Dans les réactions et sentiments populaires, on note très souvent une nette tendance à confondre État et capitalisme.
En grande partie, ceci résulte de l’influence de l’école marxiste qui axe son action sur la lutte contre le capitalisme uniquement. Selon la thèse marxiste, on le sait, le « mal » de la société découle de la seule existence du capitalisme qui manœuvre les gouvernements à sa guise. Le combattre, c’est dont « fatalement » prendre le chemin de la libération du prolétariat. Les bolcheviques ont pensé que l’État, création des classes privilégiées, devait disparaître avec la suppression de celles-ci. Mais l’exemple de l’U.R.S.S. nous montre trop clairement que, même sans capitalisme, l’État vit, se développe, crée à son tour des classes privilégiées et des appareils coercitifs perfectionnés. Mieux, il prouve que, seul maître, l’État est encore plus écrasant.
Si le danger que représentent les défenseurs du capital est certain, celui que représente l’étatisme en est un autre plus grave encore. Et lutter contre les riches n’est pas suffisant, loin s’en faut, pour avancer dans le sens de l’émancipation humaine. L’État s’oppose en permanence au développement de la personnalité, et il est indispensable de lutter contre son emprise. Certes, dans la lutte, il ne faut pas oublier que les rôles tenus aujourd’hui par l’État ne sont pas négatifs. Il faudra en tenir compte dans l’établissement de toute société humaine. Il faut supprimer l’État dans son aspect néfaste et il est grand, mais aussi repenser, améliorer, remanier, ce qu’il rée de positif du point de vue social.
Le but de cet article n’est pas de traiter de ce problème. Il est beaucoup plus modeste. Il s’agit seulement de montrer qu’État et capitalisme sont deux maux distincts ; le premier n’étant pas toujours, contrairement à ce qu’on a prôné souvent, à la solde du second. L’État comme le fait si justement remarquer notre camarade Leval, a son existence propre, ses intérêts particuliers. Il forme un « tout » constitué par des hommes qui ont besoin avant toute chose du « Pouvoir ». S’il soutient les classes les plus riches lorsque son intérêt le lui dicte, car s’il le juge nécessaire il sait aussi les rançonner, les déposséder. L’État peut, en premier lieu, imposer, et, lorsqu’une force extérieure devient trop prépondérante et risque de l’affaiblir, il la combat, serait-elle capitaliste ou religieuse.
Tout d’abord arrêtons-nous sur l’exemple des U.S.A. précisément parce qu’on en a fait le pays symbole du grand capitalisme, dominé par les trusts, dont le gouvernement serait l’exécutant. Pour qui veut examiner sans œillères, il n’en est rien.
Le petit livre La bataille des trusts, de Henry Peyret (collection « Que sais-je ? »), nous apprend que le mouvement des trusts, grands monopoles industriels ou commerciaux, commença aux U.S.A. vers 1879. Le succès fut prodigieux ; grâce à de nombreuses causes : développement de l’industrie prémoderne, du commerce et aussi appui de la population qui prête volontiers son argent. Le petit épargnant favorise, plus qu’on ne croit, l’essor des magnats. Si les dirigeants de divers trusts ont essayé souventes fois (et y ont parfois réussi) à obtenir l’appui des gouvernements, il ont dû également subir des réactions hostiles de la part de ces derniers.
Dès 1890, des « lois antitrusts » furent établies (le Sherman Act en particulier). Sous la présidence de Théodore Roosevelt, 44 trusts furent poursuivis, 99 le furent sous celle de Wilson, 83 sous celle de Coolidge. Ceci parce que l’État voyait dans le développement de ces trusts une menace pour son existence, pour son indépendance et pour l’équilibre du pays.
Il n’est peut-être pas inutile de signaler aussi que, si du côté ouvrier les plaintes contre les trusts ont été formulées, les syndicats nord-américains n’ont pas systématiquement pris position contre eux. Car les trusts firent preuve de prudence dans leur politique sociale, et la concentration des masses rendait plus facile la tâche des syndicats sur le plan de l’action et des revendications.
Actuellement encore, la lutte de l’État américain contre les trusts continue.
En application de cette politique, des procès sont continuellement intentés contre des firmes importantes. Par exemple, en 1952, le gouvernement oblige la Du Pont de Nemours à vendre les actions qu’elle détient de la General Motors pour empêcher une collusion excessive d’intérêts capitalistes qui deviendraient incontrôlables. En même temps il poursuit la General Motors elle-même, plus trois compagnies holdings Du Pont de Nemours et 117 membres de la famille Du Pont, et il s’attaque à la plus importante entreprise de fabrication de caoutchouc, la U.S. Rüber. C’est-à-dire aux plus grands trusts des États-Unis. Et Tom Clark, juge à la Cour Suprême, pouvait dire alors « que ce procès avait pour objet de briser une des plus importantes concentrations de puissance économique aux États-Unis ».
En 1954, le gouvernement des U.S.A. engage la lutte contre la Pan-American World Airways, la W.R. Grace and Co et la Pan American Grace Airways, qui avaient constitué un trust des compagnies aériennes. Le but est toujours le même : empêcher la constitution d’un bloc capitaliste qui aurait dominé le genre d’activités et imposé ses intérêts et sa volonté à la nation.
En 1961, un formidable procès a lieu contre les deux géants de la production électrique : la General Electric et la Westinghouse. Trente-neuf dirigeants sont condamnés à un total de 1.924.500 dollars d’amende, sept à un mois de prison ferme, dix-neuf à un mois avec sursis, et ce sont les plus élevés dans la hiérarchie qui forment le premier groupe.
En 1953, le département de justice ouvre une enquête contre les cinquante compagnies et groupes commerciaux de l’industrie horlogère qu’il accuse d’entente illégale pour maintenir des prix trop élevés et empêcher la concurrence de la production suisse.
On sait aussi la bataille que Kennedy mène contre l’US. Steel et autres grandes aciéries pour empêcher l’élévation du prix de l’acier. Il gagna la première manche ; il semble toutefois que les diverses entreprises parviennent en ce moment à tourner la loi, mais la partie finale n’est pas encore jouée.
Citons encore des faits récents. En octobre de l’année dernière, le département de justice entamait un procès contre trois grandes compagnies pétrolières : la Cities Service C°, la Sinclair Oil C° et la Richfield Oil C°, pour qu’elles cessent de se répartir les marchés de produits pétroliers aux États-Unis.
Les dernières nouvelles que nous possédons à ce sujet datent du mois d’août de cette année. Elles concernent les six principaux laboratoires pharmaceutiques, accusés par la Commission fédérale de pratiques commerciales illégales dans le prix de la terracycline.
On voit donc toujours, dans ce pays, que la démagogie superficielle accuse d’être soumis à la volonté des trusts, le gouvernement, à travers ses différentes institutions, s’attaquer aux forteresses les plus solides du capitalisme pour l’empêcher de dominer économiquement, punissant, détruisant les trusts, empêchant leur formation, ordonnant leur dissolution. On voit, en somme, l’État lutter en permanence contre les trusts, et non pas leur servir d’instrument. Les exceptions que l’on peut donner (il y en a toujours, fatalement) ne peuvent que confirmer cette règle, qui remonte aux débuts même de la constitution des groupements capitalistes.
Dans l’Egypte ancienne, souventes fois le pharaon s’est opposé aux nobles et aux prêtres possesseurs de grandes richesses (car c’est une autre erreur que de croire l’État fatalement soutien du clergé). Dans Le Nil et la civilisation du Nil, de A. Morel, nous voyons que, lors de la deuxième dynastie Fhénite, le roi procéda à l’évaluation des fortunes privées pour l’établissement des impôts et corvées royales. Plus tard le clergé devient si fort que l’empire thébain se voit écrasé par une véritable théocratie, preuve s’il en est que les différents dominateurs ne se soutiennent pas toujours.
Dans Les grands courants de l’Histoire universelle, Jacques Pirenne nous signale que, lors de la monarchie babylonienne, les temples étaient astreints par le roi à consentir des prêts gratuits.
Dans l’Empire chinois, au deuxième siècle, l’État crée un impôt sur le capital. Il atteint 5 pour cent de la valeur de la fortune et on ne badine pas à ce sujet, car plusieurs milliers de personnes sont exécutées pour fraude.
Dans l’Empire romain également, César, dès son avènement au pouvoir, réduit l’empire du capitalisme, et sous Septime Sevère tous les possédants sont tenus de garantir à l’État les ressources qui lui sont nécessaires.
Ce sont là quelques exemples, mais il y en a beaucoup d’autres.
Les « prévisions » marxistes sont dont mises en défaut maintes fois au cours de l’histoire tant ancienne que moderne.
L’U.R.S.S. est d’ailleurs le plus vivant exemple de l’erreur que ses constructeurs ont commise. Mais les Incas eux aussi, avaient déjà prouvé que même en l’absence du capitalisme l’individu petit être anéanti.
Si nous voulons son épanouissement, il ne faudra pas combattre seulement l’exploitation des possédants, mais celle de tous les assoiffés de pouvoir, car le pouvoir politique donne plus sûrement la maîtrise de l’économie que l’économie donne la maîtrise du pouvoir politique.
Luce Ottie