué­ries à Lourdes (en nombre infime, par rap­port à celui des can­di­da­tures à la san­té) prouve que la foi n’a­git cura­ti­ve­ment que sur des cas peu jus­ti­ciables d’in­ter­ven­tion exté­rieure et sur les­quels l’in­fluence du sys­tème ner­veux et de ce qu’on appelle l’é­tat moral de l’in­té­res­sé est déter­mi­nante. On a vu gué­rir, et jeter leurs béquilles, des gens para­ly­sés, dont le cas, par consé­quent, était d’une extra­or­di­naire gra­vi­té ; mais jamais la prière la plus fer­vente, jamais l’é­ja­cu­la­tion la plus déses­pé­rée, n’ont fait repous­ser d’un mil­li­mètre la pha­lan­gette d’un auri­cu­laire ampu­té. Jamais ! Et d’une telle consta­ta­tion, il ne serait pas pos­sible de déduire une conclu­sion scientifique ?

Quelques gué­ri­sons dues à la foi ne sau­raient contre­ba­lan­cer l’im­mense tort que la foi a cau­sé à l’es­pèce humaine en lui don­nant le goût du mys­ti­cisme et du dog­ma­tisme, en contri­buant à la main­te­nir sous des jougs haïs­sables qu’elle lui fai­sait res­pec­ter. Le gar­dé­nal, la strych­nine, le curare, causent, eux aus­si, des gué­ri­sons ; on les emploie en méde­cine pour soi­gner les malades. Cela n’empêche pas que ce soient des poi­sons vio­lents. Aucune noci­vi­té, aucune mal­fai­sance, chez les êtres ou dans les choses, n’est jamais tout à fait abso­lue ; le mal à cent pour cent n’existe pas, même dans le venin, qui devient par­fois son propre anti­dote, même dans la foi, même dans la guerre ! Il sort tou­jours un peu de bien du mal le plus grand ; et il n’y a pas d’er­reur telle, qu’elle ne contienne une petite part de vérité.

III. -— Ceux qu’elle sauve et ceux qu’elle perd

Je n’i­gnore pas qu’on taxe­ra cette argu­men­ta­tion de super­flui­té, puisque l’Église catho­lique, pru­dente, ne consi­dère pas les miracles de Lourdes comme articles de foi. Cette cir­cons­pec­tion est pure dupli­ci­té. À‑t-on jamais vu, sur les lieux mêmes où se pro­duisent les miracles, les prêtres confir­mer ces réserves sur leur essence providentielle ?

Lais­sons de côté, d’ailleurs, ces réus­sites maté­rielles de la foi, qui la ravalent au rang d’une plante médi­ci­nale ou d’une spé­cia­li­té phar­ma­ceu­tique. L’ex­cel­lence de la foi est gagée, selon ses défen­seurs, sur les ver­tus morales qu’elle engendre ou subli­mise. Cela aus­si est cer­tai­ne­ment sujet à discussion.

Certes, je recon­nais que d’ad­mi­rables dévoue­ments sont éclos par­mi les hommes et les femmes qui avaient la foi, et je m’in­cline devant le rôle huma­ni­taire de cer­taines créa­tures évan­gé­liques. Du reste, cette abné­ga­tion se retrouve par­mi des mis­sion­naires brû­lés par leur amour de Dieu, confon­du en eux avec celui du pro­chain, par­mi des sol­dats qui n’a­vaient d’autre pas­sion que celle de leur patrie, par­mi des socia­listes deve­nus des saints à force de soli­da­ri­té avec le peuple souf­frant. Ce n’est pas obli­ga­toi­re­ment la croyance en Dieu qui sus­cite ces vertus. 

La foi peut s’ac­com­pa­gner par­tout de bien­fai­sance, chez Louise Michel, croyante de l’a­nar­chie, comme chez la petite sœur des Pauvres ou les mis­sion­naires des lépreux ; mais elle peut s’ac­com­pa­gner par­tout de sté­ri­li­té, chez la ves­tale de Rome, comme chez les péni­tentes de l’A­do­ra­tion per­pé­tuelle, comme chez la Vierge du Soleil des cloîtres incas ; et elle peut aus­si s’ac­com­pa­gner par­tout de féro­ci­té, chez Tor­que­ma­da, ser­vi­teur du Christ, comme chez Bela-Kun, ou chez les grands conver­tis­seurs mahométans.

On dira que l’ap­pli­ca­tion de ce mot : la foi, doit être limi­tée au domaine reli­gieux, et que les mili­tants pro­fanes ne peuvent être consi­dé­rés comme des hommes de foi, mais seule­ment comme des fana­tiques lors­qu’ils se livrent à des excès. Je le veux bien ; tou­te­fois, on admet­tra que la démar­ca­tion est mal­ai­sée. Serait-elle pré­cise et indis­cu­table, deux évi­dences n’en écla­te­raient pas moins :

1° La foi n’a jamais empê­ché les hommes de faire le mal, soit en exploi­tant dure­ment leur pro­chain, soit en le per­sé­cu­tant ; et les époques où la foi fut vive ne se signalent pas par plus de dou­ceur que celles où elle fut relâchée.

2° Les non-croyants ont rare­ment récla­mé contre les hommes de foi autant de rigueur que ceux-ci en ont exer­cé contre ceux-là.

Les hommes ont eu foi, au cours de leur his­toire, en de nom­breux mythes qui, à la longue, se sont révé­lés être des erreurs, à mesure que la rai­son des géné­ra­tions mûris­sait ; or, ceux qui appor­taient ces preuves ne les ont jamais imposées par la force, tan­dis que ceux qui défen­daient la foi n’hé­si­taient pas à employer les moyens les plus hor­ribles pour empê­cher qu’il y fût por­té atteinte.

On parle énor­mé­ment des siècles de foi, et l’on cherche à nous faire accroire qu’en ces temps-là le doute n’exis­tait pas, que le peuple était una­nime en sa croyance. Com­ment en juger ? De même que le loya­lisme appa­rent que témoigne une nation à son monarque ou à son dic­ta­teur ne prouve abso­lu­ment rien, si cette nation est cour­bée sous une loi qui consacre la perte de qui­conque ose pro­fé­rer une cri­tique ou avan­cer une contra­dic­tion, de même la reli­gio­si­té sans fis­sure de cer­tains siècles et de cer­tains peuples ne sau­rait démon­trer l’ab­sence d’op­po­si­tion­nels ou de mécréants en leur sein, puisque les plus cruels sup­plices les eussent atten­dus s’ils s’é­taient avoués.

Per­son­nel­le­ment, je ne crois point au mys­tère du pain et du vin, non plus qu’au para­dis de Maho­met. Mais que l’on me menace de m’é­cra­ser les dix doigts dans une porte, ou de me per­cer les tes­ti­cules avec des épingles de nour­rice, je suis prêt, devant la pers­pec­tive d’un péril si effrayant, à confes­ser n’im­porte quelle reli­gion ou idéo­lo­gie, et à abju­rer en paroles les véri­tés les plus lumi­neuses, pour­vu que s’é­loigne de moi la ter­reur de ces atroces tour­ments. Peut-on juger du degré de médi­ta­tion ration­nelle qu’ont pu atteindre indi­vi­duel­le­ment des pen­seurs soli­taires à jamais igno­rés, à jamais incon­nus, au milieu des com­mu­nau­tés à qui les hommes de foi impo­saient leurs chi­mères sous la menace impla­cable dont ils les acca­blaient par sur­croît ? L’homme de foi a tou­jours été assis­té du bour­reau ; le ratio­na­liste, point. La foi, quand elle détient le pou­voir, étouffe et pros­crit la rai­son, tan­dis que la rai­son, quand elle en a la pos­si­bi­li­té, se borne à dis­cu­ter et cri­ti­quer la foi, de sorte que la rai­son tolère l’exer­cice de la foi, et que la foi cen­sure l’exer­cice de la rai­son. Nous ne fai­sons point ici de la science une idole, ni de la rai­son une déesse ; nous leur lais­sons leur sens natu­rel et humain.

Sans nier, donc, que l’hu­ma­ni­té ait pu trou­ver dans la foi, pen­dant une cer­taine période de son évo­lu­tion, une conso­la­tion et un pal­lia­tif à son igno­rance et à ses ter­reurs, sans nier que la foi ait ins­pi­ré pour le bien quelques indi­vi­dus sans doute pré­dis­po­sés natu­rel­le­ment à cette grâce spé­ciale, nous conti­nue­rons à pen­ser que son influence géné­rale n’a pas été rédemp­trice. Qui donc croit encore que Pas­cal eût été moins grand si, au lieu de som­brer dans le mys­ti­cisme qui frap­pa de sté­ri­li­té la meilleure part de son génie, il eût conti­nué des tra­vaux qui peut-être, l’au­raient mené au point de connais­sance où Ein­stein est parvenu ?

Pour demeu­rer un scien­ti­fique, eût-il été moins excellent ?

Enfin, quand bien même la foi ren­drait meilleurs quelques hommes et quelques femmes, où est le pro­fit si, d’autre part, elle rend pires un plus grand nombre d’entre eux ? Or, il n’est pas dou­teux que le fait d’ad­mettre et de vou­loir faire admettre comme devant se pas­ser de preuve une cer­ti­tude quel­conque, pré­dis­pose l’être humain, si faillible, si sujet à l’er­reur, à deve­nir intran­si­geant, into­lé­rant, auto­ri­taire, par­tial et cruel, et, en consé­quence, à être mal­heu­reux et à engen­drer le mal­heur d’au­trui, même s’il se targue ain­si de sau­ver les âmes ou les peuples.

IV. — L’exemple des athées a rendu les croyants moins sectaires

Et main­te­nant, puisque j’ai entre­pris de répondre aux objec­tions qu’a sou­le­vées mon article sur la laï­ci­té, je dois dire ici quelques mots à un cor­res­pon­dant qui m’é­crit du Gabon. Lui croit en Dieu ; lui aus­si, cepen­dant, pra­tique la tolé­rance et la libre dis­cus­sion, et m’au­to­rise, par consé­quent, à pré­ci­ser ma pen­sée sur quelques points qu’il controverse. 

J’a­vais don­né comme un témoi­gnage d’ac­ti­vi­té anti­laïque « les inci­dents qui éclatent dans les régions char­bon­nières, où des mani­fes­tants cassent le maté­riel pour pro­tes­ter contre le pro­jet de laï­ci­sa­tion des écoles natio­na­li­sées ». Contre ce pas­sage de mon article, mon cor­res­pon­dant s’insurge :

« Lorsque l’Église défend ses écoles, lorsque les mineurs se fâchent parce qu’on leur vole l’école confes­sion­nelle, sous le vague pré­texte de natio­na­li­sa­tion, ce n’est pas une attaque, c’est une défense…» II entend « lais­ser l’Église au curé, et lais­ser l’é­cole confes­sion­nelle être une école confes­sion­nelle. Nous sommes en pré­sence d’une manœuvre que les pires bigots n’au­raient pas osée en sens contraire ». 

Cette der­nière affir­ma­tion est exa­gé­rée. Les « pires bigots », et même les moindres, ont par­fai­te­ment osé, et maintes fois, sup­pri­mer d’au­to­ri­té la laï­ci­té des écoles et impo­ser la reli­gion dans l’en­sei­gne­ment. Tout le XIXe siècle en France est rem­pli de cette lutte, et celle-ci conti­nue de nos jours dans le monde entier.

Lais­sons de côté une asser­tion dont l’his­toire atteste la faus­se­té, et voyons le fond du débat. Je tiens à pro­cla­mer d’a­bord toute la réserve que j’en­tends faire sur le sys­tème de « natio­na­li­sa­tion ». Sous le régime que nous connais­sons, la « natio­na­li­sa­tion » est une éta­ti­sa­tion, et lors­qu’il s’a­git d’ô­ter l’é­cole à l’Église pour la don­ner à l’État, de l’ar­ra­cher au mythe divin pour la livrer à l’i­dole-patrie, je ne suis pas mieux dis­po­sé à l’é­gard de l’une ou de l’autre des deux ins­ti­tu­tions qui se la dis­putent, tan­tôt alliées, tan­tôt hostiles.

Je vou­drais l’é­cole véri­ta­ble­ment laïque en marge de tous les sys­tèmes éta­tiques ou reli­gieux ; c’est-à-dire le contraire de ce qui existe. Car ce qui existe, c’est la main­mise des États, des par­tis et des Églises, sur l’é­cole des dif­fé­rents pays du monde, et depuis les temps les plus recu­lés. J’emprunte à un chro­ni­queur local de ma région, M. Fré­dé­ric Nau­din, cette réflexion qui m’a cap­ti­vé par son exac­ti­tude étayée, comme il sied, d’un texte :

« Quel que soient les gou­ver­ne­ments, quels que soient les prin­cipes poli­tiques qui les animent, quelle que soit l’i­déo­lo­gie sociale, phi­lo­so­phique, reli­gieuse, qui les ins­pire, tous et tou­jours se sont effor­cés, par l’é­du­ca­tion, de convaincre les jeunes de l’ex­cel­lence, de la per­fec­tion du régime éta­bli, espé­rant que, deve­nus des hommes, ils en assu­re­ront la sta­bi­li­té, la pérennité.

« Four­croy, direc­teur de l’Ins­truc­tion publique au début du Pre­mier Empire, n’é­cri­vait-il pas en 1805, pour ain­si dire sous la dic­tée de Napo­léon ; « Il n’y aura pas d’État poli­tique fixe, s’il n’y a pas un corps ensei­gnant avec des prin­cipes fixes. Tant qu’on n’ap­pren­dra pas, dès l’en­fance, si l’on doit être répu­bli­cain ou monar­chique, catho­lique ou irré­li­gieux… l’État ne repo­se­ra que sur des bases incer­taines et vagues.»

Les apôtres révo­lu­tion­naires de la Conven­tion étaient du même avis que leur adver­saire Four­croy. Le sou­ci de cou­ler les esprits des enfants dans le moule répu­bli­cain les a ren­dus par­tiaux et auto­ri­taires. Mais le Père Lori­quet et les Jésuites, qui défi­gu­raient l’his­toire pour défi­gu­rer à son tour l’es­prit de ceux à qui ils l’en­sei­gnaient (Napo­léon III lui-même a fini par pros­crire leurs manuels tru­qués), étaient en proie à un sou­ci sem­blable. Donc, enne­mi de la fabri­ca­tion en série d’es­prits confor­mistes à qui l’on inculque en bas âge le civisme éta­tique et la foi reli­gieuse, je suis à la fois adver­saire de l’é­cole d’Église et de l’é­cole d’État. J’ai écrit, et je réitère, que les ins­ti­tuts ortho­doxes, qu’ils soient léni­no-mar­xistes ou qu’ils soient théo­lo­giques, me paraissent être de pré­ten­tieuses bou­tiques où l’es­prit de l’homme reçoit, non des clés, mais des chaînes.

Pour­tant, en France, je connais les ins­ti­tu­teurs et je connais les prêtres. À l’é­cole publique, l’ins­ti­tu­teur cor­rige autant qu’il le peut le carac­tère éta­tique de l’en­sei­gne­ment, tan­dis qu’à l’é­cole confes­sion­nelle le prêtre ren­force autant qu’il le peut le carac­tère reli­gieux du sien. Or, dans tout ceci, ce qui m’im­porte, ce n’est pas le salut du pou­voir, ce n’est pas l’in­té­rêt de la foi, ce n’est pas le droit des parents à don­ner tel ou tel genre d’ins­truc­tion à leur pro­gé­ni­ture ; ce qui m’im­porte, c’est l’es­prit de l’en­fant, son ave­nir à lui, et non celui du régime ou du dogme. 

À l’en­fant, l’a­dulte doit ensei­gner ce qui est cer­tain, démon­tré, évident ; et l’é­cole est le lieu où cet ensei­gne­ment, et cet ensei­gne­ment seul, lui doit être don­né. Tout ce qui n’est pas évident, démon­tré, cer­tain, ne doit être, à l’in­té­rieur de l’é­cole, évo­qué devant l’en­fant qu’au titre d’hy­po­thèse et de pro­po­si­tion ; les argu­ments méta­phy­siques, phi­lo­so­phiques, poli­tiques, n’y doivent être abor­dés que de façon neutre et docu­men­taire ; seules y doivent être affir­mées la rigueur scien­ti­fique, l’exac­ti­tude née du cal­cul, la règle issue du sens com­mun et les lois morales qui sont les mêmes partout.

Que, hors de l’é­cole, il y ait des temples, des pres­by­tères, des lieux de prêche ou de prône, où l’on nie l’é­vi­dence et où l’on affirme le chi­mé­rique ; où l’on pra­tique des céré­mo­nies et des rites, où l’hy­po­thèse est admise sans être véri­fiée et l’im­prou­vé ensei­gné sans contrôle, je ne m’y oppose pas ; mais, pour qu’il n’y ait pas confu­sion dans l’es­prit de l’en­fant, pour arra­cher l’en­fant à la main­mise de l’au­to­ri­té qui le guette et qui veut faire de lui une machine à croire et à obéir, je m’op­pose à la coexis­tence à l’é­cole de l’en­sei­gne­ment du cer­tain et de l’in­cer­tain, des cer­ti­tudes prou­vées et des cer­ti­tudes sans preuves, de la science et de la foi ; et consta­tant que le corps ensei­gnant laïc, s’il ne peut atteindre cet idéal sous la tutelle du pou­voir, du moins s’en rap­proche, et que le corps ensei­gnant confes­sion­nel le com­bat et s’en éloigne, je suis réso­lu­ment, dans la rela­ti­vi­té de toutes choses ici-bas, favo­rable à l’é­cole laïque et adver­saire de l’é­cole confes­sion­nelle. On n’en­lève rien à l’en­fant (qui seul compte à mes yeux) en laï­ci­sant son école, puis­qu’il peut rece­voir ailleurs l’en­sei­gne­ment des reli­gions ; au contraire, on lui donne quelque chose de pré­cieux : la pos­si­bi­li­té du choix futur de ses croyances. Cela n’est pas conforme à l’es­prit dog­ma­tique, je le sais ; mais aus­si quelle sin­gu­lière folie pos­sède donc les adultes pour qu’ils veuillent à toute force que les idées et les actions des enfants d’au­jourd’­hui quand plus tard ceux-ci seront deve­nus des hommes, reflètent les actions et les idées des hommes du pré­sent et du passé ?

Bien sûr, les expul­sions manu mili­ta­ri ne signi­fient rien, ne prouvent rien, ne résolvent rien ; elles sont l’illus­tra­tion de cette laï­ci­té mili­tante et tour­men­tée que la réa­li­té oppose à la laï­ci­té paci­fique et idéale de la théo­rie ; je me suis lon­gue­ment expli­qué là-des­sus dans mon article pré­cé­dent. Je les regrette. Mais qui­conque admet que la laï­ci­té est le modus viven­di le plus rai­son­nable peut conve­nir sans honte que toute oppo­si­tion à ce sta­tut de la tolé­rance est dérai­son­nable et doit fata­le­ment entraî­ner des troubles.

L’é­cra­sante majo­ri­té des péda­gogues modernes en France, dans l’en­sei­gne­ment public, s’in­gé­nie à gar­der la neu­tra­li­té poli­tique et reli­gieuse, si l’on excepte quelques fana­tiques et quelques « davi­dées» ; il y a tou­jours quelques tru­blions en tous les milieux. Croyants ou non, ils sont par­ti­sans de la laï­ci­té à l’é­cole, et ont sou­vent fort à faire à lut­ter contre des asso­cia­tions de parents d’é­lèves ins­pi­rées par les clé­ri­caux, qui vou­draient y faire péné­trer un esprit d’aumônerie.

Ces luttes sont regret­tables, mais qui les cherche les trouve.

Je me ren­contre, bien enten­du, avec mon contra­dic­teur, sur la pro­po­si­tion de « lais­ser l’é­glise au curé ». Je n’ai jamais deman­dé qu’on enle­vât l’au­tel au prêtre.

Je pré­tends seule­ment que celui-ci se limite à ensei­gner la foi, et que celle-ci ne soit jamais mêlée à l’en­sei­gne­ment pro­fane, que celui qui affirme sans preuve ne soit pas le même qui prouve ce qu’il affirme, dans deux domaines que tout le monde s’ac­corde à pro­cla­mer différents.

Puisque la foi et la rai­son se situent dans des domaines dif­fé­rents, il est juste, il est néces­saire, qu’elles soient ensei­gnées par des hommes dif­fé­rents. Le res­pect que j’ai de l’es­prit de l’en­fant me fait réprou­ver leur coexis­tence et leur confu­sion, qui sont par ailleurs un défi à la rai­son et un sacri­lège envers la foi. Leur dis­tinc­tion, leur sépa­ra­tion, leur divorce consti­tuent la condi­tion pre­mière de la for­ma­tion d’es­prits tolé­rants, qui pour­ront du reste aus­si bien se don­ner au catho­li­cisme qu’à l’a­nar­chie, adhé­rer à une thèse maté­ria­liste qu’à une confes­sion théiste.

Caté­chi­sa­tion des consciences enfan­tines, vio­lence ini­tiale ; laï­ci­sa­tion par la force, vio­lence corol­laire ; émeutes anti­laïques, vio­lence sub­sé­quente. Cette cas­cade de vio­lences serait évi­tée par l’ap­pli­ca­tion du sta­tut qui devrait satis­faire cha­cun et qui se résume ain­si : une école obli­ga­toire où l’homme enseigne ce qu’il sait, des temples facul­ta­tifs où il pro­pose ce qu’il croit. La laï­ci­té est la trans­po­si­tion dans la réa­li­té de cette dif­fé­ren­cia­tion des domaines que les croyants éta­blissent entre la rai­son et la foi. J’es­saye, pour ma part, d’être logique en la sug­gé­rant et en la défi­nis­sant ; si ma logique n’est pas abso­lue, si un lec­teur atten­tif comme mon équa­to­rial cor­res­pon­dant y peut déce­ler ça et là quelque contra­dic­tion à reprendre, c’est qu’­hé­las ! l’ab­so­lu, le par­fait, l’om­ni­va­lent, n’existent point, et la laï­ci­té elle-même n’est pas une doc­trine abso­lue, mais un com­pro­mis éclec­tique, équi­table et moyen.

Mon cor­res­pon­dant écrit encore : « Si les reli­gions furent sou­vent sans tolé­rance, les athées furent aus­si fré­né­tiques. Je me sou­viens que, vers 1920, quand j’é­tais à San­cerre (Cher), un chef de loge qui réglait l’a­van­ce­ment de tous les fonc­tion­naires stop­pait celui des pauvres bougres qui allaient à l’église. »

Comme mon cor­res­pon­dant, je dois condam­ner le fana­tisme anti­clé­ri­cal, et l’é­troi­tesse d’es­prit de cer­tains athées.

Je les condamne sans res­tric­tion ni réti­cence. Pour ma part, j’ai d’ex­cel­lents amis croyants dont je pren­drais la défense si un éner­gu­mène les per­sé­cu­tait sous pré­texte d’o­pi­nion reli­gieuse. Tou­te­fois, mon cor­res­pon­dant convien­dra que le fana­tisme des athées n’est jamais allé très loin : il peut avoir com­pro­mis ça et là la car­rière de quelques fonc­tion­naires dévots, mais il n’a pas conduit beau­coup de croyants au bûcher ou sur l’é­cha­faud ; les guerres de reli­gion se sont dis­pu­tées, non entre les athées et les croyants, mais entre croyants seuls ; et les per­sé­cu­tions reli­gieuses, la tyran­nie du dogme et de la foi, ont duré des siècles et des siècles.

Aus­si, lorsque mon cor­res­pon­dant du Gabon écrit : « Ce qui est sérieux, c’est l’es­prit chré­tien, la bien­veillance, la tolé­rance, l’a­mour du pro­chain », il me fait pen­ser à Can­dide qui convoi­tait la vie har­mo­nieuse et benoîte des cloîtres, et appre­nait d’un moine que ceux-ci étaient le repaire de la haine, de la dis­corde et de l’envie.

L’es­prit chré­tien, tolé­rant ? Allons donc ! Il l’est deve­nu, peut-être. On ren­contre aujourd’­hui, je l’ad­mets, des chré­tiens tolé­rants qui vous accordent qu’on a le droit d’être athée. Savez-vous pour­quoi ? Parce qu’à force de luttes, et au prix de durs sacri­fices, les athées ont payé très cher ce droit que les chré­tiens leur consentent enfin, et que beau­coup d’entre eux — voyez l’Es­pagne ! — leur reti­re­raient s’ils le pou­vaient. Pen­dant plus de 1.500 ans, les chré­tiens ont impo­sé leur foi et leur dogme, et fait mou­rir les athées dans les sup­plices. Les athées sont par­ve­nus à conqué­rir leur droit d’exis­tence et d’ex­pres­sion par leur per­sé­vé­rance et leur digni­té, sans faire périr un seul chré­tien ; et si, de nos jours, les chré­tiens sont deve­nus un peu plus tolé­rants, ce sont les athées qui les y ont ren­dus par leur exemple !

Cette remarque est déter­mi­nante à mes yeux et ren­force mon plai­doyer en faveur de l’é­cole laïque.

Quand l’é­cole est laïque, l’en­sei­gne­ment de la reli­gion n’est nul­le­ment com­pro­mis ni entra­vé à l’ex­té­rieur de l’é­cole, pour­vu qu’il lui demeure exté­rieur (d’où l’i­na­ni­té des criaille­ries des cas­seurs de maté­riel, qui « se défendent » contre la laï­ci­sa­tion à la manière de ceux qui se révol­taient contre les métiers à tis­ser et péti­tion­naient contre les che­mins de fer); tan­dis que l’Église, lors­qu’elle dis­po­sait de l’é­cole, n’a jamais offert un apai­se­ment sem­blable à ceux qui auraient vou­lu réfu­ter son ensei­gne­ment. Tolé­rante seule­ment quand elle a besoin d’être tolé­rée, l’Église est impla­cable lors­qu’elle détient le pou­voir. La tolé­rance est pour les dog­ma­tiques et pour les reli­gieux une notion nou­velle que les laïcs leur ont apprise.

Il est enfin un point sur lequel je ne dis­pu­te­rai pas lon­gue­ment avec mon lec­teur du conti­nent noir ; il pense que l’exis­tence de Dieu est hors de doute, parce que New­ton et Pas­teur y ont cru.

Ces auto­ri­tés lui suf­fisent. Du moment que ces savants ont été déistes, la ques­tion, pour lui, est tran­chée. Pour­tant, New­ton et Pas­teur, s’ils ont fait pro­gres­ser consi­dé­ra­ble­ment la science, se sont trom­pés quel­que­fois et ne par­ve­naient à la connais­sance qu’au prix d’é­checs préa­lables et d’er­reurs suc­ces­sives ; donc, ils étaient faillibles ; et, pou­vant se trom­per, qui donc affir­me­rait qu’ils ne le pou­vaient point sur le pro­blème de Dieu ?

Pytha­gore et Archi­mède croyaient sans doute à Jupi­ter, Des­cartes a cru aux « tour­billons» ; Ambroise Paré, qui fut le Laën­nec ou le Pas­teur de son temps, a cru à des chi­mères que son époque pre­nait pour des réa­li­tés et qui n’é­taient que des super­sti­tions ; des esprits très éclai­rés, très pré­cieux pour l’hu­ma­ni­té, ont cru aux sala­mandres et aux licornes. En revanche, Éli­sée Reclus était athée. Peu nous importe, d’ailleurs. Pas­teur et New­ton ont prou­vé les affir­ma­tions qu’ils sou­te­naient en matière scien­ti­fique, mais jamais ils n’ont prou­vé que Dieu exis­tât ; et la seule convic­tion du plus grand homme de la terre ne sau­rait empor­ter la mienne, sans le test et sans le cri­tère d’une preuve. 

V. — Si beaucoup de science ramenait à Dieu

Ayant cru néces­saire, pour répondre à quelques-unes des obser­va­tions de mon loin­tain cor­res­pon­dant, d’in­tro­duire une digres­sion dans une argu­men­ta­tion peut-être contro­ver­sable, mais jusque-là rec­ti­ligne, je me suis éloi­gné, presque au point de les perdre de vue, des sujets de contra­dic­tion que j’exa­mi­nais primitivement.

Repre­nons donc le fil de notre entre­tien initial.

La valeur de la foi, dira-t-on, ne réside pas davan­tage dans son effi­ca­ci­té morale que dans son effi­ca­ci­té physique.

Elle réside en elle-même ; et la foi, n’é­tant pas née d’un témoi­gnage, n’a pas non plus à en faire naître.

Encore que la foi cherche tou­jours à se pro­cu­rer des témoi­gnages sur les­quels elle s’ap­puie, puis­qu’elle en pro­duit d’in­con­trô­lables et d’am­bi­gus, tels que la pas­sion du Christ et les appa­ri­tions de la Vierge, nous affec­te­rons d’en­trer dans cette pieuse dis­si­mu­la­tion méta­phy­sique et nous exa­mi­ne­rons la foi en elle-même, déli­ca­te­ment, avec pudeur, car nous n’en­ten­dons pas vio­ler bru­ta­le­ment le sanc­tuaire sacré dont elle se pré­tend gardienne.

Pour­quoi la foi se dérobe-t-elle à toute inves­ti­ga­tion scien­ti­fique, et émet-elle, seule entre tous les phé­no­mènes, la pré­ten­tion d’y échap­per ? Adop­ter — ce qui est le propre de la foi — la croyance en une affir­ma­tion que l’on regarde comme hors de dis­cus­sion, c’est recon­naître impli­ci­te­ment que la dis­cus­sion ris­que­rait de l’in­fir­mer, et que, dès le départ, toutes les réa­li­tés sont contre elles ; refu­ser l’é­preuve du rai­son­ne­ment, c’est une atti­tude, non de sûre­té de soi, non de convic­tion, mais de doute et de malaise. Que dirait-on d’un homme contre qui toutes les pré­somp­tions de culpa­bi­li­té seraient réunies, et qui, pour toute défense, deman­de­rait, exi­ge­rait, que tout le monde ait foi en son inno­cence, se refu­sant à toute enquête, à toute exper­tise, à toute véri­fi­ca­tion ? Il sub­sis­te­rait, bien sûr, une minime chance pour qu’il fût inno­cent ; mais une telle atti­tude de sa part per­sua­de­rait cha­cun qu’il est cou­pable, et il y aurait en effet les plus grandes pro­ba­bi­li­tés qu’il le fût. 

Que la foi puisse coha­bi­ter avec la facul­té du rai­son­ne­ment, cela est cer­tain ; des hommes doués à la fois de l’une et l’autre sont légion ; Pas­cal rai­son­nait très bien ; mais sou­te­nir que la rai­son doit ces­ser de s’exer­cer dans un domaine sacré réser­vé à la foi consti­tue, à notre avis, une abdi­ca­tion de l’es­prit, en même temps qu’une pré­cau­tion sus­pecte contre le doute et, peut-être, contre la vérité.

Exa­mi­nons plus loin. Que des incroyants notoires se soient ral­liés à la foi pour avoir médi­té, cela n’est pas dou­teux, et qu’ils l’aient fait en toute humi­li­té, j’en suis convain­cu ; mais pour­quoi vou­loir à toute force que, lors­qu’un croyant renonce à la foi pour avoir réflé­chi, il ait été pous­sé par le démon de la rébel­lion et de l’or­gueil ? Certes, nous connais­sons nos fai­blesses, nos lacunes, nos insuf­fi­sances, et nous nous défions de l’im­per­fec­tion de nos sens et de notre nature ; mais pour­quoi cette imper­fec­tion ne ris­que­rait-elle pas tout autant de nous abu­ser dans une incli­na­tion que dans l’autre, et pour­quoi joue­rait-elle imman­qua­ble­ment en faveur de notre ten­dance à croire et contre notre ten­dance à dou­ter ? Si nos doutes ins­pi­rés par la rai­son pro­cèdent de notre imper­fec­tion, pour­quoi nos croyances ins­pi­rées par la foi n’en pro­cé­de­raient-elles pas, et quel pos­tu­lat nous per­met d’af­fir­mer que celle-ci est pro­vi­den­tielle et ceux-là démo­niaques, et que ceux-là viennent de l’or­gueil et celle-ci de l’humilité ?

Le doute n’est pas le fils du péché d’or­gueil. Plus humble que la foi qui pré­tend tout savoir sans rien com­prendre, le doute s’ef­force hum­ble­ment de com­prendre et confesse volon­tiers ne pas savoir. Il ne se targue point de lire avant d’a­voir appris à épe­ler, ni de faire tenir en un mot de quatre lettres l’in­son­dable mys­tère de l’o­ri­gine uni­ver­selle. Mais du moins ne se mêle-t-il pas de nier a prio­ri.

Il ne remet en ques­tion que les pro­blèmes qui le méritent. Le ratio­na­liste ne doute pas d’a­voir un cer­veau, sous pré­texte qu’il ne le voit point, ni que la ville de Pékin existe, sous pré­texte qu’il n’y est point allé. Il admet­trait Dieu si celui-ci lui était prouvé.

Pour­quoi non ? Je ne suis, je le répète, ni un incré­dule sys­té­ma­tique, ni un néga­teur pro­fes­sion­nel. Il n’y a point très long­temps, l’exis­tence de l’a­tome appar­te­nait au domaine de la pure hypo­thèse ; elle avait, depuis l’an­ti­qui­té, ses par­ti­sans, et ses détrac­teurs ; Démo­crite, Épi­cure, Lucrèce, l’ont affir­mée, mais jamais aucune preuve n’en avait été four­nie jus­qu’au second quart du XXe siècle. Et l’on n’a jamais brû­lé per­sonne sur le bûcher pour le crime d’en avoir dou­té. Elle est deve­nue sou­dain indis­cu­table. Voi­ci quelques années, des savants sont par­ve­nus à rompre l’a­tome et à en bri­ser la struc­ture ; enfin, en 1949, au labo­ra­toire Kai­ser Wil­heim à Ber­lin, un micro­scope élec­tro­nique d’une puis­sance encore inéga­lée a per­mis de pho­to­gra­phier l’a­tome et d’en fil­mer les mou­ve­ments, assez sem­blables à tous les mou­ve­ments de gra­vi­ta­tion déjà consta­tés dans l’u­ni­vers à l’é­chelle astro­no­mique. Ce suc­cès a eu pour résul­tat de véri­fier l’exac­ti­tude de quelques-unes des conjec­tures récentes sur ce sujet, mais condamne à jamais les erreurs qui, pen­dant long­temps, ont été répan­dues sur l’a­tome, à com­men­cer par celle qui consis­tait à nier son exis­tence1Quand j’ai écrit ces lignes, je n’a­vais pas encore pris connais­sance de ce qu’é­crit M. Maxime Vincent dans La Farce Ato­mique (édi­tions Fisch­ba­cher), dont un extrait a paru dans Sciences pour tous (n° 37, février 1950). M. Maxime Vincent nie la bombe ato­mique, la dés­in­té­gra­tion nucléaire, l’hy­po­thèse élec­tro­nique, les théo­ries de New­ton et d’Ein­stein. Très igno­rant, je n’ai pas qua­li­té pour dépar­ta­ger les ato­mistes et leur contra­dic­teur. J’ai pris ici l’exemple de l’a­tome parce qu’en mon peu de savoir j’ai cru naï­ve­ment qu’il était incon­tes­té ; autre­ment, j’au­rais choi­si un exemple dif­fé­rent. Je prie donc mes lec­teurs de bien vou­loir s’at­ta­cher uni­que­ment au côté démons­tra­tif de mon argu­men­ta­tion. Si M. Maxime Vincent a tort, rien n’est à modi­fier à celle-ci ; s’il a rai­son, il ne serait pas dif­fi­cile de l’illus­trer à l’aide d’une évi­dence scien­ti­fique qui soit suf­fi­sam­ment éta­blie pour que per­sonne ne la nie plus. — P.-V.B..

Il n’est pas prou­vé que, demain, d’autres inves­ti­ga­tions ne démon­tre­ront pas l’exis­tence de Dieu, c’est-à-dire d’un macro­cosme suprême, voire infi­ni, qui soit l’u­ni­vers à Lui seul, qui rem­plisse la tota­li­té de l’é­ther et des espaces, et si pro­di­gieu­se­ment déme­su­ré, avec son plas­ma de nébu­leuses, ses élec­trons qui seraient des astres, et sa radio­ac­ti­vi­té à l’é­chelle des fir­ma­ments, que rien n’en sau­rait jau­ger les pro­por­tions, et que nul n’en sau­rait conce­voir l’énormité.

Je me garde bien d’a­van­cer ici une théo­rie scien­ti­fique que je ne suis nul­le­ment qua­li­fié pour écha­fau­der et faire valoir, en mon igno­rance pro­fonde de ce domaine peu explo­ré. Je ne me fais pas davan­tage l’a­pôtre d’un néo-pan­théisme. Ce que je veux sou­li­gner, c’est que, si pareille exis­tence de l’Être unique et total était démon­trée, je m’y rallierais.

Les hommes n’en savent pas plus sur l’exis­tence de Dieu, de nos jours, qu’ils n’en savaient sur celle de l’a­tome il y a vingt ans. Il est donc nor­mal que les uns l’af­firment, et que d’autres la nient. Mais ce qui n’est pas nor­mal, c’est qu’on ait fait mou­rir des gens pour l’a­voir contes­tée ; l’a­nor­mal, c’est, d’une part, que ceux qui l’af­firment le fassent en ver­tu d’une foi aveugle que nombre d’entre eux vou­draient impo­ser aux autres, et d’autre part que ces affir­ma­teurs ne soient pas dis­po­sés à se ral­lier à la preuve éven­tuelle de Son inexis­tence, le jour où celle-ci devien­drait certaine.

Pour moi, je ne suis pas si sec­taire. Je m’in­cline volon­tiers devant l’évidence.

Dans la mesure où elle a don­né rai­son à Lucrèce, la science a don­né tort à M. de Poli­gnac, arche­vêque d’Auch. Que, demain, la science vienne à don­ner tort à Sébas­tien Faure dans la mesure où elle don­ne­rait rai­son à Cha­teau­briand, ne croyez pas que, par par­ti pris, je per­sis­te­rai à me ran­ger aux opi­nions de notre regret­té cama­rade contre celles d’un écri­vain que j’ad­mire d’ailleurs beaucoup.

J’ad­mets que l’on prenne au sérieux les chances de l’hy­po­thèse Dieu, et je conteste seule­ment la valeur de cer­ti­tude que lui accorde la foi, aus­si long­temps que la rai­son ne lui concé­de­ra qu’une valeur de possibilité.

Que, demain, cette pos­si­bi­li­té devienne vrai­ment une cer­ti­tude, que la pro­fon­deur accrue des inves­ti­ga­tions humaines per­mette de véri­fier le bien fon­dé de l’hy­po­thèse Dieu, comme s’est véri­fié celui de l’hy­po­thèse Atome, qu’est-ce que cela prou­ve­ra, en somme ? Tout sim­ple­ment la per­ti­nence de l’axiome qui pro­fesse qu’ « un peu de science éloigne de Dieu et que beau­coup de science ramène à Lui ». Je n’op­pose pas un esprit bor­né, ni un entê­te­ment à toute épreuve, aux conjec­tures, aux tâton­ne­ments, aux essais mal­adroits de l’i­gno­rance inquiète qui fuit les mirages, sonde les ténèbres et cherche la lumière.

Je ne nour­ris aucune haine invé­té­rée contre l’hy­po­thèse Dieu ; je dénie à la foi le droit de la conver­tir en une affir­ma­tion, mais je dénie à la rai­son celui de la reje­ter a prio­ri et de n’en tenir aucun compte en l’ab­sence de toute conclu­sion satis­fai­sante et défi­ni­tive. Je me ral­lie­rais donc demain à Dieu, comme je me ral­lie à l’a­tome, dans l’é­ven­tua­li­té d’un témoi­gnage probant.

Aux hommes de foi, il appar­tien­dra alors de ne pas triom­pher outre mesure, et de se mon­trer rai­son­nables. L’a­tome devi­né par les Anciens est tout autre qu’ils ne le sup­po­saient ; bien que l’homme ait ima­gi­né Dieu de mille et une façons, le Dieu que lui prou­ve­ront peut-être les super-cer­veaux élec­tro­niques de demain serait pro­ba­ble­ment très dif­fé­rent de Celui qu’il a rêvé ; aus­si dif­fé­rent que l’a­tome de Joliot-Curie l’est de l’a­tome de Démocrite.

Il fau­dra pour­tant, nom d’une pipe ! l’ad­mettre tel qu’il est, et faire un effort — que l’on ait été croyant ou athée — pour révi­ser l’i­dée qu’on s’é­tait faite de Lui. Si l’on découvre du même coup qu’il n’a pu s’in­car­ner en aucun mes­sie et que les cler­gés ont usur­pé la mis­sion qu’ils disaient tenir de Lui, cha­cun en devra prendre son par­ti sans réserve ni résistance.

Et s’il ne nous plaît pas ain­si, je n’en sup­plie pas moins les savants de l’a­ve­nir de L’é­par­gner et de ne pas édi­fier un super-Cyclo­tron géant qui joue à la pétanque avec les pla­nètes pour dés­in­té­grer l’u­ni­vers et faire voler Dieu en éclats.

Pierre-Valen­tin Berthier

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    Quand j’ai écrit ces lignes, je n’a­vais pas encore pris connais­sance de ce qu’é­crit M. Maxime Vincent dans La Farce Ato­mique (édi­tions Fisch­ba­cher), dont un extrait a paru dans Sciences pour tous (n° 37, février 1950). M. Maxime Vincent nie la bombe ato­mique, la dés­in­té­gra­tion nucléaire, l’hy­po­thèse élec­tro­nique, les théo­ries de New­ton et d’Ein­stein. Très igno­rant, je n’ai pas qua­li­té pour dépar­ta­ger les ato­mistes et leur contra­dic­teur. J’ai pris ici l’exemple de l’a­tome parce qu’en mon peu de savoir j’ai cru naï­ve­ment qu’il était incon­tes­té ; autre­ment, j’au­rais choi­si un exemple dif­fé­rent. Je prie donc mes lec­teurs de bien vou­loir s’at­ta­cher uni­que­ment au côté démons­tra­tif de mon argu­men­ta­tion. Si M. Maxime Vincent a tort, rien n’est à modi­fier à celle-ci ; s’il a rai­son, il ne serait pas dif­fi­cile de l’illus­trer à l’aide d’une évi­dence scien­ti­fique qui soit suf­fi­sam­ment éta­blie pour que per­sonne ne la nie plus. — P.-V.B.

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