C’est une grave question que la question de l’Extrême-Orient, en ce siècle qui semble bien devoir être celui du réveil de l’Asie. Il peut paraître bien téméraire, celui qui en ose discuter avec de simples données livresques et journalistiques, sans avoir jamais navigué au delà de la Méditerranée ; et cependant, à qui se fier pour s’en faire une idée exacte ? Les voyageurs qui reviennent de là-bas ne vous apportent que des renseignements confus, fragmentaires et contradictoires ; ils en savent un peu plus que vous sur le prix de l’absinthe à Saigon, mais un peu moins sur les Moïs et sur l’équipement du port de Shanghaï que vous n’en apprendrez par la Géographie de Vidal de Lablache.
Il y a également ceux qui ont une opinion toute faite, d’après leur parti ou leurs préjugés ; gens qui, hier, ignoraient jusqu’à l’existence de la Corée, et qui, du jour au lendemain, ont possédé toutes sortes de lumières sur le 38e parallèle et la valeur stratégique du Naktong.
Quant aux diplomates, ce sont gens qu’on s’attendrait à trouver avertis et éclairés. Or, rien de ce qu’ils ont prédit, touchant l’évolution des affaires d’Asie, ne s’est confirmé ; ils ont, en outre, manœuvré de la façon la plus lamentable, à telle enseigne que, depuis une bonne vingtaine d’années, une foule de questions qui eussent pu se résoudre sans effusion de sang ont, en fait, provoqué, dans cette région du globe, guerre sur guerre et sédition sur sédition transformant le pourtour du Pacifique en une nouvelle « ceinture de feu », qui n’est plus celle des volcans, mais celle des canons.
Une telle faillite du jugement chez les gens les plus inexcusables de s’être trompés autorise un profane à exprimer à son tour, très simplement, comment il voit les choses ; et s’il se trompe, lui aussi, avec en cela beaucoup d’excuses qu’ils ne sauraient, eux, alléguer, l’erreur commune à tant d’autorités lui créera un précédent très honorable.
L’ère des illusions
Pendant de longues années, les affaires de Chine ont été tellement embrouillées que personne, ou presque, n’y comprenait rien. C’était un puzzle d’une complication extrême.
Les Japonais, les Européens, les communistes, le Kuo Min Tang, et d’innombrables armées autonomes, les unes de mercenaires, les autres de partisans, d’autres enfin de coupe-jarrets et de pirates réunis en grandes compagnies, dessinaient un imbroglio qui constituait un authentique casse-tête chinois.
D’inextricable qu’elle était, la situation est devenue soudain parfaitement claire. Il n’y a plus ni Japonais, ni Européens ; le Kuo Min Tang est exclu de la partie continentale du pays, unifiée par la victoire des communistes.
Puisque la situation est enfin devenue compréhensible, le moment est arrivé d’essayer de la comprendre.
Après des lustres d’illusions et d’absurdités diplomatiques, les Américains ont suspendu l’aide en dollars qu’ils accordaient à Tchang Kaï Chek bien avant que celui-ci ait battu en retraite au sud du Yang Tsé Kiang. Cette aide était devenue inefficace, car elle ne profitait qu’à quelques généraux prévaricateurs et à des marchands de canons affairistes. Elle a même fini par profiter à Mao Tsé Toung qui, à mesure que ses armées avançaient, raflait le matériel américain de l’ennemi pour parachever sa victoire et la débâcle de ce dernier.
Mao Tsé Toung apportait à la Chine quelque chose de beaucoup plus intéressant que ce que lui apportaient les Américains. Tandis que ceux-ci arrosaient le pays de dollars qui entraient dans la poche des riches et n’en ressortaient plus, Mao Tsé Toung confisquait les terres des seigneurs et les distribuait aux pauvres ; il partageait aux Chinois la terre de leur pays, cette terre où ils mouraient de faim et qui allait enfin, peut-être les nourrir.
La révolution était animée par un principe irrésistible ; le soldat du Kuo Min Tang, toujours en retard pour toucher son bol de riz, ne pouvait continuer longtemps à se battre pour des gens qui ne le payaient pas et qui soutenaient les féodaux, contre d’autres qui lui offraient une parcelle du sol natal afin de donner à manger à sa famille.
En Chine, selon Jacques Deglane (Ce Soir, 24 octobre 1948), huit pour cent de propriétaires fonciers possédaient 70 à 80 pour cent des terres. Les détenteurs du sol stockaient le riz pour en spéculer, sans le moindre égard pour les millions d’êtres que la famine fauchait chaque année. Le petit paysan devait cultiver, outre son bien, celui des riches. C’était le régime du servage. Les usuriers ne connaissaient aucune limite à leur avidité. L’exploitation de l’homme par l’homme se conjuguait avec un arbitraire économique sans frein.
Des hommes d’affaires aussi avisés que les Américains auraient dû penser que, dans une Chine démocratique, ils eussent placé plus fructueusement leurs capitaux que dans ce gouffre de gaspillage, de vénalité et de concussion. Tout au contraire, ils ont épaulé et défendu l’ancien régime et laissé à leurs concurrents l’arme redoutable de la réforme agraire. Ils ont mal joué, et leur aveuglement les a perdus.
Pour tardivement qu’ils aient vu clair, la vérité ne leur est pas moins apparue le jour où elle est devenue évidente ; et il est probable que s’ils n’ont pas réagi plus vigoureusement devant la marée du communisme chinois, c’est qu’ils ne désespéraient pas de composer avec le nouveau régime.
Clairvoyance tardive ou nouvelle illusion ? Si les États-Unis possédaient une diplomatie à la hauteur de leur formidable puissance, ils seraient déjà fixés sur ce point.
Mais si, dans tous les conflits où ils interviennent, le poids de leurs armes est décisif, par contre ils ont toujours manqué de diplomates.
Au travers de l’opinion de différentes personnalités américaines, il semble que les sphères gouvernementales des États-Unis soient convaincues que la Chine ne tombera jamais sous la dépendance de la Russie. Il est difficile à la Roumanie, à la Bulgarie, à la Pologne de se défendre de 1’«attraction » et de l’emprise soviétiques, en raison de leur faiblesse et de leur proximité avec l’U.R.S.S. dont elles sont toutes limitrophes. Déjà plus éloignée et plus forte, la Yougoslavie s’en est détachée, bien que son régime soit un genre de communisme marxiste.
II n’est pas invraisemblable de supposer que la Chine, près de deux fois et demie plus peuplée que la Russie, et située à une grande distance des centres russes européens, ne constituera jamais un véritable satellite de cette puissance. Un satellite plus gros que l’astre qu’il accompagne, cela n’existe pas en astronomie. On objectera qu’elle pourrait devenir une sorte d’Hindoustan d’un Commonwealth soviétique, mais l’artifice de colonisation susceptible d’aboutir à ce résultat est encore à mettre au point.
Quoi qu’il en soit, voici la situation chinoise tout à fait éclaircie ; unifiée au point de vue militaire et politique, la Chine tend à se démocratiser au point de vue social.
Solution très populaire, Mao Tsé Toung distribue la terre aux paysans. Que vaut ce système ? À première vue, il peut être révolutionnaire dans la mesure où chaque famille vivra de son lot prolétarien, comme il peut être bourgeois dans la mesure où il subsistera une classe de non possédants obligés de louer leurs bras aux nouveaux fermiers, ainsi que cela s’est passé après les révolutions européennes, et ainsi que cela risquerait fort de se produire dans un pays fort vaste, certes, mais si peuplé qu’il n’y aura pas des champs pour tout le monde. En tout cas, il est plus que probable que le système aristocratique et seigneurial est mort.
Or, cette situation suscitera une nouvelle évolution, sinon des complications nouvelles. La Chine va se moderniser. Elle achètera des machines agricoles (à la Russie ? à l’Amérique ? à l’Europe ? – un proche avenir nous le dira) et elle en construira elle-même. Le régime de petite propriété ne se prêtera pas plus à cette mécanisation dans les immenses étendues du Ho Nan et du Chan Si qu’il ne s’y prêterait dans celles de l’Ukraine soviétique et du Corn Belt américain.
Il faudra adopter un régime, non de grande propriété (le paysan n’en voudra plus), mais de grande exploitation ; on collectivisera la terre ; et comme il est à supposer-qu’on ne copiera pas sur les fermes du Middle West, il est raisonnable de présumer qu’on prendra plus ou moins modèle sur les kholkoses.
C’est alors qu’il sera possible de juger si la Chine évoluera dans un sens autoritaire ou libertaire, vers un nouveau servage ou vers son émancipation ; si sa révolution sera achevée ou partielle.
Sera-ce une Chine que les visiteurs pourront parcourir librement, ou une Chine fermée au reste du genre humain ?
Sera-ce une Chine qui choisira à la fois la justice sociale et la liberté individuelle ? Sera-ce une Chine avec, ou sans camps de concentration ? Voilà résumé un point important et encore obscur de la question.
Rapprochement ou éloignement ?
Dans l’ignorance relative où nous sommes du problème chinois, il est capital d’insister sur le fait que, pour constituer un progrès, la réforme agraire, qui distribue le sol aux paysans, ne doit pas tendre au morcellement des terres, mais à leur regroupement ; non seulement à cause du prochain avènement de la machine, mais aussi parce que ce morcellement est déjà, en Chine, un danger et un grave inconvénient..
On lira avec profit, dans l’Histoire de la Chine, de René Grousset (Fayard, édit), d’excellentes considérations qu’il serait trop long d’exposer ici, mais qui paraissent convaincantes à cet égard.
Aussi est-ce inévitablement vers une collectivisation que la réforme tendra ; et elle ne sera efficace que si de vastes travaux matériels en viennent, faciliter l’accomplissement.
Tout le réseau routier est à faire. René Grousset signale que la carte routière de la Chine n’a presque pas changé depuis la dynastie des Song, qui régna du Xe au XIIIe siècle. Les canaux sont à creuser, le téléphone à poser, tout le pays à électrifier. Les grandes plaines exagérément dénudées, usées par l’érosion, réclament un reboisement systématique, « la réconciliation, a‑t-on dit, du Chinois avec l’arbre ». Il faudra endiguer les fleuves énormes, aux redoutables crues, et construire des ports nouveaux. Œuvre de longue haleine qui exigera une foi patiente, et l’abandon du traditionalisme excessif de la population ; et ici, nous touchons aux réformes culturelles et intellectuelles, aussi nécessaires que les autres.
Pour supprimer l’analphabétisme et ravir aux privilégiés le monopole de l’instruction, la Chine nouvelle devrait simplifier son alphabet, le rendre accessible, intelligible, rapidement déchiffrable ; sa structure sociale moderne ne saurait s’accommoder d’une écriture qui réclame des années d’enseignement pour l’apprendre.
Elle devra restreindre ses naissances, dont le nombre invraisemblable constitue plus qu’un danger futur pour l’humanité tout entière, un péril immédiat pour elle-même. Le recensement le plus récent atteste une population de 463 millions 493.000 habitants, soit 130 millions de plus qu’il y a cinquante ans. Même collectivisée, la terre ; même mécanisée, l’agriculture, seront impuissantes à nourrir six cents millions de Chinois en l’an 2.000.
Ces préoccupations, qui vont être celles de l’élite et du peuple chinois, prouvent que le temps n’est plus où la Chine apparaissait comme un empire légendaire, à la fois apocalyptique et mystérieux. Les romans de Pearl Buck, cette Américaine qui, toute petite, s’est trouvée mêlée aux Chinois, nous ont montré qu’il n’y avait pas d’énigme insoluble tapie dans l’âme du sphinx jaune. Par ses remous sociaux si semblables aux nôtres, la Chine s’est rapprochée de l’Europe, elle s’est intégrée au monde ; elle n’est plus cet univers « extra-terrestre, presque lunaire », que définissait lyriquemcnt Victor Hugo dans sa lettre sur le pillage du Palais d’Été.
Et cependant, en se rapprochant de l’Europe, la Chine semble à certains égards, s’en être éloignée, comme si un abîme s’était creusé, comme si une rupture s’était faite entre les deux continents.
Pourquoi ? C’est qu’à beaucoup le réveil de cette gigantesque masse paraît inquiétant. Il reste beaucoup d’inconnu dans la révolution chinoise.
D’ores et déjà, nous devons dire que si cette révolution appelle des réserves, nous les ferons ; si elle commet des erreurs, nous les dénoncerons ; si elle avorte en dictature bureaucratique, planificatrice et sectaire, nous condamnerons la dictature.
II est trop tôt encore pour préjuger si, après avoir désarmé le Kuo Min Tang, la révolution chinoise armera à son tour, ou, au contraire, désarmera ; il est bien certain que nous n’emboucherons pas la trompette guerrière pour célébrer les hauts faits de ses légions. Mais puisqu’elle est un accomplissement, nous ne pouvons l’ignorer.
La considérant avec notre tempérament pro-individualiste et sous l’angle de nos aspirations libertaires, nous ne pourrons nous épargner de nous y intéresser et de rechercher impartialement dans ses origines, son déroulement et ses résultats, nos raisons d’espoir ou d’appréhension, et nos motifs de suspicion ou de sympathie.
La grande peur de la race blanche
Si nous écartons les jugements enthousiastes de ceux qui la louent d’instinct ou de parti pris, et les jugements hostiles de ceux qui la condamnent par principe ou par intérêt, nous découvrons, en général, dans l’esprit des Européens, un sentiment de malaise et de crainte à l’égard de la révolution chinoise.
Cette crainte revêt pour les uns l’aspect du péril rouge, pour les autres celui du péril jaune.
Le péril jaune est la menace que, selon certains, l’Asie, en s’adaptant aux méthodes de la vie moderne, ferait peser sur l’Europe et, dans un sens plus étendu, sur toute la race blanche. Évidemment, une masse de près de cinq cents millions d’individus paraît considérablement imposante au reste de l’humanité, et l’on en conclut volontiers que si une volonté d’hégémonie et d’impérialisme animait un jour un pareil colosse, il ne serait pas facile d’endiguer son déferlement.
On reconnaîtra toutefois que cette énormité n’est menaçante que si un sentiment de ce genre la met en marche. On a vu de très petits peuples subsister sans trop de mal dans l’ombre de voisins gigantesques, et les races peu nombreuses n’ont pas été absorbées obligatoirement par celles qui l’étaient davantage.
Les Français, les Anglais, les Espagnols, les Allemands, les Turcs, n’ont pas eu besoin de rassembler cinq cents millions d’hommes pour conquérir d’immenses espaces et annexer de grandes populations ; tandis que, jusqu’à nos jours, les Hindous, les Chinois, les Russes, malgré leur nombre, ne débordaient qu’incidemment leurs frontières..
Ce n’est donc pas le nombre qui est redoutable, mais l’esprit. Certes, l’impérialisme sera d’autant plus menaçant, si, par surcroît, il anime un nombre important d’individus. Or, il faut bien convenir que si, un jour, les Chinois deviennent impérialistes, ils auront emprunté aux Européens cette volonté d’hégémonie et ne feront que leur en retourner les inconvénients. En Chine, ce sont les Européens qui ont commencé.
Nous souhaitons, bien entendu, que les Chinois n’abusent pas de leur énorme force le jour où ils en auront pris conscience ; mais en s’abstenant d’en abuser, ils prouveront seulement qu’ils sont plus sages que les Européens qui n’ont guère craint, eux, de leur faire sentir le poids de leur volonté, de leur puissance et de leurs armes au temps où la race blanche dominait encore l’Extrême-Orient. Si les Chinois, ayant équipé leur pays, n’envoient jamais d’escadre sur les côtes atlantiques et ne mettent jamais le siège sous nos villes, ils donneront simplement aux Européens une leçon de magnanimité que nous serions bien inspirés de solliciter d’eux humblement.
La crainte du péril jaune chez l’Européen est un remords de sa mauvaise conscience ; c’est l’appréhension qu’un jour ne vienne où, les rôles étant renversés, un nouvel empire mongol étendrait ses tentacules vers cette petite péninsule où il habite et d’où, jusqu’à ce siècle-ci, il a dicté ses lois à l’univers.
Quant au péril rouge, en quoi consiste-t-il au juste ? Ici, la définition est moins simple. Pour les uns, c’est la crainte que la Russie, s’appuyant sur la Chine, ne vienne à envahir l’Europe ; pour les autres, c’est celle que, par contagion révolutionnaire, les réformes qui s’amorcent en Chine ne viennent à gagner les autres pays d’Asie et, par répercussion, à en fomenter en Europe qui soient du même genre ou d’un autre genre.
Examinons brièvement, chacune à son tour, ces deux natures du même péril.
Sur la première surtout nous dirons peu de chose, autrement il y faudrait consacrer toute une étude. Je ne sais, je l’avoue, si la Russie a l’intention d’envahir l’Europe ; ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes pas au nombre de ceux qui désirent sa pénétration ou sa tutelle. Divers collaborateurs de cette revue se sont expliqués là-dessus, et nous sommes d’accord avec eux, et nous approuvons ce qu’ils ont écrit sur la position à tenir au cas où cette éventualité se préciserait.
Il va de soi qu’une telle invasion n’est pas souhaitable et ne saurait être justifiée, ni par des préoccupations idéologiques qui camoufleraient sans doute une volonté d’hégémonie et d’asservissement, ni par des besoins d’espace vital qui, jusqu’ici, n’ont d’ailleurs jamais été revendiqués par les hommes d’État soviétiques.
En ce qui concerne le second aspect sous lequel se présente le péril rouge – puisque ce péril existe pour quelques-uns — nous disons tout net que si l’exemple de la Chine devait prédisposer d’autres peuples à accomplir chez eux des réformes utiles, justes, désirables, non seulement nous n’y verrions aucun inconvénient, mais nous serions même le premier à y applaudir.
De ce que nous savons, il semble bien ressortir que la réforme agraire, par exemple, sera bienfaisante pour le peuple chinois. Les hommes de bonne foi ne peuvent donc lui reprocher de l’avoir effectuée ; et s’il s’est trouvé que Staline a aidé le peuple chinois à accomplir cette réforme, il faudrait être aveuglé par le parti pris pour lui en faire grief.
Nous sommes en pays de libre expression des idées. Nous pouvons donc, si telle est notre tendance, exprimer des réserves et des critiques à l’égard de la politique de Staline. On peut lui reprocher son régime de fer, l’interdiction sous sa loi de toute autre opinion que la sienne, sa diplomatie tortueuse, et l’adoration orientale qui monte vers lui comme vers un dieu incarné. Mais, à un chef d’État qui se qualifie de socialiste et de marxiste, on ne peut reprocher d’avoir aidé un peuple à accomplir sa réforme agraire.
Si cela a eu pour résultat d’accoupler la Chine à la Russie, et de creuser un abîme entre la Chine d’une part, l’Europe et l’Amérique de l’autre, à qui la faute ?
Si les Européens et les Américains voulaient, rester dans les bonnes grâces des Chinois, ils n’avaient qu’à les aider à se libérer du joug féodal au lieu de dépenser leur argent et de verser leur sang pour les maintenir sous ce joug.
Pacification du Pacifique
Les hommes d’État de l’Europe et de l’Amérique, qui ont longtemps tiré les moustaches du débonnaire géant chinois, ont donc mis leurs peuples dans une situation à la vérité peu glorieuse vis-à-vis de lui. Et ils s’épouvantent maintenant à la pensée que les Russes l’ont peut-être apprivoisé.
Leur diplomatie n’a pas su se concilier la Chine ; elle se l’est aliénée ; et d’aucuns ne rejettent pas entièrement l’idée que l’Europe et l’Amérique pourraient peut-être profiter de la supériorité qu’elles ont encore pour réparer, grâce à la valeur de leurs armées, les bévues de leurs diplomates.
Folle pensée ! pensée tragique ! Si les Blancs ont encore une chance de se réconcilier avec les Jaunes et de mériter que ceux-ci, devenus les plus forts comme ils sont déjà les plus nombreux, les laissent en paix, cette chance réside en ceci : que, dès aujourd’hui, les Blancs s’abstiennent de faire la guerre aux Jaunes. Et si la diplomatie américaine et européenne a commis des erreurs, ce n’est pas à l’armée, mais à la diplomatie elle-même de les réparer.
Le champ est vaste et les possibilités sont nombreuses. La Chine a accepté le secours des Russes pour secouer le joug des seigneurs ; mais elle aura besoin de l’Europe et de l’Amérique pour s’équiper, se mécaniser, se moderniser. Que les hommes d’État européens et américains s’ingénient donc à nouer avec elle des rapports pacifiques et utilitaires empreints de bienveillance, afin que la race jaune ait envers la race blanche, non une dette de haine et de vindicte, mais une dette de reconnaissance et d’amitié.
Il ne nous appartient évidemment pas d’indiquer à la diplomatie quelle voie elle doit suivre pour aboutir au résultat souhaité. Tout au plus pouvons-nous estimer désirable qu’elle sorte de l’ornière actuelle. Car le désarroi est grand. Tout l’atteste. N’a‑t-on pas vu l’U.R.S.S. se détacher de l’O.N.U. à propos des affaires de Chine, puis y revenir brusquement bien que la situation n’ait point évolué ? N’a‑t-on pas vu l’Amérique, sous le couvert de l’O.N.U. précisément, se refuser à reconnaître le gouvernement de Pékin, mais accepter d’examiner les plaintes et griefs de ce même gouvernement, comme s’il était logique d’enregistrer les doléances d’un plaignant dont l’existence est obstinément contestée ? Par des non-sens de cette espèce, alors que les diplomates réobscurcissent une situation que les armées de Mao Tsé Toung ont éclaircie, finira par s’imposer l’idée malencontreuse qu’effectivement c’est la guerre qui dénoue les problèmes tandis que la paix ne fait que les embrouiller. Et pourtant !
La diplomatie britannique n’est pas toujours conséquente non plus dans ses louvoiements. N’a‑t-on pas vu Londres reconnaître le nouveau gouvernement de Pékin tout en soutenant l’ancien dans les assemblées internationales ? On ne peut cependant lui contester une intelligence aiguë des situations asiatiques, et les voix anglaises méritent le plus souvent une attention que ne requièrent point celles qui s’élèvent d’un peu partout aux quatre coins du vaste monde.
Les Anglais, qui ont une vieille expérience de l’Extrême-Orient, montrent une compréhension des événements et des peuples d’Asie bien supérieure à celle des Américains. La manière dont ils ont quitté l’Inde sans se l’aliéner et en maintenant au contraire des relations étroites avec ce pays en est un témoignage saisissant. C’est précisément un Anglais, le docteur Fisher, archevêque de Canterbury, connu pour ses sentiments d’avant-garde et son indépendance de jugement, qu’il a su concilier avec la dignité épiscopale, c’est le docteur Fisher qui a exprimé récemment sa sympathie pour « les chrétiens de Chine qui, malgré leur incertitude totale sur la tournure que peuvent prendre les événements, reconnaissent que le régime actuel est moralement et socialement préférable aux corruptions, à l’inefficacité et à l’exploitation du régime qu’il a remplacé ».
Et le docteur Fisher poursuivait en ces termes :
« Pour nous qui pouvons voir les effets de la noire tyrannie des convictions communistes, il est naturel de les dénoncer.
« Mais nous devons franchement nous rendre compte qu’en Extrême-Orient, ce système peut facilement apparaître non pas comme une tyrannie, mais comme une libération. En effet, il présente et est susceptible d’amener, dans certaines conditions, un remède à des maux sociaux, trop longtemps et trop légèrement acceptés.»
La question n’est pas de savoir si les peuples d’Amérique et d’Europe ont besoin de la Russie pour se libérer du capitalisme ; à notre avis, certes, il vaudrait beaucoup mieux qu’ils s’en affranchissent par leurs propres moyens sans rien demander à l’U.R.S.S., et même en s’inspirant aussi peu que possible de son exemple, car nous sommes bien éloignés de désirer de vivre sous un régime semblable à celui de Staline ; mais ce n’est pas ce dont nous discutons aujourd’hui.
Pas davantage il n’est question de fixer notre préférence entre les Coréens du nord et ceux du sud secondés par les Américains et leurs alliés ; nous ne confondons pas la lutte pour la paix avec le soutien d’une armée, blanche ou rouge, et nous déplorons que, dans chacun des camps, le salut de la paix soit associé paradoxalement au succès d’une campagne militaire.
Autrement dit, nous cherchons à dépasser, dans cet exposé, la situation présente, rendue très délicate par la guerre de Corée et celle d’Indochine ; nous cherchons à en raisonner par-dessus le temps comme nous en raisonnons aussi pardessus la distance. Si lointain que nous paraisse l’Extrême-Orient, qui ne voit combien il s’est soudainement rapproché ? Et si lointain que nous semble l’avenir que nous évoquons, qui ne comprend que le présent le conditionne et le prépare ?
En vérité, la question est de faire la paix avec les peuples d’Asie à qui la race blanche a fait continuellement la guerre sans cesser de se la faire elle-même. Si les Blancs s’imaginent qu’ils tiendront les Jaunes en respect en se faisant craindre d’eux, ils accumuleront dans l’histoire des motifs d’hostilité pour plus tard, et des nuages chargés de haine qui crèveront un jour sur leur tête.
Pierre-Valentin Berthier