De cette façon on évite toute possibilité que certains travailleurs aliènent leur patrimoine, comme cela s’est produit fréquemment au cours d’expériences faites dans d’autres pays et où les sociétés coopératives ou collectives des travailleurs furent absorbées et dénaturées par le capitalisme.
Il faut ajouter finalement que le directoire a fixé à 5.000 pesos le montant maximum des actions que chaque travailleur pourrait souscrire, dans le but d’éviter que certains puissent se convertir en patrons des moins prévoyants ou des moins capables.
Le résultat de cette expérience a été véritablement étonnant, même pour ses protagonistes les plus optimistes, si l’on considère que l’État se limita à définir les normes juridiques de la société et ne la protégea en rien, sur aucun terrain, ni politique, ni économique, ni financier. En d’autres termes, la société une fois constituée, et la propriété des fabriques acquise, nous nous retrouvâmes livrés à nos propres forces et à notre initiative : sans capital de roulement, sans la sécurité de disposer de matières premières à traiter, sans crédits bancaires, et ayant, au contraire, à faire face à un boycott de la banque privée, nationale et étrangère, puisque les banques anglaises et nord-américaines qui avançaient les crédits aux anciennes compagnies ne nous prêtèrent pas un peso et que nous n’avons pas encore reçu un seul cent de ce fameux prêt du B.I.D. 1(N.- de la R. Nous ne savons pas de quelle institution il s’agit. dont on a tant parlé, sans marchés et sans points de vente assurés d’avance.
Les experts en questions économiques et commerciales donnaient notre échec pour immédiat et irrémédiable, et nombreux furent ceux, bien intentionnés, qui finirent par se demander si le transfert des frigorifiques aux travailleurs n’était pas une escroquerie, une fraude colossale de la part des compagnies, une manœuvre électorale de la part du parti au pouvoir à l’époque, lequel parti perdit les élections dès qu’E.F.C.S.A. fut constituée. Et comme l’opposition qui triompha aux élections de novembre 1958 avait voté contre le transfert qu’elle jugeait être une aventure insensée, tout laissait prévoir que nous allions à l’échec.
Toutefois, les faits démontrèrent le contraire ; nous obtînmes du bétail, des magasins, des marchés, et peu de mois après nos débuts nous étions déjà la société exportatrice la plus importante de l’Uruguay et nous continuons à l’être. (L’explication détaillée de ce véritable miracle n’entrerait pas dans les limites de cet exposé. Nous conseillons à ceux qui pourraient s’intéresser de plus près à notre expérience, de lire notre revue E.F.C.S.A.).
En ne travaillant que dans un seul établissement (car tant qu’on ne supprimera pas le marché noir et qu’on n’annulera pas la loi sur le monopole du ravitaillement intérieur, détenu par le Frigorifique national, le bétail ne sera pas suffisant pour que les deux établissements puissent fonctionner), nous avons pu traiter, dans les six premiers mois de cette année, 170.000 têtes de bovins. Presque la moitié de cette viande est destinée à la conserve en boîtes, c’est-à-dire au corned-beef.
130 pour cent d’augmentation des salaires
Quant aux avantages ouvriers, la création de notre coopérative a entraîné, pour tous les travailleurs de la viande, trois augmentations de salaires massives — une par an — sans qu’il fût nécessaire de recourir à la grève, et cela pour la première fois en trente-cinq ans. (Cela, naturellement, dérange les communistes et les partis de l’opposition, de quelque teinte qu’ils soient, la paix sociale n’admettant pas le jeu de la spéculation démagogique.) La chose a d’autant plus d’importance si l’on considère que ces trois augmentations massives des salaires représentent une amélioration de 130 pour cent sur les rémunérations que nous percevions en 1957. Il est certain que ces augmentations élèvent le coût de fonctionnement de notre entreprise, mais elles étaient indispensables, compte tenu de la dévalorisation de la monnaie, de l’augmentation du prix des produits de consommation, des services publics, etc.
Ce qu’il importe de souligner, c’est la tendance constructive imprimée par E.F.C.S.A. à l’industrie de base du pays. Les conflits du travail que nous déclenchions avant, en pleine saison de bétail lourd, et qui duraient parfois deux mois — soit à cause de l’obstination des compagnies, soit pour l’impossibilité où elles étaient de supporter un prix de revient plus élevé — étaient réellement catastrophiques pour l’économie nationale, décourageant les producteurs, fomentant indirectement le marché noir de la viande et déterminant, en dernière instance, la perte de marchés extérieurs pour non respect des accords d’expédition. Les travailleurs subissaient aussi les conséquences de ces longues périodes de paralysie qui poussèrent parfois les entreprises à arrêter toute activité pendant des années entières, et qui furent finalement la raison pour laquelle les entrepreneurs décidèrent de se retirer du pays.
Nous sommes pleinement confiants de ce que, avant le terme des dix années prévues par la loi pour le régime légal que nous avons adopté, E.F.C.S.A. développera ses activités, en parvenant à la production ou à l’engrais du bétail pour son propre compte, en installant une fabrique moderne de savon et en augmentant la production de fruits et légumes destinés à être traités par nous. Nous pensons également avec confiance qu’on nous permettra de participer à la fourniture du marché uruguayen.
Par-dessus tout, nous espérons que nous parviendrons à faire évoluer notre organisation juridique et à transformer E.F.C.S.A. en une coopérative intégrale. Cette confiance est basée sur le fait que nous avons triomphé malgré la guerre qu’on nous a mené et malgré les conditions actuelles du commerce de la viande, pires que celles qui obligèrent les vieilles compagnies à se retirer, en nous laissant en héritage un instrument de travail constitué par les deux usines les plus importantes du pays installées il y a longtemps par le capital et le génie industriel et commercial anglo-saxons, et aujourd’hui exploitées et améliorées par des hommes de notre pays qui, de plus, sont de nette formation syndicaliste.
Surenchère revendicative
Après la constitution de la société acheteuse des frigorifiques, les travailleurs continuèrent à faire partie des anciennes organisations syndicales — Syndicat des ouvriers et ouvrières du frigorifique Artigas, Union ouvrière Swift, Société de chargement et déchargement, Association des employés et cadres de l’industrie frigorifique. Théoriquement les employés, ouvriers et techniciens, en perdant leur patron s’étaient transformés en patrons eux-mêmes, et si l’on admet le principe selon lequel la cause déterminante des organisations syndicales ouvrières est la nécessité de lutter contre le patron ou l’employeur, celles-ci n’avaient plus de raison d’être. Certains dirigeants ouvriers des autres frigorifiques ne manquèrent pas de soutenir que les ouvriers d’E.F.C.S.A. ne pouvaient plus continuer à appartenir à la Fédération ouvrière de l’Industrie de la Viande et dérivés, qui est une organisation d’ouvriers salariés. Ils disaient, en substance, que « patrons » et « ouvriers » ne pouvaient pas siéger sur les mêmes bancs du Congrès national des délégués de la F.O.I.C.A., et l’on remit en question le droit des vieux leaders syndicaux — que la Fédération avait désignés pour faire partie du premier directoire d’E.F.C.S.A. — à continuer à siéger dans les organismes administratifs de cette même Fédération.
Cette polémique, plus passionnelle que rationnelle, dura un peu plus d’un an, et fut aggravée par des influences obscures — dont nous avons déjà parlé — et par des divergences idéologiques, le noyau de base de la Fédération — le Syndicat des ouvriers et ouvrières du frigorifique Artigas — depuis ses origines énergiquement anti-communiste, totalement apolitique, partisan d’un syndicalisme empirique qui se définissait comme syndicalisme « neutre » pour se différencier des organisations « finalistes ». La polémique culmina par l’expulsion du Syndicat du frigorifique Artigas et de l’Association des employés et cadres de l’industrie frigorifique. L’Union ouvrière Swift, actuellement à demi désintégrée — le frigorifique Swift étant toujours fermé, la majorité de ses membres ont été absorbés par le Syndicat Artigas — et la Société de chargement et déchargement (80 personnes) restèrent à la F.O.I.C.A.
En fait, ce qui advint fut que, loin de s’atténuer ou de s’amollir, le caractère revendicatif des organisations syndicales groupant le personnel d’E.F.C.S.A. se fit plus virulent et parvint à imposer l’affiliation obligatoire, pour la première fois dans l’histoire des travailleurs des frigorifiques, et à réclamer sans cesse de nouvelles améliorations quant aux salaires et aux conditions de travail. Une sorte de rivalité s’établit entre partisans et adversaires du système E.F.C.S.A. afin de savoir lesquels étaient les plus « rebelles », les plus « révolutionnaires ». Le résultat de cette rivalité fut que les prix de revient, dans l’industrie frigorifique, augmentèrent de 100 pour cent en l’espace de quatre ans. Deux facteurs externes intervinrent également dans cette fabuleuse augmentation : la réforme monétaire et l’augmentation consécutive du coût de la vie.
Dans cette course aux améliorations, le principal facteur psychologique, propre à l’homme du Rio de la Plata : l’amour propre, le « machismo » ou complexe du mâle. Personne ne veut rester à la traîne en matière de « postulats » comme ils disent ; des individus qui, au temps des vieilles compagnies, étaient soumis, obséquieux, se sont faits maintenant les champions d’un « révolutionnarisme » dément, et comme les dirigeants syndicaux ne veulent pas risquer de perdre leur prestige, ils se font une concurrence effrénée ; dans le plus pur style des politiciens démagogues. De telle façon que l’esprit pionnier avec lequel cette expérience fut entreprise s’est transformé en un esprit de revendication insatiable et irresponsable, profondément et grossièrement individualiste. Autant ceux qui combattent E.F.C.S.A. que ceux qui la défendent oublient de quoi il s’agit et la traitent comme une vulgaire entreprise capitaliste dont ils essaient d’extraire tout ce qu’ils peuvent ; moins d’efforts pour plus de récompense. Cette tendance commença à se manifester au cours de la lutte interne de la Fédération comme une réponse à l’accusation selon laquelle les travailleurs d’E.F.C.S.A. se seraient « embourgeoisés » et « avaient oublié les principes révolutionnaires du syndicalisme » — principes que pour sa part la F.O.I.C.A. ne défendit jamais. À ces critiques, les dirigeants syndicaux d’E.F.C.S.A. répondirent par des exigences d’augmentation des salaires que le prix commercial de la viande ne pouvait réellement pas satisfaire. Et comme l’influence syndicale est décisive au sein du directoire de l’entreprise, celle-ci parvient, lors des « réunions-conseils » sur les salaires, à dévaloriser les arguments des éléments patronaux et des délégués d’État.
Ces revendications excessives sont pourtant compensées, partiellement, par l’attitude de la majorité des travailleurs dans l’accomplissement de leur tâche proprement dite. On ne note pas d’absentéisme, on vole beaucoup moins qu’autrefois et, de façon générale, on travaille en conscience.
Il est douloureux de devoir écrire ces choses pour ceux qui ont été partisans de cette expérience. Nous le faisons cependant pour des raisons d’honnêteté intellectuelle.
Gestion et contrôle syndical
Le Syndicat des ouvriers et ouvrières du frigorifique Artigas renouvelle chaque année sa commission administrative suivant le système des listes et du vote secret. Suivant une vieille tradition qui date du temps des compagnies étrangères, le secrétaire général abandonne son emploi — qu’il reprendra au terme de son mandat — et continue à percevoir le salaire qui correspond à sa spécialité. De plus, le Syndicat est représenté et dirigé par l’ensemble des délégués de sections ou départements et des sous-délégués de chaque branche ou spécialité. Par exemple : la section Ateliers (ou Ingénieurs) a un délégué général, et les mécaniciens, les maçons, les électriciens, les plombiers, les charpentiers, les chaudronniers, les ferblantiers, sont représentés par un sous-délégué pour chaque spécialité. Les délégués de sections ou de départements sont au nombre de vingt (abattage, fabrication des boîtes et autres contenants, étiquetage, chambres froides, graisses, dépeçage, conserves, productions végétales, production porcine, triperie, cuirs, etc.). La commission administrative et l’ensemble des délégués sont pratiquement en session en permanence pour analyser et résoudre les problèmes qui se posent journellement dans toutes les sections, et pour prendre connaissance et position sur les problèmes de caractère général du frigorifique. Au début, les réunions se tenaient en dehors des heures de travail, mais l’habitude a été prise de se réunir maintenant pendant les heures de travail. Cette nouvelle manière coûte à la société, annuellement, une somme estimée à un million de pesos. Cette habitude est également une conséquence des nécessités de gestion et de défense de la société contre ses ennemis qui l’attaquent sans cesse.
Lorsque le Directoire ne trouve plus de raisons à faire valoir auprès du ministère de l’Élevage, du ministère de l’Industrie et du Travail, du ministère des Finances, du Conseil de la Caisse des compensations, du Conseil de gouvernement, des blocs parlementaires, des chefs et des dirigeants influents des partis politiques, on désigne des commissions de gestion et de pression formées par des travailleurs. Pour prendre connaissance des problèmes et définir les moyens de lutte, on réunit ces assemblées qui se terminent parfois par des meetings d’usine, tenus pendant les heures de travail payées. Les conditions adverses extérieures provoquent un état quasi permanent d’agitation et interdisent toute formation didactique, professionnelle et coopérative. Et à cela viennent s’ajouter les revendications permanentes d’éléments irresponsables et indisciplinés. Le Bureau des relations est généralement impuissant à faire respecter le règlement de discipline, car si un ivrogne, un paresseux ou un voleur est pris en faute, il recourt à la solidarité de ses camarades de section pour éviter ou atténuer la sanction disciplinaire qu’il aura méritée, ce qui pose un problème qui, généralement, est résolu par une décision du groupe des délégués. Le même procédé est suivi lorsqu’il s’agit d’éléments qui demandent des avances de salaires en cas de maladie d’un parent proche, ou pour toute autre raison. La chose se complique beaucoup quand il s’agit d’évaluer le travail aux pièces ou de définir les catégories professionnelles, etc. Dans tous les cas le Syndicat intervient.
On peut en dire de même du Syndicat des cadres et employés. L’interprétation de la loi qui régit l’industrie frigorifique est sujette à controverses perpétuelles, et là aussi le Syndicat intervient. Ce qui est plus délicat, c’est que le Syndicat ouvrier intervient également, et trop fréquemment, dans les promotions, les nominations aux postes responsables, imposant ou destituant des ingénieurs, des chefs d’atelier, des contremaîtres, etc. Cette intervention donne lieu à, de continuels froissements entre « blouses » (ouvriers) et « cache-poussière » (techniciens, cadres et employés) groupés et défendus par l’A.S.E.I.F.
(À suivre.)
Laureano Riera
- 1(N.- de la R. Nous ne savons pas de quelle institution il s’agit.