Dans son numéro 5, notre revue rapportait les propos tenus à Paris par la chanteuse de folk-songs, Joan Baez, dont on sait maintenant qu’elle se soustrait à ses « obligations » de contribuable et qu’elle a fondé un Institut pour l’étude de la non-violence.
Avant de donner quelques indications sur cet institut, il me semble bon de résumer la déclaration que Joan Baez fit en avril 1964 lorsqu’elle refusa de payer 60 % de ses impôts (déclaration reproduite dans Peace News et dans l’Action civique non violente, numéro 22). Après avoir rappelé les possibilités destructrices des armements modernes, elle donnait deux raisons à son geste, dont la première était qu’«aucun homme n’a le droit de prendre la vie d’un autre homme » et la seconde que « la guerre moderne est un non-sens et une stupidité ». Non-sens à cause des dépenses énormes et inutiles ; stupidité parce que : « La formule « sécurité nationale » ne veut rien dire. Elle se réfère à notre système défensif, que j’appelle système offensif et qui n’est qu’une sinistre farce. Au nom de cette sécurité, on continue à multiplier et à entasser les unes sur les autres d’horribles machines à tuer, jusqu’au jour où, pour une raison ou pour une autre, on appuiera sur un bouton et notre monde, ou une bonne partie de ce monde, aura sauté et sera réduit en cendres. Ce n’est pas de la sécurité. C’est de la stupidité. » Joan Baez mettait ainsi le doigt sur les notions de sécurité et de défense dont le rôle n’est pas moindre quant à l’origine de la violence – à les discuter un peu, ces notions rejoignent facilement celles de la propriété.
Cette année également, Joan Baez ainsi qu’Ira Sandperl, directeur de l’institut, et Holly Chenery, secrétaire de cet institut, entre autres, ont répondu à la campagne lancée par le CNVA (Committee for Non-Violent Action), campagne de refus de paiement des impôts en signe de désapprobation de l’attitude belliciste du gouvernement US au Vietnam, à Saint-Domingue… ainsi que de l’attitude passive du peuple américain.
« Conséquemment à notre refus de payer l’impôt sur le revenu, consacré à la guerre, le gouvernement nous a retiré l’argent de nos comptes en banque sans notre permission. Nous essayons, cette année, d’organiser un mouvement plus grand de refus de l’impôt sur le revenu consacré à la guerre, en particulier à la guerre du Vietnam – car nous pensons que c’est là un moyen spécifique de concrétiser, pour la plupart des gens, leur opposition à la politique gouvernementale. »
Quant à l’institut, une brochure d’introduction, nous dit qu’il « doit son existence à un besoin de notre époque. Partout dans le monde, les hommes conviennent que, sous peine d’une destruction universelle, la violence organisée, c’est-à-dire la guerre, doit être mise hors la loi. Néanmoins, le seul accord général qui existe à travers le monde est qu’il est juste et même patriotique de prendre la vie d’un adversaire politique étranger. Cette opinion est partagée par tous les pays et par tous les groupes politiques, excepté les pacifistes.
« Le besoin, alors, est de comprendre la nature, les principes et les fondements de la non-violence : ses applications pratiques, psychologiques, individuelles, sociales, politiques, institutionnelles et économiques. Le but de l’Institut pour l’étude de la non-violence est de scruter chaque face de cette assertion étrange bien que communément défendue, à savoir : l’orthodoxie exaltée du meurtre international. »
En fondant cette école (ouverte dans l’été 1965 dans la région de Carmel en Californie), Joan Baez fit une déclaration dans laquelle, en s’expliquant sur la non-violence, elle précisait ses bases :
« La non-violence signifie la capacité d’éprouver de l’amour pour vous-mêmes et votre prochain, d’être sensibles à vous-mêmes et votre prochain, de prendre conscience de vous-mêmes et de votre prochain. Et par votre prochain, j’entends quiconque dans le monde.
« Le plus souvent, le contre-pied de ceci nous côtoie dans ce monde en gâchis : tuerie, haine, apathie, ignorance, ennui et des tas de morts-vivants. Je sens que si les gens ont une possibilité de poser quelques véritables questions et de songer réellement à eux-mêmes et a la vie, peut-être qu’ensemble, avec l’aide de quelques hommes comme Gandhi, Jésus et Bouddha, vous savez, ceux qui en viennent à être le plus près de savoir ce dont il s’agit, ils ont une possibilité de combattre. Une possibilité de se battre pour découvrir ce que sont en fait l’amour, la sensibilité et la conscience. Et vous apercevez-vous que si vous êtes vraiment conscients, sensibles et que si vous êtes capables d’éprouver de l’amour, alors justement vous ne pouvez pas ignorer et vous asseoir à côté des horreurs journalières qui ont lieu partout dans le monde.
« Ce qui me mène à dire que, contrairement à ce que l’on croit couramment, la résistance non violente – qui est l’aspect politique de protestation de la non-violence – est exactement le contraire de ce coudoiement passif, de cette attitude indifférente, de ce « laissez l’ennemi vous marcher dessus, et ainsi va la vie ».
« Politiquement, la non-violence implique que vous en envisagiez des manières de vaincre l’«ennemi » plus humaines et plus intelligentes que de lui brûler la cervelle.
« Et si vous n’avez pu en venir à bout, on peut encore faire en sorte qu’il coopère sans aucune crainte de vous pour sa vie et sa personne. Cela s’est passé avec succès dans le Sud.
« Et, pour un moment, en ce qui me concerne : « Miss Baez, pourquoi vous tourmentez-vous avec tout cela, vous vivez confortablement et vous avez vraiment quantité de choses à faire ?» Cela est juste, mais ne voyez-vous pas que je prends au sérieux le fait que tous les hommes sont des frères et que je veux garder mes frères. »
Avant tout, il s’agit donc de réfléchir, de se poser des questions, d’essayer d’y répondre, individuellement ou bien en groupe. C’est cette notion de réflexion qui est a la base de l’institut et, comme le dit Ira Sandperl : « Nous n’essayons pas de fabriquer des militants, mais de la compréhension. Nous voulons expulser la, violence de nous-mêmes et du monde – aspiration formidablement modeste, en somme. Partout, aujourd’hui, l’hypothèse de travail, c’est qu’en toute saison on a le droit de tuer le « méchant ». Il s’agit de déconsidérer le meurtre international honorable, récompensable, récompense ».» (Nouvel Observateur, du 24 août 1966).
Et cela se retrouve dans le programme de cette école où l’on ne vient pas pour ingurgiter des cours magistraux mais pour participer à l’élaboration des leçons :
« L’institut sera fondé principalement sur des séminaires sans formalisme, mais organisés et disciplinés… Les séminaires qui débuteront par vingt minutes de silence ou de méditation, seront centrés, quoique non exclusivement, sur les lectures. Parmi ces lectures variées (philosophiques, éthiques, politiques, historiques, etc.), on trouve, bien sûr, Gandhi, Tolstoï, Krishnamurti, Thoreau, Huxley, Camus, etc.
« Le programme journalier, d’une manière générale, est :
- 13 h : exercices, au choix de chacun.
- 13 h 30 : repas.
- 14 h à 15 h : séminaire, débutant par 20 minutes de
silence. - 15 h à 16 h : chaque personne seule, pas de livre, de musique, de
cigarettes, etc., en résumé, pas de distractions
provenant de l’extérieur du tout. - 16 h à 17 h : séminaire, débutant par 10 minutes de
silence,
« Ceci laisse du temps pour les lectures requises. Un large choix de journaux et de périodiques sera à portée de la main. Il sera demandé aux participants d’écrire un article sur un sujet de leur propre choix en rapport avec la non-violence.
« Chacune des sessions est ouverte à quiconque a 18 ans ou plus et qui désire suivre le programme esquissé.
« La longueur normale d’une session est de six semaines, avec certaines à l’occasion plus courtes. Les sessions sont espacées à intervalles irréguliers dans l’année. Des séminaires spéciaux de fin de semaine, pendant les sessions normales, sont également tenus, et les visiteurs sont les bienvenus à ces week-ends après nous avoir avertis de leur arrivée.
« Nous avons un maximum de vingt étudiants à l’institut à chaque session. Quelques-uns d’entre eux ont, avant de venir, participé à des actions non violentes, mais la plupart non. On ne leur demande pas de prendre part à des actes non violents de portée sociale ou politique pendant l’école. L’école essaie plutôt de les aider à comprendre ce qu’est la non-violence et comment elle peut être mise en pratique, mais elle laisse prendre à l’étudiant individuel ses décisions quant à ce qu’il faut faire. »
Aux difficultés que suppose le fonctionnement d’une semblable école se sont ajoutées les difficultés créées par le voisinage qui n’appréciait pas cette réalisation – difficultés qui débouchèrent sur des difficultés avec la loi, obligations, conditions à respecter. Malgré cela, l’institut persiste dans son existence et espère bientôt publier ses résultats : « Un journal rapportant le cours des sessions, ainsi que quelques écrits des étudiants. »
À la lecture de la déclaration de Joan Baez, certains seront de l’avis du journaliste du Nouvel Observateur qui titrait : « Sainte Joan Baez ». Quant à moi, je ne vois rien d’éthéré là-dedans ; et, si je préfère une définition de la non-violence d’un caractère plus individualiste et moins idéaliste, peut-être n’a-t-on pas toujours fouillé correctement les notions d’amour, de sensibilité, de conscience, de prochain, de soi, etc., souvent chargées d’un passé (et d’un présent) religieux peu rutilant, mais auxquelles un caractère religieux ne m’apparaît pas nécessairement inhérent à des moments de méditation, de silence, de repli sur soi.
On peut concevoir plusieurs types d’«écoles non violentes », variant suivant leur intention, leur point central (ici : la réflexion ; ailleurs : l’action non violente) et les modalités de leur « enseignement » (ici : séminaires, lectures, méditation ; ailleurs : entraînement pratique, psychologique à l’action non violente, études de stratégie, etc.). Mais tous ces types se valent et même se complètent ; des séminaires, où l’on épluche sans détours hypocrites des phrases, des raisonnements, des idéologies, des connaissances, présentent autant d’intérêt qu’une formation pratique à l’action.
Je considère même que, actuellement, la réflexion est un besoin primordial. Si je me pose la question : pourquoi ai-je manifesté contre les explosions françaises en Polynésie ? je ne sais répondre que par : j’ai le sentiment que…, incapable de dire : je pense que…, et de définir mon système de pensée cohérent, incapable encore de l’opposer au machiavélisme universel. Pour l’instant toutes mes pensées sont ambiguës, et ma vie également. Suis-je le seul ? J’en doute… Même cette véritable action non violente qu’est l’objection de conscience est, à l’heure actuelle, elle-même ambiguë. Comme la plupart des civils, les objecteurs sont englobés dans le système de la défense nationale. Au premier abord, ma vie est pacifique ; pourtant je suis, que je le désire ou non, un citoyen et tout dernièrement, et sans aucune originalité, un membre actif de la défense nationale, puisque je travaille. À ma connaissance, personne n’a abordé de front le problème de la citoyenneté systématique, ni celui de la défense nationale… pourtant, ils sont presque fondamentaux, et je n’ai donné ici qu’une faible idée de ces casse-tête bien gênants !
C’est pourquoi la réflexion – qui débute par la connaissance de soi – ne m’apparaît pas inférieure à l’action (quand elle est faite avec la volonté ferme de se libérer de la tendance fâcheuse à faire des phrases…). « École », séminaire, revue… peuvent être alors des instruments utiles à l’élaboration de cette réflexion, qui doit déboucher sur l’action : « Nous voulons organiser la non-violence socialement. Être un témoin privé, cela ne suffit pas. » (Ira Sandperl, Nouvel Observateur, du 24 août 1966).
Denis Durand