La Presse Anarchiste

L’École qu’il nous faut fonder

La déno­mi­na­tion d’hu­ma­nistes liber­taires que nous avons cru pré­fé­rable d’a­dop­ter parce qu’elle nous paraît plus juste, plus conforme à notre esprit et à la lar­geur de nos buts, nous appa­raît déjà comme un sti­mu­lant intel­lec­tuel et nous pousse à un tra­vail créa­teur auquel nous croyons néces­saire de convier ceux qui sont, en prin­cipe, d’ac­cord avec nous. De nou­veaux hori­zons s’en­trouvrent, de nou­velles recherches, de nou­velles tâches, de nou­velles éla­bo­ra­tions nous sol­li­citent, qui sont indis­pen­sables si nous vou­lons pro­po­ser un fais­ceau de prin­cipes vivants et de concep­tions fécondes se pro­je­tant sur l’avenir.

Nous avons déjà indi­qué, en expo­sant nos pro­jets, la néces­si­té de fon­der une école sem­blable, toutes pro­por­tions gar­dées, aux écoles phi­lo­so­phiques qui ont, avant l’ère chré­tienne, fleu­ri dans l’an­cienne Grèce et qui consis­taient en l’ef­fort com­mun d’un cer­tain nombre d’hommes com­mu­niant dans une pen­sée essen­tielle, et dont cha­cun appor­tait le fruit de ses recherches et de ses médi­ta­tions. On peut aus­si bien par­ler d’é­coles sem­blables dans le déve­lop­pe­ment de la pen­sée phi­lo­so­phique et sociale, tant au dix-neu­vième qu’au ving­tième siècle. Dans le mou­ve­ment coopé­ra­tif, l’É­cole de Nîmes, dont Charles Gide fut la figure domi­nante, est un des exemples les plus récents.

La dif­fé­rence entre une école et un par­ti, ou un mou­ve­ment consti­tué, est que, par défi­ni­tion, on y étu­die sans cesse et, avant tout, on s’y livre à des inves­ti­ga­tions, on réexa­mine ce qui sem­blait défi­ni­ti­ve­ment acquis, on suit les faits et on rai­sonne en ver­tu de leur évo­lu­tion, on ampli­fie, on rec­ti­fie, on com­plète, on crée. Tan­dis que dans les par­tis, et même dans les mou­ve­ments consti­tués, on vit géné­ra­le­ment sur la pen­sée et les jus­ti­fi­ca­tions acquises, sur les véri­tés éta­blies ou ce que l’on croit tel, sur un ensemble de prin­cipes, de méthodes, de conclu­sions qui sont deve­nus des dogmes tant sous l’as­pect théo­rique que tac­tique (par exemple, la théo­rie de la « prise au tas » et la tac­tique de la révo­lu­tion armée). Et cette sclé­rose intel­lec­tuelle et pra­tique conduit au néant.

Nous ne par­tons donc pas avec l’es­prit domi­nant dans ces mou­ve­ments, et qui du reste n’é­tait pas tout à fait le nôtre dans la période où, rom­pant déjà avec cer­taine tra­di­tion anky­lo­sante, nous avons pré­fé­ré nous appe­ler socia­listes liber­taires. Mais le nou­veau pas que nous avons fait nous pousse, et nous en sommes heu­reux, à aller plus loin.

La concep­tion — liber­taire — de l’hu­ma­nisme nous est propre en ce sens qu’elle implique toute une phi­lo­so­phie et une inter­pré­ta­tion de l’his­toire, consi­dé­rée sous son aspect posi­tif comme le déve­lop­pe­ment bio­lo­gique de la civi­li­sa­tion humaine ; et comme le pro­lon­ge­ment, dans une uni­té d’in­ter­pré­ta­tion et de faits se suc­cé­dant et s’en­chaî­nant, de la leçon géné­rale qui se dégage de ces faits.

Par­tant de ces concep­tions, un immense tra­vail construc­tif s’offre à nous que nous pou­vons ne réa­li­ser qu’en par­tie, selon l’aide que nous rece­vrons, mais qui, même dans ce cas, suf­fi­rait à nos ambi­tions immé­diates. Ce tra­vail implique un plan, un pro­gramme d’ensemble.

Si l’hu­ma­nisme est l’af­fir­ma­tion de l’homme et de l’in­di­vi­du — ce qui dit beau­coup et ne dit rien — il est avant tout cette vision des réa­li­sa­tions de l’es­pèce humaine dans le temps et dans l’es­pace. Il sup­pose donc, d’a­bord, à la fois docu­men­ta­tion, connais­sance pré­cise et adhé­sion soli­daire et fra­ter­nelle de notre pen­sée et de notre cœur à cette œuvre pro­gres­sive, aux efforts lents et tenaces de l’hu­ma­ni­té ; une vue de l’é­vo­lu­tion de cette der­nière, avec ses avances et ses reculs, ses fai­blesses et ses forces, ses conquêtes vitales, maté­rielles, néces­saires au main­tien et au déve­lop­pe­ment phy­sique de l’es­pèce, ses réa­li­sa­tions tech­niques, la nais­sance et le déve­lop­pe­ment de la pen­sée, de la science, de l’art, de tout ce qui consti­tue les carac­té­ris­tiques intrin­sèques de l’homme, géné­ti­que­ment consi­dé­ré. Et cha­cune des dis­ci­plines intel­lec­tuelles, des décou­vertes dues au génie humain, à l’in­quié­tude, au besoin de savoir, de connaître, de décou­vrir, de ser­vir ses sem­blables… Il y a là un champ d’ac­ti­vi­té inépui­sable. D’autres, qui furent légion, se sont livrés avant nous à ces recherches, et les résul­tats de leurs tra­vaux sont à notre dis­po­si­tion. Ce qui nous carac­té­rise, c’est la volon­té de tirer de cette œuvre immense des hommes sur la terre des conclu­sions phi­lo­so­phiques et socio­lo­giques qui en même temps étaie­ront nos prin­cipes et nous ser­vi­ront des guides pour l’a­ve­nir. Nous oppo­se­rons ain­si cette concep­tion de l’his­toire, huma­niste et liber­taire, à celle, pré­pon­dé­rante, qui donne le pre­mier rôle à l’autorité.

Ce plan englobe donc toutes les acti­vi­tés utiles de l’hu­ma­ni­té, que nous avons som­mai­re­ment énu­mé­rées, et l’on voit com­bien elles sont nom­breuses. Mais il englobe aus­si l’his­toire de la pen­sée. Telle celle des écoles phi­lo­so­phiques grecques qui, dans l’en­semble, furent essen­tiel­le­ment huma­nistes en ce sens que, maté­ria­listes, elles éli­mi­naient l’au­to­ri­té d’un Dieu créa­teur et maître de l’u­ni­vers, et donc l’in­ter­pré­ta­tion auto­ri­taire de la vie. Il serait très utile, par exemple, d’é­ta­blir tous les points de contact qui se retrouvent entre la phi­lo­so­phie des stoï­ciens et la phi­lo­so­phie liber­taire — Kro­pot­kine s’y était déjà réfé­ré, mais à, notre avis d’une façon trop limi­tée. Et, par­tant de cette base (sans igno­rer ce que l’on peut rete­nir de cer­tains aspects de la pen­sée chi­noise et hin­doue, beau­coup moins riche), de rete­nir de que l’on peut gla­ner dans cer­tains aspects du chris­tia­nisme, ou d’in­ter­pré­ta­tion du chris­tia­nisme, dans le boud­dhisme et plus tard dans cer­taine pen­sée arabe, pour arri­ver aux hori­zons ouverts de la Renais­sance, tant dans l’ordre scien­ti­fique que phi­lo­so­phique et, par la suite, aux phi­lo­sophes anglais, aux ency­clo­pé­distes fran­çais, sans oublier les iso­lés qui les ont pré­cé­dés comme Rabe­lais, La Boé­tie, Mon­taigne et même cer­tains poètes comme Jean de Meun­get, Rute­beuf ou l’es­prit des fabliaux du Moyen Age.

Tout cela condui­sant à la phi­lo­so­phie, à la pen­sée sociale de la fin du dix-hui­tième et du début du dix-neu­vième siècles, et aux prin­cipes poli­tiques du libé­ra­lisme sur les­quels se sont gref­fées tant les cri­tiques et les concep­tions d’un Robert Owen, d’un God­win, que d’un Syl­vain Maré­chal et d’un Prou­dhon, avec les pro­lon­ge­ments qui abou­tirent à l’é­cole anar­chiste, main­te­nant et depuis assez long­temps en déca­dence, mais dont la pen­sée fon­da­men­tale sera reprise dans l’a­ve­nir par des hommes ayant l’en­ver­gure et l’es­prit nova­teur qui s’imposent.

Paral­lè­le­ment d’autres études pour­ront et devront être faites. Il est cer­tain que le coopé­ra­tisme est en soi une école liber­taire (les pion­niers de Roch­dale ne fai­saient en rien inter­ve­nir une struc­ture ou une méthode poli­ti­co-auto­ri­taire dans leur acti­vi­té et dans leur idéal). Il est non moins cer­tain que le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire était aus­si oppo­sé à une telle struc­ture. On peut en dire de même du mutuel­lisme, ou mutua­lisme, et de ses acti­vi­tés diverses. Et de toutes les pra­tiques d’en­traide dont Kro­pot­kine vou­lait faire le prin­cipe essen­tiel de la vie sociale.

Toutes ces choses, que nous énu­mé­rons un peu à bâtons rom­pus, devront être reprises par nous afin de consti­tuer une doc­trine cohé­rente1Nous employons le mot doc­trine au sens de « ensemble de notions et de concep­tions conver­gentes ». Peut-être pour­rait-on trou­ver un vocable plus appro­prié ?. Nous nous limi­tons main­te­nant à une pre­mière ébauche que nous espé­rons suf­fi­sante pour mon­trer que la créa­tion de l’é­cole huma­niste liber­taire est par­fai­te­ment pos­sible et doit être envi­sa­gée. Nous ajou­tons aus­si que nous ne pen­sons nul­le­ment nous limi­ter à cette éla­bo­ra­tion d’une phi­lo­so­phie sinon entiè­re­ment nou­velle, spé­ci­fi­que­ment for­mu­lée. Toutes les acti­vi­tés pra­tiques concor­dant avec nos buts et notre pen­sée devront rece­voir notre appui déci­dé. Dans la mesure où cela sera pos­sible, nous devrons même les sus­ci­ter, car nous ne pré­ten­dons pas nous limi­ter au seul domaine théo­rique. Une expé­rience comme celle du Fri­go­ri­fique Arti­gas, de Mon­te­vi­deo, et que, selon ce que nous écrit Lau­rea­no Rie­ra lui-même, les anar­chistes, à la remorque des com­mu­nistes et des cas­tristes, com­battent stu­pi­de­ment, rece­vrait notre sou­tien fra­ter­nel le plus résolu.

Nous deman­dons à ceux qui sont d’ac­cord avec notre pro­jet d’é­tudes d’en­voyer leurs sug­ges­tions com­plé­men­taires. Nous deman­dons à ceux qui, même iso­lés, peuvent y col­la­bo­rer en s’oc­cu­pant de tra­vaux se rap­por­tant à l’un des points énu­mé­rés, ou à un autre qui lui appa­raî­trait utile, de prendre contact avec nous afin de coor­don­ner nos efforts. L’é­cole qu’il nous faut fon­der, avec ses vastes pers­pec­tives et ses racines pro­fondes, doit être une œuvre col­lec­tive ; il nous faut l’ap­port de tous ceux qui peuvent contri­buer à cette tâche his­to­rique et nécessaire.

  • 1
    Nous employons le mot doc­trine au sens de « ensemble de notions et de concep­tions conver­gentes ». Peut-être pour­rait-on trou­ver un vocable plus approprié ?

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