La Presse Anarchiste

Violence et non-violence dans la révolution anarchiste

Préface

Une des rai­sons pour les­quelles nous avons entre­pris d’é­di­ter « Anar­chisme et Non-Vio­lence » a été la pau­vre­té de la docu­men­ta­tion, des études, des réflexions sur la non-vio­lence dans le mou­ve­ment anarchiste.

Même si l’i­mage actuelle de l’a­nar­chisme n’a plus rien à faire avec celle d’une lan­ceur de bombes, les actes de vio­lence ont été long­temps les actes pré­fé­ren­tiels des anar­chistes, par­ti­cu­liè­re­ment à la fin du siècle der­nier. Eux qui vou­laient ins­tau­rer une socié­té sans vio­lence, nous sommes-nous deman­dé, n’ont-ils pas res­sen­ti de contra­dic­tion avec l’u­sage de la vio­lence révo­lu­tion­naire contre celle éta­blie, n’ont-ils pas posé le pro­blème de la concor­dance entre les moyens et les fins ?

Certes, notre inté­rêt pre­mier est de défi­nir une atti­tude et une tac­tique non vio­lente dans la socié­té actuelle, dans notre situa­tion pré­sente, mais nous vou­lions savoir si nous pou­vions tabler sur des pré­cé­dents qui auraient déjà don­né réponse à cer­taines de nos questions.

L’a­nar­chisme depuis Prou­dhon, depuis sur­tout la Pre­mière Inter­na­tio­nale, a été inti­me­ment lié au mou­ve­ment ouvrier, il a vécu par lui, il a pen­sé à tra­vers lui. Cela ne signi­fie pas que les théo­ri­ciens de l’a­nar­chisme aient tous été — il s’en faut — des mili­tants syn­di­ca­listes, mais leur pen­sée était impré­gnée de la situa­tion concrète du mou­ve­ment ouvrier, du mou­ve­ment social en géné­ral, de leur époque.

Nous ne les avons cepen­dant pas pré­sen­tés dans leur action his­to­rique, dans leur influence sur le milieu de tra­vail, mais nous avons choi­si de pri­vi­lé­gier l’as­pect théo­rique de leurs écrits.

Cette démarche nous semble prio­ri­taire : nous nous refu­sons, en effet, à expli­quer la vio­lence par le seul contexte his­to­rique et, si nous vou­lons aujourd’­hui l’a­na­ly­ser pour l’é­vi­ter, il nous faut connaître les jus­ti­fi­ca­tions et les expli­ca­tions qui lui ont été données.

Cela n’im­plique pas que nous n’é­tu­die­rons pas un jour l’his­toire évé­ne­men­tielle et les situa­tions réelles dans les­quelles est appa­rue la vio­lence, ou la non-violence.

La conclu­sion de ce numé­ro spé­cial esquisse une ana­lyse de l’é­vo­lu­tion his­to­rique de l’emploi de la vio­lence dans notre mouvement.

Si la clas­si­fi­ca­tion choi­sie des théo­ries anar­chistes se fonde essen­tiel­le­ment sur celle d’Eltz­ba­cher (cf. biblio­gra­phie), il n’a évi­dem­ment pas été la seule source de cette étude. De l’am­pleur des cita­tions doit res­sor­tir la fidé­li­té à la lettre comme à l’es­prit des auteurs étu­diés. Est-il besoin cepen­dant de rap­pe­ler com­bien nous nous sen­tons peu tenus de res­pec­ter la parole des ancêtres, de dog­ma­ti­ser leur pen­sée, de ces­ser de contes­ter tel ou tel texte ? Une atti­tude anar­chiste devant un auteur est cri­tique, sélec­tive, n’es­ca­mote pas les contra­dic­tions ; ce n’est pas parce que Bakou­nine a prô­né la vio­lence que nous n’a­dop­te­rons pas cer­taine méthode, cer­tain juge­ment venant de lui ; de même ce n’est pas parce qu’Ar­mand a éta­bli le rap­port vio­lence-auto­ri­té que nous serons contraints de pré­co­ni­ser son indi­vi­dua­lisme ou ses théo­ries sur la sexualité.

Voi­ci donc défi­ni, en quelques lignes, l’es­prit et les limites de ce numé­ro spé­cial sur le pro­blème de la vio­lence et de la non-vio­lence dans la révo­lu­tion anar­chiste. Aux groupes anar­chistes non vio­lents, il offre une mise au point et un rap­pel des posi­tions des théo­ri­ciens fré­quem­ment cités. Aux autres, il vou­drait poser le pro­blème des rap­ports entre la vio­lence et l’au­to­ri­té, de l’u­sage de la vio­lence dans la révo­lu­tion ou dans la reven­di­ca­tion ouvrière, du déter­mi­nisme his­to­rique et de l’é­vo­lu­tion tant des idées que des situations.

Ce n’est pas de pro­pos déli­bé­ré que nous ver­rons se des­si­ner une pro­gres­sion chro­no­lo­gique de la vio­lence à la non-vio­lence. Nous ne nions d’au­cune façon la per­pé­tua­tion des mou­ve­ments « vio­lents » ni ne les pré­ten­dons caducs.

Mais il nous semble que le pro­blème de la non-vio­lence se pose, les « Don­nées fon­da­men­tales » le disent, avec une acui­té gran­dis­sante, et que la double contra­dic­tion, entre l’ordre régnant et celui que nous vou­lons éta­blir, entre les moyens des luttes et les fins paci­fiques, ne sup­porte pas de res­ter irrésolue.

Ce numé­ro pose une pre­mière contri­bu­tion his­to­rique ; il sera sui­vi par d’autres, mais nous vou­drions aus­si qu’il engage le dialogue.

Marie Mar­tin


« La ques­tion de la vio­lence n’est pas réso­lue du tout en ce qui concerne sa valeur comme fac­teur d’a­nar­chisme. Il est indu­bi­table que la vio­lence a ser­vi les des­seins de l’a­nar­chisme sous divers aspects. Mais on ignore abso­lu­ment si elle ser­vi­ra les buts de l’a­nar­chisme. Voi­là le pro­blème ; il faut le creu­ser à fond. Aucun anar­chiste ne sau­rait nier que la vio­lence engendre la vio­lence, et que l’ef­fort néces­saire pour se mettre à l’a­bri des réac­tions, des repré­sailles des vio­lents, per­pé­tue un état d’être et de sen­tir qui n’est pas favo­rable à l’é­clo­sion d’une men­ta­li­té anti­au­to­ri­taire. Faire vio­lence, c’est faire auto­ri­té. Il n’y a pas à sor­tir de là. Un milieu sans auto­ri­té ne peut exis­ter que s’il est accep­té volon­tai­re­ment et de bon cœur par ceux qui le consti­tuent ; dès qu’il y a contrainte et obli­ga­tion il n’y a pas d’a­nar­chie. »

E. Armand

Anarchie

D’a­près le dic­tion­naire Larousse du XXe siècle, « le mot anar­chie dans la phi­lo­so­phie poli­tique s’emploie dans un sens voi­sin du mot anar­chisme, et désigne un sys­tème poli­tique et social où l’in­di­vi­du se déve­lop­pe­rait libre­ment selon ses droits natu­rels et où la socié­té se pas­se­rait du gou­ver­ne­ment cen­tral. Voi­ci les prin­cipes géné­raux de cette doc­trine, dont les formes sont très variées dans le détail. Tout homme a un droit natu­rel égal et impres­crip­tible au bon­heur et à se déve­lop­per libre­ment. Ce droit est anni­hi­lé dans les socié­tés exis­tantes par un ensemble d’ins­ti­tu­tions sociales : pou­voir cen­tral, reli­gion, famille, pro­prié­té, mili­ta­risme, patrio­tisme, etc., qui ont éta­bli sur la terre un régime injus­ti­fiable logi­que­ment et pra­ti­que­ment cri­mi­nel. Ce régime doit être jeté bas et rem­pla­cé par celui de la liber­té et de la fra­ter­ni­té véri­table. Ce sera un état de com­mu­nau­té véri­table où cha­cun tra­vaille­ra selon ses forces et rece­vra selon ses besoins. Tous seront égaux ; les unions libres. L’homme est sinon natu­rel­le­ment bon et bien­fai­sant, au moins capable de le deve­nir et de se rendre compte que son inté­rêt bien enten­du est insé­pa­rable de celui de l’hu­ma­ni­té. Il est pos­sible et juste qu’un état de mœurs com­mu­nistes et fra­ter­nelles rem­place l’é­tat actuel des lois oppres­sives et injustes… »

Pierre Kro­pot­kine dans l’« Ency­clo­pé­die Bri­tan­ni­ca », éd. 1958, le défi­nit ain­si (ce texte date de 1911) :

« Nom don­né à un prin­cipe ou une théo­rie de la vie et de la conduite selon les­quels la socié­té est conçue sans gou­ver­ne­ment, l’har­mo­nie d’une telle socié­té est conçue sans gou­ver­ne­ment, l’har­mo­nie d’une telle socié­té étant obte­nue non pour la sou­mis­sion à la loi ou par l’o­béis­sance à une quel­conque auto­ri­té, mais pas de libres accords conclu entre des groupes nom­breux et variés, à base ter­ri­to­riale ou pro­fes­sion­nelle, consti­tués libre­ment pour les besoins de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion, aus­si bien que pour satis­faire la varié­té infi­nie des besoins et des aspi­ra­tions d’un être civi­li­sé. Dans une socié­té de ce type, les asso­cia­tions volon­taires qui com­mencent à cou­vrir tous les champs de l’ac­ti­vi­té humaine pren­draient une exten­sion encore plus grande pour en arri­ver à se sub­sti­tuer à l’É­tat dans toutes ses fonctions… »

Et dans le dic­tion­naire Lachâtre, paru vers la fin du XIXe siècle, on peut encore lire :

« L’a­nar­chie est la concep­tion d’un état social où l’in­di­vi­du, sou­ve­rain maître de sa per­sonne, se déve­lop­pe­rait libre­ment et où les rap­ports sociaux s’é­ta­bli­raient entre les membres de la socié­té au gré de leurs sym­pa­thies, de leurs affec­tions et de leurs besoins sans consti­tu­tion d’au­to­ri­té poli­tique — en un mot, néga­tion de l’É­tat et rem­pla­ce­ment par l’i­ni­tia­tive pri­vée libre et har­mo­nieuse — l’homme en tant qu’être vivant a des besoins, et le but de sa vie est la satis­fac­tion de ses besoins. Il en résulte donc déjà pour lui un droit à exer­cer toutes ses facul­tés puisque l’exer­cice de celles-ci n’a d’autre but que la satis­fac­tion de ses besoins, et par consé­quent le déve­lop­pe­ment nor­mal et inté­gral de l’in­di­vi­du. D’autres part, l’é­tat de socié­té anté­rieur à l’homme, puis­qu’il existe déjà chez les ani­maux qui l’ont pré­cé­dé dans la chaîne évo­lu­tive des êtres, a fait naître chez lui des besoins, pour la satis­fac­tion des­quels le secours de ces sem­blables lui est indis­pen­sable. Il se trouve en rap­ports presque constants avec eux. De ces rap­ports résulte un échange d’in­fluences diverses consti­tuant et modi­fiant le fond moral de l’hu­ma­ni­té. De plus, dans ces rap­ports, chaque indi­vi­du apporte un droit égal à son déve­lop­pe­ment inté­gral et nor­mal. De cet équi­libre entre les droits de cha­cun dépend l’har­mo­nie sociale. L’au­to­ri­té rompt cet équi­libre. Elle est l’empiètement fait par un ou plu­sieurs membres de la socié­té sur les droits d’au­trui, au fonc­tion­ne­ment inté­gral de son indi­vi­dua­li­té. L’au­to­ri­té est donc une vio­la­tion du droit impres­crip­tible de cha­cun, elle engendre for­ce­ment, par les entraves qu’elle apporte au déve­lop­pe­ment de l’in­di­vi­du, un amoin­dris­se­ment de son indi­vi­dua­li­té, lui apporte pré­ju­dice et en même temps à la socié­té, en dimi­nuant le nombre ou la valeur des ser­vices qu’il est sus­cep­tible de lui rendre. »

Ce qui per­met à Claude Mou­ca­chem (« Rava­chol » numé­ro 1, nou­velle série, Genève, 1960) d’affirmer :

« Être anar­chiste, c’est d’a­bord recon­naître la prio­ri­té de l’acte moral, puis c’est accep­ter que les valeurs les plus garantes de l’homme de tou­jours, les plus per­ma­nentes, celles qui témoignent de ses aspi­ra­tions les plus pro­fondes, soient pla­cées non en marge, mais au centre de la vie sociale. C’est enfin vou­loir édi­fier une socié­té axée sur l’é­thique et qui ne puisse pas contre­ve­nir à l’é­pa­nouis­se­ment de cet homme entier et libre… »

Les doctrines anarchistes

Selon Eltz­ba­cher (« L’A­nar­chisme », Paris, 1923), les prin­ci­pales doc­trines anar­chistes ont été éla­bo­rées et défi­nies par William God­win, P.-J. Prou­dho Elles ont pour pro­prié­té com­mune : la néga­tion de l’É­tat. God­win, Prou­dhon et Tucker le rejettent sans res­tric­tion, Tol­stoï en prin­cipe, Bakou­nine et Kro­pot­kine estiment qu’il doit logi­que­ment disparaître.

Ces doc­trines se divisent en deux genres : les doc­trines altruistes, qui font du bon­heur de tous la loi suprême de l’hu­ma­ni­té ; elles sont repré­sen­tées par God­win, Prou­dhon, Bakou­nine, Kro­pot­kine et Tolstoï.

Les doc­trines égoïstes qui posent, comme loi suprême, le bon­heur de l’in­di­vi­du, sont repré­sen­tées par Tucker et Stirner.n, Max Stir­ner, Michel Bakou­nine, Pierre Kro­pot­kine, Ben­ja­min Tucker et Léon Tolstoï.

Cer­taines, celles de God­win et Prou­dhon, peuvent être consi­dé­rées comme réfor­mistes en ce sens qu’elles pré­voient la tran­si­tion de la socié­té actuelle à la socié­té pré­co­ni­sée sans vio­la­tion du droit éta­bli. Les autres révo­lu­tion­naires et pré­voient la tran­si­tion de la socié­té actuelle à la socié­té pré­co­ni­sée par vio­la­tion du droit en vigueur. Les doc­trines révo­lu­tion­naires se sub­di­visent elles-mêmes en doc­trines insur­rec­tion­nelles, en prin­cipe vio­lentes et qui sont le fait de Stir­ner, Bakou­nine et Kro­pot­kine, et en doc­trines réni­tentes (qui refusent, qui résistent) défi­nies par Tucker et Tol­stoï notam­ment. Les doc­trines réni­tentes sont en prin­cipe non-vio­lentes ou tendent vers la non-vio­lence comme méthode. Comme on a pu le consta­ter à la lec­ture du cha­pitre pré­cé­dent, le point com­mun de toutes les doc­trines anar­chistes est la néga­tion de l’É­tat. Mais qu’est-ce que l’É­tat, et com­ment le dif­fé­ren­cier de la socié­té ou col­lec­ti­vi­té humaine ? Selon Bakou­nine (« Œuvres », tomes 1 et 2), l’É­tat ne doit pas être confon­du avec la nation, la socié­té ou la patrie :

« Il n’est point un pro­duit de la nature, il ne pré­cède pas, comme la socié­té, le réveil de la pen­sée dans les hommes. Selon les publi­cistes libé­raux, il fut créé par la volon­té libre et réflé­chie des hommes ; selon les abso­lu­tistes, il est une créa­tion divine. Dans l’un et dans l’autre cas, il domine la socié­té et tend à l’ab­sor­ber tout à fait… C’est une ins­ti­tu­tion his­to­rique tran­si­toire, une forme pas­sa­gère de la socié­té, mais un mal his­to­ri­que­ment néces­saire, aus­si néces­saire dans le pas­sé que le sera, tôt ou tard, son extinc­tion com­plète, car l’É­tat, frère cadet de l’É­glise comme l’a fort bien démon­tré Prou­dhon, est la consé­cra­tion his­to­rique de tous les des­po­tismes, de tous les pri­vi­lèges, la rai­son poli­tique de tous les asser­vis­se­ments éco­no­miques et sociaux, l’es­sence même et le centre de toute réac­tion. Lorsque, au nom de la Révo­lu­tion, on veut faire de l’É­tat, ne fût-ce que de l’É­tat pro­vi­soire, on fait de la réac­tion et on tra­vaille pour le des­po­tisme, non pour la liber­té, pour l’ins­ti­tu­tion du pri­vi­lège contre l’égalité… »

Alors que « la Socié­té est le mode natu­rel d’exis­tence de la col­lec­ti­vi­té humaine indé­pen­dam­ment de tout contrat. Elle se gou­verne par les mœurs ou par des habi­tudes tra­di­tion­nelles, mais jamais par des lois. Elle pro­gresse len­te­ment par l’im­pul­sion que lui donnent les ini­tia­tives indi­vi­duelles et non par la pen­sée, ni par la volon­té du législateur. »

Et que la Nation est plus un fait social que juri­dique, se carac­té­ri­sant par plu­sieurs élé­ments : race, langue, reli­gion, mœurs, tra­di­tions com­munes, tous ces élé­ments pris iso­lé­ment étant d’ailleurs insuf­fi­sants en eux-mêmes à la carac­té­ri­ser. En effet, la nation n’est pas tout à fait la patrie, mais ayant pris conscience d’elle-même, elle devient de la part de ses membres l’ob­jet d’une sorte de culte, d’un sen­ti­ment spé­cial : le patrio­tisme, à base de recon­nais­sance et d’amour.

La Patrie est donc la syn­thèse de tous les élé­ments pré­cé­dents, fac­teurs sociaux, joies et souf­frances sup­por­tées en com­mun au cours des siècles, élé­ment moral et intel­lec­tuel de vou­loir-vivre col­lec­tif que ces divers fac­teurs font naître d’a­bord et déve­loppent ensuite.

L’É­tat, lui, est la suite d’une gra­da­tion : race — nation — patrie — État. Il ne s’a­git plus d’une notion socio­lo­gique (nation) ou sen­ti­men­tale (patrie), mais d’un réseau de rela­tions, d’un enche­vê­tre­ment de « ser­vices » juri­diques, poli­tiques et économiques.

C’est, d’a­près Oppen­hei­mer, « l’ap­pro­pria­tion sans com­pen­sa­tion du tra­vail d’au­trui. Tout État est, quant à son ori­gine his­to­rique, une orga­ni­sa­tion sociale impo­sée par un groupe vain­queur à un groupe vain­cu. Tout État est donc un État de classes ; la forme en est la domi­na­tion ; la sub­stance l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique du groupe des sujets par le groupe des maîtres… »

Les trois élé­ments consti­tu­tifs de l’É­tat sont : l’exis­tence d’une col­lec­ti­vi­té ayant déjà un mini­mum d’or­ga­ni­sa­tion, l’ha­bi­tude de la vie en com­mun ou tout au moins l’ap­ti­tude à la sup­por­ter ; l’exis­tence d’une auto­ri­té com­pé­tente pour prendre les déci­sions néces­saires à la vie du groupe ; le ter­ri­toire sur lequel il règne.

Pour l’an­thro­po­logue Dur­kheim, in « Noir et Rouge », numé­ro 24 — Anar­chisme et droit… —, le pou­voir gou­ver­ne­men­tal tend à englou­tir en lui-même toutes les formes d’ac­ti­vi­té qui ont un carac­tère social en lais­sant dehors seule­ment l’ar­deur humaine. Mais alors, il est obli­gé de prendre un nombre consi­dé­rable de fonc­tions pour les­quelles il n’est pas apte, et qu’il exé­cute de manière insuf­fi­sante. À plu­sieurs reprises on a remar­qué que sa pas­sion de prendre tout à son compte n’a d’é­gale que sa pleine impuis­sance à régler la vie humaine. De là le gas­pillage énorme de forces, d’éner­gie. Ce dont on l’ac­cuse avec rai­son — qui en réa­li­té ne cor­res­pond pas au résul­tat obtenu.

« D’autre part, les hommes n’o­béissent à aucune autre col­lec­ti­vi­té en dehors de l’É­tat, parce que l’É­tat se pro­clame le seul orga­nisme col­lec­tif. Ils prennent l’ha­bi­tude d’en­vi­sa­ger la socié­té exclu­si­ve­ment à tra­vers l’É­tat. Et pour­tant l’É­tat se situe très loin d’eux, reste tou­jours une chose abs­traite, ne peut leur don­ner une influence proche, immé­diate. C’est pour­quoi dans le sen­ti­ment social de l’hu­ma­ni­té il n’y a ni par­ti­ci­pa­tion consciente, ni éner­gie suf­fi­sante. Dans une grande par­tie d leur vie, autour d’eux, il n’y a rien, il n’y a que le vide. Dans ce condi­tions, les hommes sont entraî­nés inévi­ta­ble­ment, soit vers l’é­goïsme, soit vers l’anarchie… »

Tucker

D’a­près Ben­ja­min Tucker, « les anar­chistes dont le but essen­tiel est d’é­li­mi­ner, de la vie sociale, toute cause d’in­jus­tice, remarquent dans l’É­tat deux pro­prié­tés essen­tielles : en pre­mier lieu, celle de l’a­gres­seur, en second lieu, celle de maître absolu. »

« L’É­tat ne devrait donc avoir aucune fonc­tion sociale. Les fonc­tions de pro­tec­tion qui lui sont attri­buées sont des fonc­tions secon­daires et même contra­dic­toires, et leur attri­bu­tion à l’É­tat, quoique effec­tive en vue de le conso­li­der, ne repré­sente effec­ti­ve­ment qu’un com­men­ce­ment de des­truc­tion de celui-ci. Le fait que, de nos jours, on essaie d’aug­men­ter le nombre de fonc­tions pro­tec­trices de l’É­tat, prouve une ten­dance vers son abo­li­tion, car les fonc­tions agres­sives seules consti­tuent la véri­table rai­son d’être de celui-ci ; agres­sion, empié­te­ment, gou­ver­ne­ment sont trois termes inséparables. »

« Qui­conque gou­verne contrôle, et par consé­quent viole la liber­té d’au­trui ; d’autre part, le carac­tère de ces actes arbi­traires ne sau­rait chan­ger grâce seule­ment à la forme exté­rieure du gou­ver­ne­ment. La vio­lence ne cesse jamais d’être telle, qu’elle soit l’œuvre d’un indi­vi­du, diri­gée contre un autre, comme dans le cas des cri­mi­nels ordi­naires, ou d’un seul contre tous les autres, comme dans le cas des gou­ver­ne­ments auto­cra­tiques, ou de la majo­ri­té des indi­vi­dus contre la mino­ri­té, comme dans le cas des gou­ver­ne­ments démo­cra­tiques. Dans tous ces cas, la résis­tance oppo­sée à la vio­lence, sous quelque forme que cette résis­tance se mani­feste, n’est pas elle-même une vio­lence, mais un acte de légi­time défense. »

« La libre asso­cia­tion des indi­vi­dus devra prendre la place de l’ag­glo­mé­ra­tion arti­fi­cielle et inor­ga­nique qui a l’É­tat à sa tête. La liber­té en sera la base comme la coopé­ra­tion volon­taire en sera la mani­fes­ta­tion natu­relle. Cette coopé­ra­tion se mani­fes­te­ra dans les œuvres de pro­duc­tion comme dans les œuvres de défense mutuelle. Les indi­vi­dus se défen­dront de toute attaque exté­rieure, quoi que le besoin n’en doive être que tran­si­toire, car nous appro­chons du moment où il n’au­ra plus besoin de la vio­lence, pas même pour com­battre le crime, car le crime dis­pa­raî­tra avec avec la dis­pa­ri­tion de l’État. »

Si l’É­tat sub­siste encore, selon Tol­stoï, c’est :

« Grâce à quatre moyens d’in­fluence qui se tiennent l’un l’autre comme les anneaux d’une chaîne. Le pre­mier moyen est une sorte d’hyp­nose que l’É­tat, grâce à la reli­gion et au patrio­tisme, exerce sur l’in­di­vi­du. L’É­tat repose sur l’é­ga­re­ment frau­du­leux de l’o­pi­nion publique. Le second moyen est la cor­rup­tion. Grâce aux impôts, l’É­tat entre­tient des fonc­tion­naires char­gés d’as­ser­vir le peuple. Le troi­sième moyen est l’in­ti­mi­da­tion. L’É­tat se pré­sente comme quelque chose de sacré qui a droit au res­pect abso­lu et à la véné­ra­tion de tous. Le qua­trième moyen enfin est le ser­vice mili­taire obli­ga­toire qui per­met à l’É­tat de main­te­nir l’op­pres­sion à l’aide de ceux-là même qu’il opprime. »

Si la néga­tion com­mune de l’É­tat chez tous les anar­chistes est un fait acquis et irré­ver­sible, il en est tout autre­ment des méthodes et moyens à employer pour arri­ver à la socié­té sans classes, sans exploi­ta­tion, sans haine et sans vio­lence : la socié­té liber­taire. Exa­mi­nons-les donc :

Anarchisme réformiste et anarchisme révolutionnaire

Bien que quelques théo­ri­ciens de l’a­nar­chisme puissent être ran­gés par­mi les réfor­mistes sociaux, God­win et Prou­dhon en par­ti­cu­lier, la majo­ri­té d’entre eux se déclare fran­che­ment révo­lu­tion­naire. L’un d’entre eux, Éli­sée Reclus, défi­nit d’ailleurs fort bien la posi­tion de ceux-ci dans son livre « l’É­vo­lu­tion, la Révo­lu­tion et l’I­déal Anarchique » :

« Évo­lu­tion­nistes en toute chose, nous sommes éga­le­ment révo­lu­tion­naires en tout, sachant que l’his­toire même n’est que la série des accom­plis­se­ments suc­cé­dant à celle des pré­pa­ra­tions. La grande évo­lu­tion intel­lec­tuelle qui éman­cipe les esprits a pour consé­quence logique l’é­man­ci­pa­tion, en fait, des indi­vi­dus dans tous leurs rap­ports avec les autres indi­vi­dus. On peut dire que l’é­vo­lu­tion et la révo­lu­tion sont les deux actes suc­ces­sifs d’un même phé­no­mène, l’é­vo­lu­tion pré­cé­dent la révo­lu­tion, et celle-ci pré­cé­dent une évo­lu­tion nou­velle, mère de révo­lu­tions futures. »

« Le jour vien­dra où l’é­vo­lu­tion et la révo­lu­tion se suc­cé­de­ront immé­dia­te­ment du désir au fait, de l’i­dée à la réa­li­sa­tion, se confon­dant en un seul et même phé­no­mène. C’est ain­si que fonc­tionne un orga­nisme sain, celui d’un homme ou celui d’un monde. »

Notre accep­ta­tion des conclu­sions don­nées ci-des­sus par Éli­sée Reclus impli­quant celle de l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire, nous aban­don­ne­rons donc l’é­tude de l’a­nar­chisme réfor­miste, semble-t-il aujourd’­hui dépas­sé, et pas­se­rons direc­te­ment à l’é­tude de l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire, mais tout d’a­bord qu’est-ce que la révolution ?

Révolution

L’a­nar­chiste ita­lien Erri­co Mala­tes­ta (1853 – 1932) écrit : « Révo­lu­tion : c’est la créa­tion d’ins­ti­tu­tions nou­velles, vivantes, de nou­veaux grou­pe­ments, de rela­tions sociales nou­velles… c’est l’es­prit d’une jus­tice nou­velle de fra­ter­ni­té, de cette liber­té qui doit renou­ve­ler toute la vie sociale, le niveau moral et les condi­tions maté­rielles des masses, en les inci­tant, à tra­vers leurs actions directes et conscientes, à assu­rer leur propre avenir. »

« Révo­lu­tion : c’est l’or­ga­ni­sa­tion de tous les ser­vices publics par ceux qui y tra­vaillent, dans leur propre inté­rêt autant que dans celui du public. »

« Révo­lu­tion : c’est l’a­bo­li­tion de toutes les contraintes, c’est l’au­to­no­mie des groupes, des com­munes, des régions. »

« Révo­lu­tion : c’est la consti­tu­tion d’in­nom­brables grou­pe­ments libres, basés sur des idées, des sou­haits et des goûts de toutes sortes, tels qu’ils existent par­mi les hommes. »

« Révo­lu­tion : c’est la for­ma­tion et la pro­li­fé­ra­tion de mil­liers de centres repré­sen­ta­tifs com­mu­naux, régio­naux et natio­naux qui, sans pos­sé­der un pou­voir légis­la­tif, sont utiles pour faire connaître et pour coor­don­ner de près et de loin les dési­rs et les inté­rêts des gens, et qui agissent par leurs infor­ma­tions, conseils et exemples.

« Révo­lu­tion : c’est la liber­té trem­pée dans le creu­set de l’ac­tion ; elle dure aus­si long­temps que dure l’in­dé­pen­dance, c’est-à-dire jus­qu’à ce que d’autres, pro­fi­tant de la las­si­tude qui sur­prend les masses, de l’i­né­vi­table décep­tion qui suit les trop grands espoirs, les erreurs pro­bables et les défauts humains, réus­sissent à consti­tuer un pou­voir qui, sou­te­nu par une armée de conscrits ou de mer­ce­naires, dicte la loi, arrête le mou­ve­ment au point où il se trouve, et c’est alors que com­mence la réaction. »

Anarchisme révolutionnaire

Comme on a pu le consta­ter à la lec­ture du cha­pitre « Doc­trines », l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire se sub­di­vise en deux cou­rants : le cou­rant insur­rec­tion­nel et le cou­rant réni­tent. Bien que pré­co­ni­sant tous deux la vio­la­tion du droit éta­bli comme moyen de tran­si­tion entre la socié­té actuelle et la socié­té pré­co­ni­sée, les moyens à employer pour réa­li­ser cette vio­la­tion séparent radi­ca­le­ment les par­ti­sans de ces deux cou­rants. L’emploi ou le rejet de la vio­lence étant pré­ci­sé­ment la base de leurs divergences.

Anarchisme insurrectionnel

De beau­coup les plus nom­breux et les plus avan­cés dans leur for­mu­la­tion et leur action théo­rique et pra­tique, les par­ti­sans des méthodes insur­rec­tion­nelles, qui repré­sen­taient jus­qu’a­lors la qua­si-tota­li­té des mili­tants anar­chistes, se trouvent aujourd’­hui en face de pro­blèmes nou­veaux, posés par les socié­tés indus­trielles modernes for­te­ment cen­tra­li­sées et hié­rar­chi­sées. Leurs moyens de lute, bien que tou­jours vio­lents en prin­cipe, ne semblent pas avoir sui­vi l’é­vo­lu­tion des struc­tures de ces socié­tés, aus­si serons nous obli­gés de n’en­vi­sa­ger que l’é­tude des théo­ries anar­chistes insur­rec­tion­nelles les plus clas­siques. Nous les sépa­re­rons en deux groupes dis­tincts : d’une part, Max Stir­ner repré­sen­tant l’a­nar­chisme indi­vi­dua­liste et égoïste, bien que social, d’autre part Bakou­nine, Kro­pot­kine et leurs conti­nua­teurs repré­sen­tant le cou­rant altruiste com­mu­niste ou col­lec­ti­viste, le plus impor­tant quantitativement.

Anarchisme égoïste : Stirner

Max Stir­ner (1806 – 1856) est l’au­teur de l’« Unique et sa pro­prié­té », dans lequel il se fait le défen­seur de l’é­goïsme moral et de l’a­nar­chisme social (asso­cia­tion des égoïstes), il étu­die l’a­lié­na­tion de l’homme sous toutes ses formes, puis la réap­pro­pria­tion par l’homme de tout ce qui l’a dimi­nué et spo­lié. Stir­ner défi­nit ain­si le droit à sa manière :

« Je n’exige aucun droit, c’est pour­quoi je ne suis obli­gé d’en recon­naître aucun. Ce que je suis capable de conqué­rir, je le conquiers, et ce que je ne conquiers pas échappe à mon droit, je ne me vante, ni ne me console de mon droit inaliénable. »

Comme moyen de lutte il pré­co­nise : la grève géné­rale, l’ex­pro­pria­tion vio­lente, la guerre de tous contre tous. Il ne se sépare des anar­chistes-com­mu­nistes que parce qu’il ne croit pas que la révo­lu­tion, oui plu­tôt l’in­sur­rec­tion sociale et éco­no­mique accom­plie, la féli­ci­té et la jus­tice régne­ront sur la terre, ne croyant pas à la bon­té natu­relle des hommes, mais seule­ment à leur uni­ci­té. La révolte et l’in­sur­rec­tion ne sont pour lui que des moyens de se libé­rer des ser­vi­tudes qui de toutes parts pèsent sur lui. Il n’en attend rien d’autre et n’en déduit pas d’en­chaî­ne­ment logique, mais reste sur l’ex­pec­ta­tive : « Lors­qu’un esclave brise ses fers, la seule façon de savoir ce qu’il fera est d’at­tendre et voir… »

Il s’af­firme insur­rec­tion­nel et défi­nit ain­si l’insurrection :

« Révo­lu­tion et insur­rec­tion ne sont pas syno­nymes. La pre­mière consiste en un bou­le­ver­se­ment de l’ordre éta­bli, du sta­tut de l’É­tat ou de la socié­té, elle n’a donc qu’une por­tée poli­tique ou sociale ; La seconde entraîne bien comme consé­quence inévi­table le même ren­ver­se­ment des ins­ti­tu­tions éta­blies, mais là n’est point son but, elle ne pro­cède que du mécon­ten­te­ment des hommes, elle n’est pas une levée de bou­cliers, mais l’acte d’in­di­vi­dus qui s’é­lèvent, qui se redressent, sans s’in­quié­ter des ins­ti­tu­tions qui vont cra­quer sous leurs efforts, ni de celles qui pour­raient en résul­ter. La révo­lu­tion avait en vue un régime nou­veau, l’in­sur­rec­tion nous mène à ne plus nous lais­ser régir, mais à nous régir nous-mêmes, et elle ne fonde pas de brillantes espé­rances sur les “ins­ti­tu­tions à venir”. »

Elle est une lutte contre ce qui est éta­bli en ce sens que, lors­qu’elle réus­sit, ce qui est éta­bli s’é­croule tout seul. Elle est mon effort pour me déga­ger du pré­sent qui m’op­prime ; et dès que je l’ai aban­don­née, ce pré­sent est mort et tombe en décomposition.

« En somme, mon but n’é­tant pas de ren­ver­ser ce qui est, mais de m’é­le­ver au-des­sus de lui, mes inten­tions et mes actes n’ont rien de poli­tique ou de social, n’ayant d’autre objet que moi et mon indi­vi­dua­li­té ; ils sont égoïstes. »

« La révo­lu­tion ordonne d’ins­ti­tuer, d’ins­tau­rer, l’in­sur­rec­tion veut qu’on se sou­lève ou qu’on s’élève. »

Anarchisme altruiste : Bakounine

Michel Bakou­nine (1814 – 1876) fut beau­coup plus un homme d’action, un révo­lu­tion­naire « pro­fes­sion­nel » qu’un homme de cabi­net ou un phi­lo­sophe comme Stir­ner. Ses articles de jour­naux et de revues concernent sur­tout l’actualité poli­tique et sociale. Ils n’ont, pour la plu­part, été réunis qu’après sa mort, mais leur influence est des plus impor­tantes sur l’évolution de l’anarchisme insur­rec­tion­nel. Il semble que Bakou­nine puisse être consi­dé­ré comme le pre­mier anar­chiste révo­lu­tion­naire et violent en prin­cipe. Il s’intitule d’ailleurs lui-même pan­des­truc­teur et nihiliste.

Il enseigne que « l’action socia­liste ne peut être que révo­lu­tion­naire », qu’il faut agir non ratio­ci­ner, démo­lir non ten­ter de réfor­mer, car ce qui s’impose tout d’abord c’est la “pan­des­truc­tion”. Il fau­dra détruire toutes les ins­ti­tu­tions actuelles, État, Église, Forum juri­dique, Banque, Uni­ver­si­té, Armée et Police qui ne sont que les for­te­resses du pri­vi­lège contre le prolétariat.

« Un moyen par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace est de brû­ler tous les papiers, pour sup­pri­mer la famille et la pro­prié­té jusque dans l’élément juri­dique de leur exis­tence, l’œuvre est colos­sale, elle sera pour­tant accom­plie, la misère crois­sante gros­sit tou­jours l’armée des mécon­tents qu’il s’agit de trans­for­mer en révo­lu­tion­naires ins­tinc­tifs, chose d’autant plus facile que la révo­lu­tion elle-même n’est que le déve­lop­pe­ment des ins­tincts populaires. »

Dans le Caté­chisme du révo­lu­tion­naire, il affirme, entre autres :

« Le révo­lu­tion­naire est un homme voué, il ne doit avoir ni inté­rêts per­son­nels, ni affaires, ni sen­ti­ments, ni pro­prié­té. Il doit s’absorber tout entier dans un seul inté­rêt exclu­sif, dans une seule pen­sée, et une seule pas­sion : la révolution. »

« Il n’a qu’un but, qu’une science : la des­truc­tion. Pour cela et rien que pour cela, il étu­die la méca­nique, la phy­sique, la chi­mie et par­fois la méde­cine. Il observe dans le même des­sein les hommes, les carac­tères, les posi­tions et toutes les condi­tions de l’ordre social. Il méprise et hait la morale actuelle. Pour lui, tout est moral qui favo­rise le triomphe de la révo­lu­tion, tout est immo­ral et cri­mi­nel qui l’entrave… Entre lui et la socié­té, il y a lutte et lutte à mort, inces­sante, irré­con­ci­liable. Il doit se pré­pa­rer à mou­rir, à sup­por­ter la tor­ture et à faire périr de ses propres mains tous ceux qui font obs­tacle à la révo­lu­tion. Tant pis pour lui s’il a dans ce monde des liens de paren­té et d’amitié, d’amour ! Il n’est pas un vrai révo­lu­tion­naire si ces atta­che­ments arrêtent son bras. Cepen­dant il doit vivre au milieu de la socié­té, fei­gnant d’être ce qu’il n’est pas. Il doit péné­trer par­tout, dans la haute classe, comme dans la moyenne, dans la bou­tique du mar­chand, dans l’église, dans les bureaux, dans l’armée, dans le monde lit­té­raire, dans la police secrète et même dans le palais impé­rial. Il faut dres­ser la liste de ceux qui sont condam­nés à mort et les expé­dier d’après l’ordre de leur mal­fai­sance rela­tive. Un nou­veau membre ne peut être reçu dans l’association, qu’à l’unanimité et après avoir fait ses preuves, non en paroles, mais en actions. Chaque com­pa­gnon doit avoir sous la main plu­sieurs révo­lu­tion­naires du second ou troi­sième degré, non encore ini­tiés. Il doit les consi­dé­rer comme une par­tie du capi­tal révo­lu­tion­naire mis à sa dis­po­si­tion et il doit les dépen­ser éco­no­mi­que­ment et de façon à en tirer tout le pro­fit pos­sible. L’élément le plus pré­cieux, ce sont les femmes, com­plè­te­ment ini­tiées, qui acceptent notre pro­gramme tout entier. Sans leur concours nous ne pou­vons rien faire… »

Après un tel mor­ceau de bra­voure, on ne peut par­ler de vio­lence for­tuite chez Bakou­nine, si néan­moins il venait à l’idée de cer­tains de s’y arrê­ter, l’extrait sui­vant de l’Empire knou­to-ger­ma­nique (Œuvres, tome II), leur per­met­trait d’y voir plus clair :

« La guerre civile, si funeste à la puis­sance des États, est, au contraire, et à cause de cela même, tou­jours favo­rable au réveil de l’initiative popu­laire et au déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, moral et même maté­riel des peuples. La rai­son en est simple : elle trouble, elle ébranle dans les masses cette dis­po­si­tion mou­ton­nière si chère à tous les gou­ver­ne­ments, et qui conver­tit les peuples en autant de trou­peaux qu’on paît et qu’on tond à mer­ci. Elle rompt la mono­to­nie abru­tis­sante de leur exis­tence jour­na­lière, machi­nale et dénuée de pensée. »

Et dans les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Péters­bourg (Œuvres, tome II), Bakou­nine défi­nit ain­si la révo­lu­tion :

« Les révo­lu­tions ne sont pas un jeu d’enfant, ni un débat aca­dé­mique où les seules vani­tés s’entre-tuent, ni une joute lit­té­raire où l’on ne verse que de l’encre. La révo­lu­tion, c’est la guerre et qui dit guerre, dit des­truc­tion des hommes et des choses. Il est sans doute fâcheux pour l’humanité qu’elle n’ait pas encore inven­té un moyen plus paci­fique de pro­grès, jusqu’à pré­sent, tout pas nou­veau dans l’histoire n’a été réel­le­ment accom­pli qu’après avoir reçu le bap­tême du sang. D’ailleurs, la réac­tion n’a rien à repro­cher sous ce rap­port à la révo­lu­tion. Elle a tou­jours ver­sé plus de sang que cette dernière. »

« Il est donc impos­sible d’être révo­lu­tion­naire sans com­mettre des actes qui, au point de vue des codes cri­mi­nel et civil, consti­tuent incon­tes­ta­ble­ment des délits ou même des crimes, mais qui, au point de vue de la pra­tique réelle et sérieuse de la révo­lu­tion, appa­raissent comme des mal­heurs inévitables. »

Si quelques regrets se font jour chez Bakou­nine en ce qui concerne l’emploi de la vio­lence, les remords ne semblent pas le gêner outre mesure. On ne peut dire qu’il fait grand cas de la vie humaine ni d’ailleurs de la digni­té des individus.

Kropotkine

Chez Kro­pot­kine (1842 – 1921), comme d’ailleurs chez Éli­sée Reclus et plus tard chez Mala­tes­ta, la vio­lence semble moins vou­lue que subie et iné­luc­table. Kro­pot­kine en effet prône bien l’appel au meurtre dans le Révol­té en 1880. « Notre action doit être la révolte per­ma­nente par la parole, par l’écrit, par le poi­gnard, le fusil, la dyna­mite. Tout est bon pour nous qui n’est pas la léga­li­té. » Mais il devient bien vite beau­coup plus nuan­cé et plus cir­cons­pect dans ses affir­ma­tions, plus pru­dent sur­tout et prêt à en excu­ser l’utilisation comme méthode unique. Ce qu’il fait par exemple, en 1911, dans l’Ency­clo­pe­dia Bri­tan­ni­ca.

« Vers 1890, l’influence des anar­chistes com­men­ça à se faire sen­tir dans les grèves, dans les démons­tra­tions du 1er mai où ils déve­lop­pèrent l’idée d’une grève géné­rale pour la jour­née de huit heures, et dans la pro­pa­gande anti­mi­li­ta­riste dans l’armée ; ils furent vio­lem­ment per­sé­cu­tés. Ils répon­dirent à ces per­sé­cu­tions par des actes de vio­lence qui, à leur tour, furent sui­vis d’encore plus d’exécutions d’en haut, et de nou­veaux actes de revanche d’en bas. Le public en retint l’impression que la vio­lence est la sub­stance de l’anarchisme, idée repous­sée par ses par­ti­sans qui estiment qu’en réa­li­té, la vio­lence est uti­li­sée par tout groupe selon que son action est gênée par la répres­sion et que des lois d’exception le rendent hors la loi. »

Ain­si que dans une étude sur les voies et les moyens de l’anarchie :

« Ce n’est que par l’agitation conti­nuelle et sans cesse renou­ve­lée des mili­tants qu’il est pos­sible d’y arri­ver… L’agitation pren­dra les formes les plus variées qui lui seront dic­tées par les cir­cons­tances, les moyens, les tem­pé­ra­ments ; tan­tôt lugubre, tan­tôt railleuse, mais tou­jours auda­cieuse ; tan­tôt col­lec­tive, tan­tôt pure­ment indi­vi­duelle, elle ne doit négli­ger aucun des moyens qu’elle a sous la main, aucune cir­cons­tance de la vie publique, pour tenir tou­jours l’esprit en éveil, pour pro­pa­ger et for­mu­ler le mécon­ten­te­ment, pour exci­ter la haine contre les exploi­teurs, ridi­cu­li­ser les gou­ver­ne­ments, démon­trer leurs fai­blesses, et sur­tout et tou­jours réveiller l’audace et l’esprit de la révolte en prê­chant d’exemple. »

Terroristes

Pas­ser de la pro­pa­gande par le fait, prê­chée par la qua­si-tota­li­té du mou­ve­ment anar­chiste, aux atten­tats indi­vi­duels allait tout natu­rel­le­ment deve­nir cruelle réalité.

Les masses ouvrières, et plus encore pay­sannes, timo­rées et crain­tives, lentes à entraî­ner et lourdes à mou­voir, ne pou­vaient s’engager de sitôt dans la voie de la vio­lence sys­té­ma­tique. Seuls les plus auda­cieux, les plus actifs, les plus impa­tients aus­si, par­fois les plus aven­tu­reux d’entre les mili­tants avan­cés en étaient capables ; dès lors, vu leur petit nombre, la révo­lu­tion sal­va­trice tant escomp­tée ne pou­vait qu’être repous­sée par les uns, ou pré­pa­rée par les autres au moyen des atten­tats individuels.

Louis Chaves, mili­tant de la région médi­ter­ra­néenne, qui devait être tué lors d’un atten­tat quelques mois plus tard, écri­vait alors :

« On com­mence par un pour arri­ver à cent, comme dit le pro­verbe ; eh bien, je veux avoir la gloire d’être le pre­mier à com­men­cer. Ce n’est pas avec des paroles ni avec du papier que nous chan­ge­rons les choses exis­tantes… Le der­nier conseil que j’aie à don­ner aux anar­chistes d’action est de s’armer, à mon exemple, d’un bon revol­ver, d’un bon poi­gnard et d’une boîte d’allumettes. »

Quelque temps plus tard, dans le Révol­té de juin 1886, Jean Grave jus­ti­fiait ain­si le terrorisme :

« Cer­tai­ne­ment, nous ne disons pas que la mort d’un exploi­teur dimi­nue le moins du monde l’exploitation, mais nous disons qu’en frap­pant leurs maîtres éco­no­miques les tra­vailleurs prouvent qu’ils com­mencent à com­prendre les vraies causes de leur ser­vi­tude. Et si la lutte conti­nue sur ce ter­rain, il est cer­tain, qu’au jour de la bataille, la foule des affa­més mar­che­ra contre ceux qui la tiennent au ventre ; c’est à la reprise du capi­tal social qu’elle consa­cre­ra ses efforts, ne s’occupant des indi­vi­dus que s’ils sont un obs­tacle à son émancipation. »

Pour le ter­ro­riste, il s’agissait donc bien d’un acte social et poli­tique : frap­per le bour­geois, quel qu’il soit ; mon­trer par la ter­reur ins­pi­rée par de tels actes le mécon­ten­te­ment des foules, affai­blir, désor­ga­ni­ser la socié­té capi­ta­liste et bour­geoise et pré­pa­rer les esprits pro­lé­ta­riens à l’affrontement final, à l’ultime cham­bar­de­ment salvateur.

Les ter­ro­ristes ne furent, somme toute, qu’une poi­gnée d’activistes trop pres­sés, trop impa­tients : pas de théo­rie chez eux ou peu, mais par­fois, sou­vent peut-être, des sen­ti­ments refou­lés pre­nant le des­sus, rem­pla­çant l’idéal par la ven­geance, tel, par exemple, ce mili­tant de Chicago :

« Avez-vous jamais éprou­vé de jouis­sance en voyant souf­frir vos sem­blables ? Non, cer­tai­ne­ment. Cepen­dant, il y a des hommes qui s’amusent à voir souf­frir et qui vivent de la dou­leur d’autrui. Ces indi­vi­dus, ce sont les riches dont la for­tune s’accroît au fur et à mesure qu’augmente la pau­vre­té des tra­vailleurs. Ce sont les chefs de la poli­tique, pla­cés au ser­vice des pre­miers, et tous ceux qui en dépendent et menacent sans cesse notre liber­té et notre exis­tence. Je vous demande, moi, je vous demande pour­quoi nous ne goû­te­rions pas au même plai­sir en semant la ter­reur au milieu de nos maîtres ? Prendre un cou­teau, l’enfoncer dans la poi­trine d’un de ces tyrans, remuer l’arme ensuite, de façon à boire la dou­leur phy­sique de la vic­time ; puis, cou­vrir en même temps cette vic­time d’insultes et la regar­der bien dans les yeux, afin qu’elle meure en empor­tant le sou­ve­nir de notre regard féroce et vin­di­ca­tif… ne serait-ce pas un bon­heur pour nous, les vic­times d’aujourd’hui ? »

La déca­dence allait, heu­reu­se­ment, être rapide, les can­di­dats au sui­cide deve­nant de plus en plus rares, d’une part, et, de l’autre, les esprits san­gui­naires plus rares encore.

Aban­don­née rapi­de­ment sur le plan col­lec­tif, la pro­pa­gande par le fait dis­pa­rut avant même la fin du XIXe siècle, rem­pla­cée pour cer­tains par l’illégalisme et pour d’autres, plus nom­breux, par l’organisation syn­di­cale du mou­ve­ment ouvrier révolutionnaire.

Malatesta

Et quelques années plus tard, en 1925, Erri­co Mala­tes­ta défi­nit ain­si l’action quo­ti­dienne des anarchistes :

« Il ne faut pas pro­po­ser de tout détruire en croyant qu’ensuite les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. La civi­li­sa­tion actuelle est le fruit d’une évo­lu­tion mil­lé­naire et elle a réso­lu, en quelque manière, le pro­blème de la vie sociale de mil­lions et de mil­lions d’hommes, sou­vent pres­sés sur des ter­ri­toires res­treints, et celui de la satis­fac­tion de besoins tou­jours plus nom­breux et com­pli­qués. Les bien­faits sont dimi­nués et pour la grande masse presque annu­lés par le fait que l’évolution s’est accom­plie sous la pres­sion de l’autorité dans l’intérêt des oppres­seurs ; mais si l’on sup­prime l’autorité et le pri­vi­lège res­tent tou­jours les avan­tages acquis, le triomphe de l’homme sur les forces hos­tiles de la nature, l’expérience accu­mu­lée de géné­ra­tions éteintes, les habi­tudes de socia­bi­li­té contrac­tées dans la longue vie en socié­té et dans les expé­riences de l’entraide bien­fai­sante, et ce serait une sot­tise et, d’ailleurs, quelque chose d’impossible, de renon­cer à tout cela. Nous devons donc com­battre l’autorité et le pri­vi­lège, mais pro­fi­ter de tous les bien­faits de la civi­li­sa­tion, ne rien détruire de tout ce qui satis­fait, fût-ce impar­fai­te­ment, à un besoin humain, sinon quand nous aurons quelque chose de mieux à y substituer. »

« Intran­si­geants envers toute tyran­nie et toute exploi­ta­tion capi­ta­liste, nous devrons être tolé­rants pour toutes les concep­tions sociales qui pré­valent dans les divers grou­pe­ments humains, pour­vu qu’ils ne lèsent pas la liber­té et le droit d’autrui. Nous devrons nous conten­ter d’avancer gra­duel­le­ment à mesure que s’élève le niveau moral des hommes et que s’accroissent les moyens maté­riels et intel­lec­tuels dont dis­pose l’humanité, tout en fai­sant, bien enten­du, tout ce que nous pou­vons par l’étude, le tra­vail et la pro­pa­gande pour hâter l’évolution vers un idéal tou­jours plus haut. »

Venus au monde et vivant dans une socié­té presque exclu­si­ve­ment arti­sa­nale et agri­cole, peu cen­tra­li­sée connais­sant des États fai­ble­ment struc­tu­rés et de forme libé­rale mal­gré leurs excès, il était logique, semble-t-il, pour les théo­ri­ciens anar­chistes du XIXe siècle, comme pour les ter­ro­ristes et autres acti­vistes de la pro­pa­gande par le fait, que la tran­si­tion de la socié­té actuelle vers une socié­té liber­taire au moyen d’un coup de main insur­rec­tion­nel puisse s’opérer et réus­sir. La vio­lence néces­sai­re­ment employée en ce cas contre une par­tie de l’humanité était excu­sée au nom de la néces­si­té et de l’efficacité. Les doc­trines insur­rec­tion­nelles étaient d’ailleurs à peu près seules prô­nées à l’époque dans tout le mou­ve­ment ouvrier et socia­liste, et pour Bakou­nine comme pour Kro­pot­kine, l’anarchisme ne repré­sen­tait qu’un cou­rant « d’extrême gauche » du socia­lisme scientifique.

Aujourd’hui, devant le gigan­tisme des forces répres­sives, la mise en condi­tion psy­cho­lo­gique des masses et des indi­vi­dus par la radio, la presse, la télé­vi­sion, la super­cen­tra­li­sa­tion des États, et la concen­tra­tion de l’industrie, le pro­blème est non seule­ment à notre avis plus com­plexe, mais qua­si­ment inso­luble par la vio­lence. D’autre part, l’évolution des notions de res­pect, d’égalité et de droit répan­dues dans les « masses » ont ame­né la nais­sance d’idées nou­velles de lutte plus conformes semble-t-il aux fins pro­po­sées. L’anarchisme réni­tent ou non violent peut, croyons-nous, venir aujourd’hui rem­pla­cer avan­ta­geu­se­ment le tra­di­tion­nel anar­chisme insur­rec­tion­nel, voué qu’est celui-ci à une dis­pa­ri­tion rapide et inexo­rable due au manque de com­bat­tants réels et convain­cus et à l’impossibilité actuel­le­ment démon­trée d’une trans­for­ma­tion sociale régio­nale et limi­tée géo­gra­phi­que­ment, seule envi­sa­geable dans le cas d’un coup de main insur­rec­tion­nel. D’autre part, et ceci est encore beau­coup plus impor­tant, de par les dévia­tions qui ris­que­raient de se faire jour vu le manque de confor­mi­té évident entre les moyens employés et les fins proposées.

Leval

Dans un récent essai, Élé­ments d’éthique moderne (Paris, 1961), Gas­ton Leval, ani­ma­teur de la revue et du groupe l’Humanisme liber­taire, expose ain­si le pro­blème dans toute son incohérence :

« Dans la diver­si­té des ten­dances et des formes qui s’affrontent à notre époque, et qui, au fond, se sont tou­jours affron­tées, le suc­cès semble pour un trop grand nombre jus­ti­fier le mépris des normes morales qui gênent l’action. Or ce mépris fait que le suc­cès est obte­nu aux dépens non seule­ment de la souf­france des hommes, mais de la jus­tice et de la véri­té. Et ceux qui affirment que seuls importent les résul­tats obte­nus ne com­prennent pas que lorsque le bilan est posi­tif, par la néga­tion de la droi­ture, de la loyau­té, de l’honnêteté, des causes ou des semences de maux nou­veaux ont été engen­drées et que, tôt ou tard, le pas­sif l’emportera. »

Contrai­re­ment d’ailleurs à un mode de pen­sée tou­jours très répan­du, anar­chisme n’est pas syno­nyme de vio­lence, et de nom­breux anar­chistes se sont éle­vés dans le pas­sé, qui, bien que consta­tant l’engouement de nom­breux mili­tants pour cette méthode, ne se sont pas moins pro­non­cés contre sa géné­ra­li­sa­tion dans la lutte pour la trans­for­ma­tion sociale.

Armand

C’est le cas notam­ment de E. Armand, ani­ma­teur des revues anar­chistes indi­vi­dua­listes : l’En Dehors et l’Unique, dont on lira ci-des­sous cet extrait significatif :

« Je le demande encore, quelle fata­li­té a donc décré­té que la vio­lence, la haine ou la ven­geance fussent l’unique tac­tique à employer pour ame­ner l’avènement d’une socié­té liber­taire où les hommes pen­sant par eux-mêmes, l’expérimentation sociale, morale, phi­lo­so­phique serait ren­due pos­sible ; une socié­té, en un mot, où l’on ne connaî­trait ni exploi­ta­tion de l’homme par l’homme, ni auto­ri­té de l’homme sur l’homme ? La vio­lence orga­ni­sée a fait jusqu’ici que les hommes subissent l’autorité d’autrui. Le nombre gran­dis­sant de men­ta­li­tés liber­taires, l’éducation des indi­vi­dus, la révolte consciente et non vio­lente (c’est-à-dire sans haine, bru­ta­li­té ou effu­sion de sang inutiles) contre tout ce qui tend à per­pé­tuer ce régime auto­ri­taire et exploi­teur, la pro­pa­gande par l’exemple, les actes d’initiatives col­lec­tifs en matière éco­no­mique fini­ront par détruire l’édifice social éri­gé par l’autorité et la vio­lence […]. Je pro­fesse une convic­tion pro­fonde dans le triomphe final de la liber­té, dans la conscience indi­vi­duelle, de l’impartialité, de l’amour, de la libre entente entre les hommes, sur l’autorité, l’inconscience col­lec­tive, la haine, la vio­lence, le men­songe et les exploi­ta­tions de toutes sortes. »

Anarchisme rénitent : Thoreau

Hen­ry David Tho­reau, écri­vain amé­ri­cain du XIXe siècle, a ouvert le che­min de la non-vio­lence sociale par la déso­béis­sance civile.

Celle-ci peut être défi­nie, selon Tho­reau, comme la vio­la­tion paci­fique et déli­bé­rée de cer­taines lois, décrets, règle­ments, ordon­nances de police ou de l’armée, etc. Il s’agit habi­tuel­le­ment de lois que l’on consi­dère comme immo­rales en elles-mêmes, injustes ou tyran­niques. Par­fois, cepen­dant, des lois ayant sur­tout un carac­tère de régle­men­ta­tion, ou « neutres », peuvent être enfreintes pour sym­bo­li­ser l’opposition à des pra­tiques du gou­ver­ne­ment sur un plan plus géné­ral. La déso­béis­sance civile peut être pra­ti­quée indi­vi­duel­le­ment, par petits groupes ou par des mul­ti­tudes d’hommes.

Il écrit lui-même : « Les rai­sons de la déso­béis­sance civile sont variées. Elle peut être pra­ti­quée à contre­cœur par des per­sonnes qui ne dési­rent pas trou­bler l’ordre éta­bli, mais dési­rent seule­ment res­ter fidèles à leurs convic­tions. Elle peut être entre­prise dans le but limi­té de chan­ger une poli­tique ou un règle­ment que l’on consi­dère injuste. Elle peut aus­si être employée en même temps que d’autres actions non vio­lentes, dans les temps de troubles et d’agitation poli­tique, comme un sub­sti­tut de la révo­lu­tion vio­lente, avec comme objec­tif de miner, para­ly­ser et dés­in­té­grer un régime que l’on consi­dère comme injuste et tyrannique. »

Il cite encore cet exemple pratique :

« Je n’ai jamais refu­sé de payer la taxe des routes, car je suis aus­si dési­reux d’être un bon voi­sin que d’être un mau­vais sujet (citoyen) et pour ce qui est d’aider les écoles, je fais ma part pour édu­quer mes cama­rades de la cam­pagne. Ce n’est pas à cause d’un article par­ti­cu­lier de ma feuille d’impôts que je refuse de payer. Je désire sim­ple­ment refu­ser allé­geance à l’État, m’en reti­rer et res­ter effec­ti­ve­ment sépa­ré de lui. Je ne me sou­cie pas de suivre à la trace la course de mon dol­lar, si tant est que je le puisse faire, jusqu’au moment où il achète un homme ou un fusil pour tuer quelqu’un – le dol­lar n’y est pour rien – mais je prends inté­rêt à suivre les effets de mon obéis­sance civile. »

Tucker

Ben­ja­min Tucker est un anar­chiste indi­vi­dua­liste amé­ri­cain de la fin du XIXe siècle, peu connu en France, où son œuvre a néan­moins été vul­ga­ri­sée par E. Armand. Son influence sur l’anarchisme amé­ri­cain a été pré­pon­dé­rante. Il défi­nit ain­si l’action anar­chiste :

« L’abolition de l’État ne peut être que le résul­tat d’une révo­lu­tion sociale, mais la révo­lu­tion sociale doit se faire par l’opposition d’une résis­tance pas­sive à l’autorité. La résis­tance pas­sive est l’arme la plus puis­sante que l’homme ait jamais maniée dans la lutte contre la tyran­nie. Elle est la seule résis­tance qui ait des chances de suc­cès dans notre socié­té à base de subor­di­na­tion mili­taire et bureaucratique… »

« Dès qu’un nombre impo­sant d’hommes déci­dés et dont l’incarcération paraî­trait ris­quée fer­me­rait tran­quille­ment sa porte au nez du per­cep­teur des impôts, comme au nez de l’agent du pro­prié­taire qui lui réclame le loyer ou le fer­mage ; dès qu’il ferait en outre cir­cu­ler, en dépit des lois, sa propre mon­naie, sup­pri­mant ain­si l’intérêt dû au capi­ta­liste, le gou­ver­ne­ment, avec tous les pri­vi­lèges qu’il incarne et tous les mono­poles qu’il engendre, serait bien­tôt anéanti. »

La parole et la presse sont les seuls moyens effi­caces de pro­pa­gande selon Tucker, il n’accepte à la rigueur la vio­lence que dans le but d’assurer la liber­té de parole et de presse. Cepen­dant, « même dans ce cas, il ne faut user de la vio­lence qu’à la der­nière extré­mi­té. Il en est de même pour l’usage de la vio­lence dans la pro­pa­gande pour le pro­grès social. Qui­conque la pres­crit sans dis­cer­ne­ment est un char­la­tan. C’est pour­quoi il ne faut employer la vio­lence contre les repré­sen­tants de l’autorité que si ceux-ci ont ren­du impos­sible toute agi­ta­tion paci­fique. L’effusion du sang est un mal en elle-même ; cepen­dant son emploi est jus­ti­fié si tout agi­ta­tion loyale et ouverte nous est ren­due impos­sible. La résis­tance pas­sive, la grève paci­fique, le refus du paie­ment de l’impôt, le refus du ser­vice mili­taire, le mépris opi­niâtre de toute loi et de toute som­ma­tion du pou­voir, tels sont nos moyens de propagande. »

Tucker se dif­fé­ren­cie donc des anar­chistes insur­rec­tion­nels par son emploi facul­ta­tif, et en der­nier recours, de la riposte vio­lente dans des cas essen­tiels de légi­time défense indi­vi­duelle ; et non comme une solu­tion du pro­blème social. Comme Tho­reau, il oppose à l’insurrection vio­lente la prise de conscience indi­vi­duelle, la résis­tance active et la non-coopération.

Anarchisme chrétien et communiste : Tolstoï

Tol­stoï peut être consi­dé­ré comme le repré­sen­tant typique de l’anarchiste chré­tien non violent. À l’encontre de Tucker, il se réclame du com­mu­nisme, com­mu­nisme d’un type spé­cial d’ailleurs, pri­mi­tif et évan­gé­lique. En dehors de ses attaques viru­lentes contre l’État et les reli­gions offi­cielles, il expose ain­si sa doc­trine et sa méthode : la non-résis­tance.

« La non-résis­tance au mal par la vio­lence, cela veut dire réel­le­ment que l’interaction mutuelle des êtres ration­nels les uns sur les autres ne doit pas consis­ter en vio­lence – seule­ment admis­sible pour les êtres infé­rieurs pri­vés de rai­son – mais en per­sua­sion ration­nelle. Par suite, que c’est vers la sub­sti­tu­tion de la per­sua­sion ration­nelle à la coer­ci­tion que doivent tendre tous les efforts de ceux qui sou­haitent l’avènement du bien-être du genre humain.

« Ne résiste pas au méchant veut dire : ne résiste jamais, c’est-à-dire n’oppose jamais la vio­lence à la vio­lence, autre­ment dit, ne com­met jamais rien qui soit contraire à l’amour. L’exercice de la non-vio­lence n’est pas une école de rési­gna­tion à l’usage des seuls oppri­més ; et mon ensei­gne­ment est des­ti­né moins aux esclaves qu’à leurs maîtres. »

Jean Jau­rès défi­nit ain­si la révo­lu­tion selon Léon Tol­stoï :

« Eh bien moi, dit celui-ci, je veux deman­der aux hommes, par-des­sus les lois, par-des­sus les sacer­doces, d’être des hommes de l’évangile et je ne leur dit pas : sou­met­tez-vous, je ne leur dit pas non plus, révol­tez-vous par la force, je veux qu’ils obtiennent et qu’ils imposent la paix par des moyens de paix, et je ne veux pas que les humbles écra­sés versent le sang des puis­sants ; je veux qu’ils se bornent à refu­ser l’obéissance aux pou­voirs injustes et, le jour où, sans vio­lences, sans copier la sau­va­ge­rie des révo­lu­tions tra­giques à la mode occi­den­tale, les mil­lions de pauvres refu­se­ront leur cœur et leurs bras à l’œuvre d’injustice, de guerre et de meurtre, ce jour-là, les vieilles auto­ri­tés de men­songe et d’oppression se dis­sou­dront d’elles-mêmes ; voi­là à quelle doc­trine, voi­là à quel anar­chisme, à la fois tra­di­tion­nel et révo­lu­tion­naire, Tol­stoï a abouti. »

Han Ryner et la violence révolutionnaire

Adver­saire a prio­ri de la vio­lence, Han Ryner condamne éga­le­ment guerre inter­na­tio­nale et guerre sociale. En ce qui concerne cette der­nière, on trouve peu de chose dans son œuvre, suf­fi­sam­ment cepen­dant pour en par­ler. D’abord ceci : le sage est-il révolutionnaire ?

« L’expérience prouve au sage que les révo­lu­tions n’ont jamais de résul­tats durables. La rai­son lui dit que le men­songe ne se réfute pas par le men­songe et que la vio­lence ne se détruit pas par la violence. »

« On peut pré­pa­rer et avan­cer l’avènement de la socié­té future. On peut tra­vailler à un ave­nir d’égalité et de liber­té ! On peut aider les hommes à sen­tir la folie de tout gou­ver­ne­ment, les entraî­ner à détruire l’État, l’infâme monstre arti­fi­ciel que Tol­stoï appelle si jus­te­ment : la vio­lence organisée. »

« Par la vio­lence sans doute ? Par la vio­lence qui triom­phe­rait de l’ancienne en s’organisant mieux ? Sais-tu le vrai nom des révo­lu­tion­naires, mon fils ? Ils s’appellent tous Sisyphe. »

« La révo­lu­tion est une guerre. Elle met néces­sai­re­ment à la tête des affaires les hommes de haine, non les hommes de paix ; ceux qui savent com­battre, orga­ni­ser, domi­ner, non ceux qui savent aimer et veulent être aimés. »

« Toute révo­lu­tion déve­loppe les ins­tincts de lutte ou de vio­lence. Elle crée un Crom­well ou un Bona­parte. Après cet homme qui tend et use toutes les éner­gies, un lâche besoin de repos laisse retom­ber aux mains des maîtres anciens les révo­lu­tion­naires amor­tis. Révo­lu­tion, empire, res­tau­ra­tion, le cycle fatal recom­mence tou­jours, tou­jours aus­si dou­lou­reux, tou­jours aus­si bru­tal pour tout indi­vi­du, aus­si meur­trier pour l’être indé­pen­dant qui ne veut ni obéir, ni commander. »

Mais qu’on ne croie pas que Han Ryner dis­cré­dite les moyens révo­lu­tion­naires vio­lents pour lui oppo­ser d’autres moyens tels, par exemple, ceux qu’un apos­to­lat de la dou­ceur pour­sui­vi sous le cou­vert d’une idée reli­gieuse peut mettre en œuvre, en se don­nant pour objet, sin­cè­re­ment ou hypo­cri­te­ment, une trans­for­ma­tion paci­fique du monde. Selon lui, ils sont aus­si dan­ge­reux, car pour n’être pas vio­lents, ils n’en servent pas moins la vio­lence. Les reli­gions ont tou­jours émis, en effet, une pré­ten­tion à la paci­fi­ca­tion du monde, mais outre qu’elles ont consti­tué, prises glo­ba­le­ment, un des plus grands fac­teurs de dis­corde et de guerre, cha­cune d’elles consi­dé­rée par­ti­cu­liè­re­ment n’a ins­tau­ré la paix sociale, dans la mesure où elle y a réus­si que par la rési­gna­tion à l’injustice – ins­ti­tu­tion divine s’il y avait un Dieu –, par le sacri­fice du faible à l’intérêt du fort.

« En cette matière de guerre sociale, comme dans la vio­lence indi­vi­duelle et la guerre inter­na­tio­nale, nous retrou­vons son conseil d’abstention. Ses solu­tions sont tou­jours aso­ciales. Connais-toi toi-même et ignore le monde. »

« La socié­té de demain, si les indi­vi­dus ne sont pas réno­vés, ne vau­dra pas mieux que celle d’aujourd’hui, qui ne vaut pas mieux que celle d’hier. »

« Que l’individu com­mence par se révo­lu­tion­ner lui-même et la socié­té se trans­for­me­ra auto­ma­ti­que­ment. Ain­si, l’individualiste stoïcien
reste pur de la vio­lence révo­lu­tion­naire comme des autres violences. »
(Manuel Devaldès.)

De Ligt

Avec Tho­reau, Tucker, Tol­stoï, Han Ryner, l’anarchisme chan­geait de visage, un homme devait bien­tôt arri­ver et défi­nir à par­tir de ses devan­ciers une méthode nou­velle et ori­gi­nale de lutte, la révo­lu­tion non vio­lente, spé­cia­le­ment adap­tée au but pour­sui­vi ! Bar­thé­le­my de Ligt, anar­chiste et anti­mi­li­ta­riste hol­lan­dais, auteur du livre Pour vaincre sans vio­lence, dans lequel il expose ses méthodes et rai­sons de lutte. Sui­vons-le donc à tra­vers ces quelques extraits les plus signi­fi­ca­tifs de son œuvre :

« Pour la bour­geoi­sie, essen­tiel­le­ment para­si­taire, l’emploi de la vio­lence est chose nor­male. Par contre, les anar­chistes veulent abo­lir toute forme de para­si­tisme, d’exploitation et d’oppression, en lut­tant pour un monde d’où toute vio­lence bru­tale serait ban­nie. C’est pour­quoi dès que les moyens sécu­laires sont employés par eux, une contra­dic­tion fla­grante appa­raît entre de tels moyens et le but à atteindre… C’est une loi inévi­table que tout moyen a son propre but imma­nent, décou­lant de la fonc­tion pour laquelle il a été créé, et qu’il peut seule­ment se subor­don­ner à d’autres buts plus éle­vés, pour autant que ceux-ci s’accordent avec son but essen­tiel, pour ain­si dire inné. »

« D’autre part, tout but sug­gère ses propres moyens. Celui qui néglige cette loi subit inévi­ta­ble­ment la dic­ta­ture des moyens. Car si cer­tains moyens portent en eux une des­ti­na­tion à contre­sens du but pour­sui­vi, plus l’homme les emploie, plus il est ame­né à dévier de l’objet pour­sui­vi, et plus il est fata­le­ment déter­mi­né par ces moyens dans son action. »

« De nos jours, beau­coup de révo­lu­tion­naires com­mencent à sai­sir tout cela. Pour­tant ils hésitent à bri­ser avec les méthodes tra­di­tion­nelles de vio­lence. Et pour­quoi ? En pre­mier lieu, par une fausse honte de leurs sen­ti­ments moraux, car la mora­li­té est de nos jours hors de mode. »

Révolution non violente

« La ques­tion essen­tielle qui doit être réso­lue par la révo­lu­tion sociale est l’organisation du tra­vail par lui-même… Les masses tra­vailleuses, ouvriers aus­si bien qu’intellectuels, n’arriveront à atteindre ce but que dans la mesure où elle auront su éta­blir un juste rap­port entre les méthodes de la coopé­ra­tion et celles de la non-coopé­ra­tion ; il faut qu’elles refusent de faire tout tra­vail nui­sible à l’humanité, et indigne de l’homme, qu’elles refusent de se cour­ber devant n’importe quel patron ou maître que ce soit, fût-ce l’État soi-disant révo­lu­tion­naire, pour s’unir soli­dai­re­ment dans un seul et unique sys­tème de libre pro­duc­tion. Il se peut que dans leur effort pour atteindre ce but, les masses révo­lu­tion­naires soient ame­nées à retom­ber plus ou moins dans la vio­lence. Mais celle-ci ne peut jamais être qu’un phé­no­mène acci­den­tel… et un signe de fai­blesse et non pas de force. Plus les masses révo­lu­tion­naires seront aptes à accom­plir leur tâche his­to­rique, moins elles emploie­ront la vio­lence. L’essentiel est en tout cas qu’elles dirigent dès main­te­nant et déli­bé­ré­ment toute leur tac­tique révo­lu­tion­naire vers la lutte non violente. »

« C’est pour­quoi nous fai­sons appel à tous ceux qui veulent libé­rer l’univers du capi­ta­lisme, de l’impérialisme et du mili­ta­risme, afin qu’ils se libèrent avant tout eux-mêmes des pré­ju­gés de vio­lence bour­geois féo­daux et bar­bares, com­plè­te­ment péri­més, dont la plu­part des hommes sont encore pos­sé­dés. De même que c’est le sort fatal de tout pou­voir poli­tique ou social, même s’il s’exerce au nom de la révo­lu­tion, de ne plus pou­voir se libé­rer de la vio­lence hori­zon­tale et ver­ti­cale, c’est la tâche de la révo­lu­tion sociale de dépas­ser cette vio­lence et de s’en affran­chir. Si les masses popu­laires s’élèvent réel­le­ment, elles sub­sti­tue­ront aux vio­lences de l’État la liber­té que repré­sente le gou­ver­ne­ment de soi-même. »

« La croyance tra­di­tion­nelle dans la vio­lence hori­zon­tale et ver­ti­cale n’est qu’une forme de ser­vi­tude morale vis-à-vis de la noblesse, du cler­gé et de la bour­geoi­sie. Ce n’est qu’une forme de mes­sia­nisme aveugle et bar­bare. C’est un foi­son­ne­ment du pas­sé dans le pré­sent, à tel point qu’il met en dan­ger l’avenir. Celui qui ne se libère pas de cet héri­tage fatal est condam­né à le mêler tou­jours davan­tage à la révo­lu­tion qui en est, par là même, cor­rom­pue, car si la révo­lu­tion offre une véri­table valeur, c’est qu’elle s’est affran­chie de toute bar­ba­rie pour se baser sur les prin­cipes essen­tiels : la soli­da­ri­té et la coopé­ra­tion universelles. »

« Les adeptes de cette tac­tique nou­velle ne doivent pas se tenir à l’écart du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en géné­ral. Ils ont à y par­ti­ci­per conti­nuel­le­ment et par­tout, de la manière dont leurs concep­tions le leur per­mettent, en for­mant des avant-gardes inébran­lables. Dans dif­fé­rents domaines, d’ailleurs, il leur est pos­sible de col­la­bo­rer avec les révo­lu­tion­naires par­ti­sans de l’action vio­lente tra­di­tion­nelle, par exemple, sous cer­taines condi­tions, dans les mou­ve­ments de masse, contre le fas­cisme, le colo­nia­lisme et la guerre. S’il y a des conflits armés entre les pou­voirs réac­tion­naires et les masses en révolte, les tenants de l’action révo­lu­tion­naire non vio­lente sont tou­jours du côté des révol­tés, même quand ceux-ci ont recours à la violence. »

« Dans le grand mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, ils suivent leur propre tac­tique, s’efforçant d’en démon­trer l’efficacité au point de vue moral et pra­tique. Si, par contre, on veut les for­cer, même au nom de la révo­lu­tion, à employer des méthodes qu’ils condamnent, ils s’y refusent net­te­ment, puisque obéir ne serait en l’occurrence que tra­hir leur propre mis­sion révo­lu­tion­naire. Dans de telles cir­cons­tances, ils consti­tuent pour ain­si dire la conscience de la révo­lu­tion, conscience à laquelle on ne peut impo­ser silence et qui s’affirme envers et contre tout. »

Conclusion

Arri­vés au terme de cette étude, il nous semble pos­sible de déga­ger plu­sieurs consta­ta­tions, dont la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive mais constante des méthodes vio­lentes comme panacée.

On peut remar­quer à la lec­ture du cha­pitre « Doc­trines », en par­ti­cu­lier, qu’à son ori­gine l’anarchisme des Prou­dhon et des God­win n’était pas violent, sui­vant en cela d’ailleurs les doc­trines socia­listes de l’époque.

Chez Prou­dhon, l’appel à la rai­son est conti­nuel, son mes­sage s’adresse sou­vent plus aux tenants de l’ordre et de la richesse, aux bour­geois, aux gou­ver­nants, qu’aux socia­listes révo­lu­tion­naires de son temps. God­win, quant à lui, se contente d’un simple expo­sé de doctrines.

La vio­lence ne devait être éri­gée en prin­cipe abso­lu que quelques années plus tard, par la Pre­mière Inter­na­tio­nale et notam­ment par les sec­tions anti­au­to­riaires ani­mées par Bakou­nine et ses amis jurassiens.

Bien que jus­ti­fiée par ses tenants et prô­née avec fougue par eux, elle fut sur­tout déter­mi­née par les condi­tions sociales et poli­tiques du moment : recru­des­cence de la réac­tion bour­geoise et capi­ta­liste face aux aspi­ra­tions éga­li­taires des masses ouvrières, insur­rec­tion pari­sienne, etc.

Le peu de résul­tats obte­nus et les abus inhé­rents à une méthode aus­si res­tric­tive et des­truc­trice – et ce en contra­dic­tion fon­da­men­tale avec l’idéal anar­chiste de liber­té, de jus­tice et de non-vio­lence – ame­nèrent très vite les plus évo­lués des anar­chistes de la fin du XIXe siècle : les Kro­pot­kine, Reclus et leurs suc­ces­seurs, à révi­ser cette notion erro­née et à remettre en valeur les autres moyens d’action tou­jours valables, moins des­truc­teurs et plus faci­le­ment accep­tables par le plus grand nombre, dans le cas d’une lutte com­mune avec les anar­chistes paci­fistes – tucké­riens, tol­stoïens – et autres réfor­ma­teurs sociaux – socia­listes, mar­xistes, syn­di­ca­listes – oppo­sés à l’emploi exclu­sif et sys­té­ma­tique de la violence.

C’est de cette époque que date l’entrée mas­sive des mili­tants anar­chistes dans le mou­ve­ment syn­di­cal, et c’est ce qui déter­mi­na leur pos­si­bi­li­té d’y tra­vailler conjoin­te­ment avec les autres cou­rants adhé­rents, qu’ils soient réfor­mistes ou révolutionnaires.

C’est aus­si et sur­tout ce qui per­mit la renais­sance du mou­ve­ment anar­chiste, deve­nu sque­let­tique de par son iso­le­ment, et lui don­na l’audience consi­dé­rable qu’il acquit au début du XXe siècle,.

Débar­ras­sé de la dan­ge­reuse hypo­thèque que repré­sen­tait pour lui l’emploi de la vio­lence sys­té­ma­tique, l’anarchisme obtint droit de cité et atti­ra alors à lui une pléiade de pen­seurs, artistes, etc., enri­chis­sant son poten­tiel intel­lec­tuel et humain et, par-là, l’étude et la mise en pra­tique de méthodes plus souples et plus logiques, pour en arri­ver hier à la non-vio­lence défen­sive de Tucker ou de Tol­stoï, plus tard aux magni­fiques tra­vaux de Bar­thé­le­my de Ligt, aujourd’hui à ceux d’une par­tie impor­tante du mou­ve­ment anar­chiste anglais appar­te­nant notam­ment au Comi­té des Cent et à l’Internationale des Résis­tants à la Guerre, en Bel­gique, en Suisse et en France aux groupes d’études ani­ma­teurs des revues Pen­sée et Action et Anar­chisme et Non-Vio­lence, en Alle­magne au Groupe d’action directe non violente.

S’il est incon­tes­table par ailleurs que ce nou­vel état de pen­sée et d’action ne repré­sente somme toute qu’un cou­rant res­treint au milieu du mou­ve­ment tra­di­tion­nel, il semble néan­moins qu’il soit le seul, au stade de la recherche et de l’application, à pou­voir pré­tendre à une adap­ta­tion à l’état d’esprit de notre socié­té et à une prise de posi­tion ori­gi­nale et non conformiste.

En refu­sant de jouer le jeu de la vio­lence gou­ver­ne­men­tale en par­ti­cu­lier, en dis­so­ciant l’insurrection vio­lente de la révo­lu­tion, en affir­mant la prio­ri­té de la révo­lu­tion indi­vi­duelle sur les révo­lu­tions poli­tiques et sociales, l’anarchisme non violent affirme sa pré­ten­tion à une révi­sion néces­saire des méthodes tra­di­tion­nelles par trop enta­chées de contra­dic­tions à l’égard des fins proposées.

Lucien Gre­laud

Bibliographie sommaire pouvant servir à compléter cette étude

Ouvrages d’ensemble

  • Eltz­ba­cher, l’Anarchisme, Giard édit.
  • Jean Mai­tron, His­toire du Mou­ve­ment anar­chiste en France de 1880 à 1914, Socié­té uni­ver­si­taire d’éditions et de librairie.
  • Daniel Gué­rin, Ni Dieu ni maître (antho­lo­gie his­to­rique du mou­ve­ment anar­chiste), Édi­tions de Delphes.
  • E. Armand, E. Armand, sa vie, sa pen­sée, son œuvre, par les amis d’E. Armand, La Ruche ouvrière édit. (10, rue de Mont­mo­ren­cy, Paris 3e).

Œuvres diverses.

  • M. Bakou­nine, Œuvres com­plètes, Stock édit.En cours de réim­pres­sion par l’Institut inter­na­tio­nal d’histoire sociale d’Amsterdam.
  • P. Kro­pot­kine, Œuvres diverses, Stock édit.
  • Bro­chure l’Anarchisme (tra­duc­tion de l’article « Anar­chism » de l’Encyclopedia Bri­tan­ni­ca, Londres, 1958), Noir & Rouge édit. (Lagant, BP 113, Paris 18e).
  • Bro­chure Kro­pot­kine, par Camil­lo Ber­ne­ri, Noir & Rouge édit.
  • G. Leval, Élé­ments d’éthique moderne, La Ruche Ouvrière édit.
  • B. de Ligt, Pour vaincre sans vio­lence, Édi­tions Pen­sée et Action (Hem Day, BP 4, Bruxelles 29). La Paix créa­trice, M. Rivière édit.
  • P.-J. Prou­dhon, Œuvres com­plètes, Mar­cel Rivière, édit.
  • Han Ryner, Œuvres diverses, Aux Amis de Han Ryner (3, allée du Châ­teau, 93-Pavillons-sous-Bois).
  • M. Deval­dès, Han Ryner et le pro­blème de la vio­lence.
  • Éli­sée Reclus, l’Évo­lu­tion, la Révo­lu­tion et l’Idéal anar­chique, Stock édit.
  • Stir­ner, l’Unique et sa pro­prié­té, J.-J. Pau­vert édit.
  • L. Tol­stoï, Œuvres diverses, Stock édit.
  • Paul Ghio, l’Anarchisme aux États-Unis (B. Tucker), A. Colin édit.

Pério­diques divers concer­nant cer­tains auteurs.

  • P. Kro­pot­kine, les Temps nou­veaux, la Révolte, le Révol­té.
  • E. Armand, l’En dehors, l’Unique.
  • Mala­tes­ta, le Réveil de Genève, col­lec­tion 1941 – 1946.

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