La Presse Anarchiste

Lettre à deux amis humanistes

Il ne suf­fit pas de détruire, de démo­lir, de cri­ti­quer, de dés­in­toxi­quer, de désa­lié­ner les esprits, les consciences, de les libé­rer des pré­ju­gés, des habi­tudes néga­tives et des rou­tines. Toute l’ex­pé­rience de l’his­toire, et par­ti­cu­liè­re­ment celle que nous avons vécue depuis un demi-siècle et que nous vivons actuel­le­ment, nous prouve que se limi­ter à cela, c’est s’ar­rê­ter à mi-che­min, et sou­vent aller à l’en­contre du but pour­sui­vi. La vie est une affir­ma­tion, non pas une néga­tion. Après avoir nié, il faut affir­mer, non pas affir­mer des néga­tions, mais des concep­tions posi­tives, construc­tives, sans les­quelles celui que l’on a libé­ré, ceux que l’on a dés­in­toxi­qués res­tent en panne et suivent les fai­seurs de pro­gramme faciles et séduisants.

L’ex­pé­rience de l’a­nar­chisme le prouve. Quand la révo­lu­tion russe s’est pro­duite, un grand nombre de ses mili­tants se sont ral­liés au bol­che­visme parce qu’il leur appa­rais­sait comme une solu­tion aux pro­blèmes posés par la cri­tique sociale qu’il avait déve­loppe. La socié­té capi­ta­liste était mau­vaise, certes, et ces hommes en étaient convain­cus, mais ils n’a­vaient pas la moindre idée sur la façon de rem­pla­cer cette socié­té par une autre meilleure. L’a­nar­chisme ne le leur avait pas appris, ou le leur avait appris insuf­fi­sam­ment ; ou, plus exac­te­ment, l’es­prit régnant dans le mou­ve­ment anar­chiste, car les écri­vains-socio­logues avaient appor­té un ensemble d’i­dées valables qui, dûment déve­lop­pées, auraient pu don­ner des réponses satis­fai­santes aux ques­tions que cer­tains se posaient. Mais ceci est un autre problème.

L’es­sen­tiel est ce que je disais plus haut, ce que j’ai déjà dit maintes fois du reste : la vie est une créa­tion inces­sante, dans l’ordre maté­riel autant qu’in­tel­lec­tuel et men­tal, un « faire » conti­nuel, et qui ne « fait pas », qui ne crée pas, bio­lo­gi­que­ment par­lant, stagne et se place en dehors de la vie. Il pour­ra avoir toutes les rai­sons du monde dans ses ana­lyses cri­tiques : il ne sera pas sui­vi, et en fin de compte ou ses cri­tiques las­se­ront et seront aban­don­nées, ou elles condui­ront à des prises de posi­tion très dif­fé­rentes, sinon oppo­sées au but recher­ché : cas des anar­chistes qui ont adhé­ré au bol­che­visme, et par­tant au tota­li­ta­risme d’É­tat (je me répète, inévitablement).

Les faits prouvent que l’in­di­vi­du moyen ne sait pas trou­ver par lui-même ni tous les che­mins à suivre, ni les solu­tions dési­rables dans l’ordre des pro­blèmes qui nous pré­oc­cupent. Il ne sait pas construire, col­lec­ti­ve­ment par­lant, dans et par la liber­té. Il est inapte à embras­ser l’en­semble des pro­blèmes sociaux faits de pro­blèmes indi­vi­duels, dont le sien ; à décou­vrir les méthodes d’or­ga­ni­sa­tion, les com­por­te­ments, les struc­tures, les pra­tiques géné­rales les plus adé­quates pour le bien géné­ral tel que le conçoivent tous ceux qui sou­haitent l’é­vo­lu­tion pro­gres­sive de l’hu­ma­ni­té. Et il ne faut pas s’en éton­ner : il en est dans le genre de dis­ci­pline intel­lec­tuelle qu’est la socio­lo­gie — qui com­porte elle-même tant d’autres dis­ci­plines — comme de toutes les disciplines.

Ce n’est qu’une mino­ri­té, douée par la nature, qui peut la péné­trer avec assez de pro­fon­deur pour trou­ver des solu­tions, résoudre des pro­blèmes, entre­prendre des réa­li­sa­tions utiles attei­gnant une assez vaste échelle. C’est pour­quoi le chef appa­raît dès la horde pri­mi­tive, dès le clan ; car la soif de domi­na­tion n’est pas la seule expli­ca­tion du pou­voir indi­vi­dua­li­sé, ou ins­ti­tu­tion­na­li­sé. Il y a aus­si, et on trouve ce fait dans toutes les agglo­mé­ra­tions res­tées près de la nature — dont le vil­lage, et le maire du vil­lage, qui dans tant de régions d’A­sie conti­nue une tra­di­tion natu­relle et mil­lé­naire il y a aus­si l’es­pèce de délé­ga­tion expli­cite ou impli­cite de ceux qui laissent à d’autres le soin de veiller à la bonne marche des affaires col­lec­tives. Et ceux qui ont la pra­tique de la vie des col­lec­ti­vi­tés plus ou moins grandes savent qu’il en est tou­jours ainsi.

Certes, il faut com­battre cette insuf­fi­sance ; mais il faut aus­si com­prendre qu’en plus de l’ex­pli­ca­tion de la paresse et du manque de res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, une autre, tout aus­si impor­tante, sinon plus, est cette inap­ti­tude de l’homme moyen à médi­ter suf­fi­sam­ment sur les pro­blèmes humains et sociaux, et à trou­ver — je me répète for­cé­ment — les moyens de les résoudre.

C’est pour­quoi l’homme moyen hon­nête et sin­cère ou l’homme qui dépasse la moyenne, mais n’est pas intel­lec­tuel­le­ment struc­tu­ré pour s’oc­cu­per avec fruit des ques­tions dont s’oc­cupent ceux qui se réclament d’un par­ti, d’une idéo­lo­gie, d’une doc­trine, d’une école sociale ou phi­lo­so­phique quel­conque pose à ceux qui le font réflé­chir l’é­ter­nelle ques­tion : « Que faut-il faire, que devons-nous faire ? » Et ne pas lui répondre, c’est le décon­cer­ter. C’est même, en quelque sorte, le tra­hir. Le régime social de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme est injuste : com­ment le rem­pla­cer ? Le socia­lisme orga­ni­sé par l’É­tat crée de nou­velles formes d’ex­ploi­ta­tion et d’es­cla­vage : com­ment l’or­ga­ni­ser mieux ? Il ne suf­fit pas de leur répondre : « Cher­chez et trou­vez par vous-mêmes », car même s’ils cherchent ils ne trouvent pas. Leur ima­gi­na­tion créa­trice n’est pas orien­tée dans ce sens. C’est peut-être, je le répète aus­si, une infir­mi­té de la nature humaine, de leur nature humaine, mais c’est ainsi.

Nous devons donc assu­mer le risque d’ap­por­ter des réponses, de mon­trer des che­mins. Notre rôle ne consiste pas seule­ment à éli­mi­ner : il consiste aus­si à rem­pla­cer. Bon ou mau­vais, tout ce qui a été construit dans l’en­semble des ins­ti­tu­tions sociales, dans les com­por­te­ments humains, dans les cou­tumes et les morales a répon­du à une néces­si­té, à des néces­si­tés diverses. Les hommes ont pu errer en inven­tant, en inno­vant, en dis­po­sant, quand ce sont eux et non le pou­voir poli­tique ou des classes domi­nantes qui l’on fait : ils ont agi avec toutes les imper­fec­tions de la failli­bi­li­té humaines ; mais il leur fal­lait agir, inno­ver, orga­ni­ser, dis­po­ser pour vivre. Et même on pré­fé­re­ra tou­jours vivre mal à ne pas vivre du tout. Entre la vie défec­tueuse et la mort, la vie choi­si­ra tou­jours de perdurer.

En règle géné­rale, il faut donc oppo­ser ce qui est mieux à ce qui est mau­vais, et ne pas se conten­ter de vou­loir arra­cher ce qui est mau­vais sans pré­voir, avec les modi­fi­ca­tions qu’im­plique la plas­ti­ci­té de la vie, son rem­pla­ce­ment par le mieux. Sinon, on ne peut être écou­té long­temps, ni suivi.

C’est dans la mesure où, après avoir dénon­cé les imper­fec­tions de ce monde, de notre mode de vie, de notre com­por­te­ment ou de nos com­por­te­ments, de notre morale, de l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té, nous pro­po­se­rons la construc­tion d’un monde nou­veau, un mode de vie supé­rieur à celui du pré­sent, des com­por­te­ments pré­fé­rables, une morale dépas­sant la morale actuelle, que nos efforts pour­ront se réper­cu­ter posi­ti­ve­ment ; sinon, leurs réper­cus­sions ne seront que néga­tives. La jeu­nesse à laquelle nous nous adres­sons peut nous applau­dir, comme d’autres géné­ra­tions de jeunes ont applau­di d’autres géné­ra­tions de cri­tiques, de révo­lu­tion­naires et de lut­teurs. Si à la ques­tion qu’elle nous pose, ou qu’elle se pose, sans savoir ou pou­voir y répondre par elle-même « que faut-il faire ? », nous répon­dons : « vous libé­rer de toutes les alié­na­tions, être vous-même », etc., nous ne pou­vons que la lais­ser insatisfaite.

Notre rôle, et je dirai même notre devoir, est de l’ai­der à trou­ver ce qu’il faut faire. Par exemple, à éla­bo­rer une éthique huma­niste pra­tique de carac­tère fra­ter­nel et dont elle devien­drait l’ar­dente pro­pa­gan­diste. L’hu­ma­nisme est une phi­lo­so­phie en état de ges­ta­tion qui doit être éla­bo­rée par la par­ti­ci­pa­tion de ses adhé­rents, ain­si enga­gés dans une œuvre construc­tive, intel­lec­tuelle et morale. Mais il devrait s’é­tendre à la pra­tique de la vie, par des exemples directs de créa­tion maté­rielle, éco­no­mique, péda­go­gique, artis­tique, etc.

L’er­reur — ou une des prin­ci­pales erreurs — de l’a­nar­chisme a été d’a­voir envi­sa­gé les pro­blèmes recons­truc­tifs sous le seul angle d’une révo­lu­tion sociale inté­grale qui trans­for­me­rait toute la socié­té d’un coup. Étant don­né l’im­pos­si­bi­li­té d’y par­ve­nir, ce recons­truc­ti­visme a été nul dans ses effets pra­tiques, et même dans ses réper­cus­sions morales. Mais un cou­rant de pen­sée, huma­niste dans le cas qui nous occupe, devrait sus­ci­ter des acti­vi­tés pra­tiques par­tielles, locales même, et don­ner à leurs par­ti­ci­pants l’im­pres­sion de faire « quelque chose de concret » comme le demandent géné­ra­le­ment les jeunes, tou­jours avides de joindre l’ac­tion à la parole.

Un « mou­ve­ment » huma­niste est néces­saire. Au sens fonc­tion­nel plus qu’au sens orga­nique. Au sens réa­li­sa­teur et créa­teur. C’est dans ce sens, réa­li­sa­teur et créa­teur au point de vue moral et des com­por­te­ments indi­vi­duels, de la conduite de cha­cun, que les grandes phi­lo­so­phies ou les grands mou­ve­ments de l’his­toire — confu­cia­nisme, boud­dhisme, stoï­cisme, chris­tia­nisme, huma­nisme de la Renais­sance, socia­lisme — ont joué un rôle utile. C’est sur­tout dans cet esprit que le pan­hu­ma­nisme ou l’hu­ma­nisme liber­taire doivent se répandre. Tant sur le domaine spi­ri­tuel que sur le domaine pra­tique — et je sais bien que le domaine spi­ri­tuel est pra­tique — et maté­riel des faits. Il faut consti­tuer notre monde huma­niste, soli­daire et fra­ter­nel, dans lequel, en y adhé­rant, cha­cun, cha­cune, trou­ve­ra des joies pro­fondes, des satis­fac­tions réelles et des motifs d’es­poir, des pro­messes d’un élar­gis­se­ment constant dans l’a­ve­nir grâce aux réa­li­sa­tions du présent.

C’est un besoin fon­da­men­tal de la nature des hommes et des femmes qui consti­tuent l’é­lite de l’hu­ma­ni­té et qui veulent vivre utilement.


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste