Le problème de la paix et du désarmement
Une telle société ne pourra voir le jour que si la paix est sauvegardée. C’est dans May man prevail ? qu’Erich Fromm traite du problème des relations internationales.
Les rapports actuels entre l’Est et l’Ouest — fondés sur la suspicion et la haine — connaissent un équilibre précaire. Le développement monstrueux des techniques de destruction va placer les deux blocs devant un choix décisif : ils devront opter pour la guerre nucléaire ou pour le désarmement. Or, il est à craindre que, pour prendre une décision aussi capitale, les blocs rivaux ne disposent que de principes erronés qui témoignent de la plus grande confusion d’esprit et même d’une forme semi- pathologique de pensée.
En effet, alors qu’autour de nous le monde change, notre pensée, elle se refuse à évoluer. L’individu s’accroche désespérément à son mode de vie, à ses institutions, à ses valeurs, à sa culture et les transforme en idoles figées qu’il assimile au Bien. Au contraire, le mode de vie, les institutions, les valeurs des autres groupes sociaux sont assimilées au Mal. À l’Est comme à l’Ouest, on vit sur des clichés, des idéologies ritualistes, des valeurs sacrées, qui ne correspondent plus à la réalité. Notre conduite devient automatiquement idolâtre, irrationnelle, passionnelle, fanatique. Ainsi les Russes pensent que leur système est le seul bon et que les Américains forment une société d’esclaves sous le fouet de Wall Street. De leur côté, les Américains croient à la perfection de leurs institutions et s’imaginent que les Russes n’ont d’autre but que de conquérir le monde par la force et de le gouverner par la trique. Ils ne voient, pas que la Russie s’est profondément transformée et qu’elle est devenue une société industrialisé, bureaucratisée, planifiée, conservatrice, avide de biens matériels et qui tend à ressembler aux sociétés capitalistes de l’Ouest. D’ailleurs, ni à l’Est, ni à l’Ouest, la pensée des individus n’est vraiment libre. Bien qu’il soit plus facile de s’exprimer à l’Ouest qu’à l’Est et que les régimes policiers y soient l’exception, la pensée, des deux côtés, est suggestionnée par les autorités, grâce à des techniques raffinées de persuasion qui donnent l’illusion de la liberté (presse, radio, TV.).
Des deux côtés on pratique la double pensée. Ainsi la Hongrie et R.D.A. se nomment « démocraties populaires », bien qu’elles soient gouvernées contre la volonté de la majorité ; la Russie se prétend une société « sans classes », alors qu’elle est en fait une société hiérarchisée, fondée sur des inégalités économiques, sociales, politiques aussi accusées qu’à l’Ouest, sinon plus. De notre côté, nous qualifions de « libre » le bloc occidental, alors que des pays qui en font partie sont soumis à la dictature de Franco, Salazar, Tchang Kaï-chek, etc.
D’autre part, nous ne savons pas distinguer l’idéal de l’idéologie. Un idéal est un concept dynamique, vivant, profondément inscrit dans la nature humaine, dans les besoins vitaux que sont la liberté, l’égalité, le bonheur, la créativité, l’amour. Si cet idéal ne peut pas être vécu, il se pervertit en passions irrationnelles ; l’individu se soumet alors à des idées, à des chefs, s’oppose aux autres, devient violent, destructeur.
C’est que les chefs ont l’adresse de transformer les idéaux non vécus en rituels. À l’idéal vivant, dynamique, ils substituent ces rituels dont ils se servent pour manipuler les masses à leur guise. Ils transforment l’idéal en idole projetée — en idéologie morte. C’est ainsi qu’autrefois Napoléon utilisa les idéaux révolutionnaires de liberté, d’égalité, de souveraineté nationale pour les transformer en idéologies afin d’imposer sa dictature et ses ambitions de conquêtes.
C’est à la lueur de ces connaissances psychologiques essentielles qu’il faut aborder les problèmes internationaux.
Face à la Russie et au monde occidental, il faut nous débarrasser de nos modes de pensée subjectifs et considérer la réalité objectivement : il ne s’agit plus de voir la Russie à travers une idéologie qui ne correspond plus à la réalité, pas plus que nous ne devons croire que chez nous sont réalisées la démocratie et la liberté. Devant l’identité qui tend à s’établir entre les systèmes russe et capitaliste, il faut adopter une attitude réaliste :
1) Proposer un désarmement universel contrôlé, sinon l’Allemagne, la Chine, le Japon auront bientôt leur armement nucléaire avec tous les risques que cela comporte.
2) Établir un « modus vivendi » russo-américain sur la base du statu quo qui permettrait de parvenir à un désarmement psychologique — de surmonter la méfiance hors de propos qui règne entre les deux blocs — et éviter une attitude hostile à ‘égard de la R.D.A. et des pays satellites (attitude qui durcit leurs positions et retarde le processus de libéralisation en cours).
Puisque ni la Russie ni les U.S.A. n’ont l’intention de conquérir le monde, il faut arriver à un « statu quo » en Asie, en Afrique, en Amérique latine, ne plus soutenir les dictatures de ces pays et accepter l’existence d’un bloc de pays neutres non alignés.
3) Envisager une aide massive aux pays sous-développés sous forme de capitaux, d’assistance technique et favoriser dans ces pays l’éclosion d’un socialisme humaniste, adapté à chacun, afin qu’ils ne choisissent ni le communisme russe, ni le communisme chinois, dont ils aimeraient se passer et dont ils se passeront, si nous les y aidons et si nous ne cherchons pas à les incorporer de force dans notre camp.
L’O.N.U. doit être renforcée afin qu’elle supervise efficacement le désarmement international et l’aide aux pays sous-développés.
Il s’agit pour les U.S.A. et l’Occident de choisir une voie neuve, dynamique, humaine, généreuse. Sinon ils travailleront, malgré eux, pour les Russes et les Chinois et ils n’empêcheront pas la catastrophe nucléaire. Il s’agit d’avoir foi dans les valeurs que nous proclamons : liberté, fraternité, démocratie, humanisme, et de les mettre en pratique.
Nous terminerons par deux citations tirées l’une de May man prevail ?, l’autre de Beyond the chains of illusion, le dernier ouvrage d’Erich Fromm :
1) « Tous les hommes de bonne volonté, tous les hommes qui aiment la vie, doivent former un front uni pour la survie de l’espèce, la continuation de la vie et de la civilisation. Avec le progrès scientifique et technique, l’homme peut résoudre le problème de la faim et de la pauvreté… Il est encore temps d’anticiper le prochain développement historique et de changer le cours des choses. Mais si nous n’agissons pas bientôt, nous perdrons l’initiative ; et les circonstances, les institutions et les armes que nous avons créées se retourneront contre nous et décideront de notre destin. »
2) « Je crois que l’homme doit se débarrasser des illusions qui l’enchaînent et le paralysent ; qu’il doit devenir conscient des réalités à l’intérieur et à l’extérieur de lui-même afin de créer un monde qui n’aura plus besoin d’illusions.
» Je crois qu’aujourd’hui le seul problème est celui de la guerre ou de la paix. L’homme peut probablement détruire toute vie sur terre, ou détruire toute la vie civilisée et les dernières valeurs qui subsistent, et construire une organisation barbare et totalitaire qui commandera à ce qui restera de l’humanité. S’éveiller à ce danger, percer à jour les paroles hypocrites qui sont utilisées de tous les côtés pour empêcher les hommes de voir l’abîme vers lequel ils sont entraînés, est l’unique obligation, l’unique commandement intellectuel et moral que l’homme doit aujourd’hui respecter. S’il ne le fait pas, nous serons tous condamnés.
» Si nous devions tous périr dans l’holocauste nucléaire, ce ne serait pas parce que l’homme n’était pas capable de devenir, humain ; ce serait parce que les forces de stupidité l’auraient empêché de voir la réalité et d’agir selon la vérité.
» Je crois en la perfectibilité de l’homme, mais je crains qu’il n’atteigne ce but, à moins qu’il ne s’éveille bientôt. »
Mathilde Niel