La Presse Anarchiste

La Pologne

Depuis le 13/​12/​81, le Dimanche noir des Polo­nais, la Pologne est dans un « stan­vo­je­ni », c’est à dire coup d’é­tat mili­taire, état excep­tion­nel. Toutes les liber­tés indi­vi­duelles, syn­di­cales, poli­tiques, civiles sont abo­lies mêmes celles que les ouvriers dans leurs luttes ont arra­ché au pou­voir qui a signé lui-même les accords de août 81 a Gdansk ; le pou­voir civil, même celui du par­ti, n’existe plus, la milice et l’ar­mée gou­vernent direc­te­ment par l’in­ter­mé­diaire des chars et des mitraillettes, des arres­ta­tions de masse, des camps et des pri­sons. Les tri­bu­naux mili­taires sont ouverts, on est condam­né pour grève, pour refus d’o­béis­sance, il y a mili­ta­ri­sa­tion de la pro­duc­tion et mobi­li­sa­tion obli­ga­toire des tra­vailleurs, etc.

Une page de l’his­toire tra­gique du peuple polo­nais est fer­mée. Quelle est la situa­tion exacte actuel­le­ment et pour les jours à venir ? C’est dif­fi­cile à savoir, et encore plus à pré­voir. Une chose est évi­dente : l’hu­ma­ni­té a fait un arrêt dans son déve­lop­pe­ment, l’ex­pé­rience du chan­ge­ment en Pologne a reçu un coup, on assiste au retour des ténèbres du Moyen Age ou du temps de l’oc­cu­pa­tion fas­ciste. Encore une fois, les espoirs de mil­lions de gens sont bafoués, oubliés, inter­dits au nom d’ob­jec­tifs mili­taires, d’un dog­ma­tisme idéo­lo­gique, d’in­té­rêts impé­ria­listes d’une puis­sance exté­rieur. Que pou­vons-nous écrire, nous ici ? Notre révolte et notre impuissance.

Pour nous, c’est éga­le­ment dou­lou­reux par le sou­ve­nir de ce que nous avons vécu en Bul­ga­rie dans les années de construc­tion du socia­lisme sta­li­nien. Cette révolte et cette impuis­sance, nous les avons sen­ties en 54 quand les ouvriers alle­mands en grève ont été écra­sés par les chars de l’oc­cu­pant russe ; en 56 quand les luttes des ouvriers, des étu­diants hon­grois ont été elles aus­si arrê­tées par les chars sovié­tiques ; et le prin­temps de Prague en 68… nos yeux se tournent avec espoir, avec admi­ra­tion et aus­si avec peur vers nos frères des pays d’Eu­rope Orien­tale qui luttent sans résul­tats. Ce n’est pas suf­fi­sant de se décla­rer soli­daires, d’af­fir­mer son sou­tien moral, comme il était aus­si ridi­cule de jouer au pro­phète pen­dant les 16 mois de lutte. Il faut essayer de mettre un peu d’ordre dans nos pen­sées qui sont tout à fait déso­rien­tées face au sort tra­gique des Polo­nais. Nous allons essayer de faire quelques consi­dé­ra­tions un peu géné­rales. Mais comme les lec­teurs d’Iztok se plaignent sou­vent que nos articles sont trop longs, nous allons divi­ser ce sujet en plu­sieurs cha­pitres qui peuvent être lus séparément.

L’ordre règne en Pologne

C’est la phrase que la presse, la radio, la télé, les géné­raux répètent depuis le coup d’é­tat. Cette phrase à un écho sinistre dans la mémoire col­lec­tive, sur­tout celle des polo­nais, car c’est la même phrase qui a annon­cé la fin de l’in­sur­rec­tion de Var­so­vie dans l’hi­ver 44 – 45 quand les armées hit­lé­riennes ont détruit quar­tier par quar­tier tout Var­so­vie et ses habi­tants pen­dant que l’ar­mée rouge atten­dait sur l’autre rive de la Vis­tule sans venir en aide au Polo­nais. C’est par la même phrase que le gou­ver­ne­ment russe a annon­cé la fin de l’in­sur­rec­tion polo­naise de 1831 – 33. C’est la même consta­ta­tion de réta­blis­se­ment de l’ordre qui a sui­vi les mas­sacres de Batouk et Pana­gu­rich­té après l’in­sur­rec­tion d’a­vril 1876 en Bul­ga­rie – après les der­nières bar­ri­cades du Père Lachaise de la Com­mune de Paris – après la résis­tance des quar­tiers ouvriers à San­tia­go du Chi­li. C’est tou­jours le même cri de triomphe, tou­jours la même réac­tion noire devant ceux qui sont tom­bés ou mis à genoux, devant chaque échec des masses popu­laires qui essaient de se libé­rer pour consti­tuer leur marche vers l’avenir.

La vie est normalisée

Cela aus­si est bien connu. Après chaque secousse, après chaque mani­fes­ta­tion de rejet du régime, ces régimes triomphent par la vio­lence comme à Prague et à Buda­pest, comme à Krons­tadt et Novot­che­kask (1962). Cela signi­fie qu’en Pologne seront intro­duites les mêmes normes et les mêmes valeurs que le peuple entier a refu­sé pen­dant 16 mois. Com­ment aujourd’­hui ce peuple sera-t-il obli­gé de les ré-accep­ter ? Ces normes, cet « état mili­taire excep­tion­nel » n’ont rien de nou­veau ni d’in­con­nu. C’est la vie quo­ti­dienne de mil­lions de citoyens-esclaves de l’empire mos­co­vite, et pas uni­que­ment de cet empire, ce même état vient à peine d’être sup­pri­mé en Corée du Sud où il était en vigueur depuis plu­sieurs décen­nies – tan­dis qu’en Tur­quie, il vient d’être introduit.

En Bul­ga­rie, par exemple, ce n’est pas un état pas­sa­ger et excep­tion­nel, c’est une situa­tion constante et per­ma­nente depuis la prise de pou­voir du par­ti com­mu­niste, c’est un ter­ro­risme éta­tique quo­ti­dien, c’est l’in­ter­dic­tion de toute la presse, toute la pen­sée, toutes les réunions, c’est l’in­féo­da­li­sa­tion des pay­sans dans l’é­co­no­mie éta­tique plus lourde que celle des sei­gneurs du Moyen Age, c’est l’en­chaî­ne­ment des ouvriers à leurs usines où ils sont plus exploi­tés que leurs frères ouvriers d’Oc­ci­dent, cet état mili­taire dure depuis des décen­nies. Il n’est pas iso­lé et par­tiel, il est orga­ni­sé et sys­té­ma­tique. Il ne s’a­dresse pas aux enne­mis de l’ex­té­rieur, mais à son propre peuple. Il ne défend pas les inté­rêts du peuple mais ceux d’une mino­ri­té qui a pris le pou­voir par la force militaire.

Il s’a­git d’une cer­taine forme de guerre civile impi­toyable et per­ma­nente. Quand la théo­rie de Trots­ky d’une révo­lu­tion per­ma­nente s’est révé­lée incon­sis­tante, on a com­men­cé, ou plu­tôt on a conti­nué la guerre civile com­men­cée en 1917. Si à l’Oc­ci­dent la deuxième guerre mon­diale s’est ter­mi­née en 1945, chez nous en Bul­ga­rie, en Pologne, elle conti­nue… Dans les pays de l’Est euro­péen il y à même quelque chose de plus étrange, on ne sait pas si l’on vit dans une époque d’a­près guerre ou d’a­vant guerre, car on entre­tient arti­fi­ciel­le­ment en même temps le sou­ve­nir de la der­nière guerre et la psy­chose de la pro­chaine avec des mobi­li­sa­tions et des exer­cices per­ma­nents. Et en même temps il n’y a pas d’autre pays au monde où l’on ose par­ler constam­ment de la paix.

Une réponse aux événements de Pologne

Dès la nou­velle du coup d’é­tat en Pologne, la presse capi­ta­liste occi­den­tale a don­né libre cours à son sou­la­ge­ment devant la fin de l’in­sé­cu­ri­té en Pologne. Il y a enfin là-bas un pou­voir fort et sûr. On peut citer quelques uns des titres du Times, du Gar­dian et Finan­cial Times de Londres, Die Zeit et Der Spie­gel d’Al­le­magne Occi­den­tale : « le coup d’é­tat en Pologne est la meilleure nou­velle de cette semaine », « Jaru­zels­ki est sin­cère », « pour la pre­mière fois depuis 16 mois, il y a en Pologne un gou­ver­ne­ment », « l’in­ter­ven­tion de l’ar­mée était deve­nue inévi­table », « Wale­sa est un tri­bun popu­laire qui aime s’é­cou­ter parler ».

Un des pre­miers télé­grammes de Jaru­zels­ki a été adres­sé aux trusts ban­caires occi­den­taux pour les assu­rer de la bonne volon­té du pou­voir et de leur volon­té d’ho­no­rer les enga­ge­ments finan­ciers. Non seule­ment les milieux finan­ciers mais les milieux poli­tiques ont affi­ché immé­dia­te­ment en même temps leur tris­tesse pour les pauvres Polo­nais et leur accep­ta­tion de ne pas se mêler des affaires inté­rieures de la Pologne, y com­pris la France. Mais il s’est pro­duit quelque chose d’im­pré­vu : des masses ouvrières, les intel­lec­tuels, les étu­diants ont mani­fes­té plus de soli­da­ri­té que leur gou­ver­ne­ment et les capi­ta­listes. Quand les bou­le­vards pari­siens autour de l’am­bas­sade de Pologne ont été cou­verts de mani­fes­tants, le pou­voir poli­tique a été obli­gé de dur­cir sa posi­tion vis à vis des nou­veaux maîtres de la Pologne. Com­ment sera l’a­ve­nir, il est trop tôt pour le dire, mais on peut rap­pe­ler la phrase célèbre de Lénine : « les démo­cra­ties occi­den­tales et les capi­ta­listes vont nous vendre même la corde avec laquelle nous les pendrons ».

Luttes ouvrières

Ce qui unit les assas­sins les plus actifs, directs ou indi­rects, et leurs com­plices occi­den­taux, conscients ou incons­cients, c’est leur panique devant la conscience éveillée et la com­ba­ti­vi­té de la classe ouvrière. Nous citons ici le socio­logue fran­çais J. Julliard :

« En Août 1980 avec la vic­toire des accords de Gdansk a com­men­cé en Pologne une vraie révo­lu­tion ouvrière, la plus mas­sive, la plus démo­cra­tique, la plus pure depuis la Com­mune de Paris 110 ans aupa­ra­vant. Et pour la pre­mière fois la ques­tion du pas­sage vers le socia­lisme c’est à dire vers une démo­cra­tie ouvrière ne s’est pas pas­sée comme d’ha­bi­tude à par­tir d’un capi­ta­lisme déve­lop­pé ou non, mais à par­tir d’un régime éta­tique bureau­cra­tique. En Pologne pen­dant 16 mois on a assis­té à une com­plète dis­pa­ri­tion du par­ti qui avait per­du com­plè­te­ment tout contrôle sur le pays, en faveur d’un mou­ve­ment ouvrier indé­pen­dant orga­ni­sé en syn­di­cat dans les entre­prises de pro­duc­tion. Les usines s’é­taient trans­for­mées en vraies for­te­resses de l’in­dé­pen­dance ouvrière tan­dis que l’i­dée d’une auto­ges­tion était l’ex­pres­sion poli­tique de cette indé­pen­dance. Ain­si on peut mieux com­prendre la vraie peur panique des bureau­crates des pays de l’Est devant un tel mou­ve­ment et en même temps le manque d’en­thou­siasme des milieux capi­ta­listes occi­den­taux pour leur venir en aide même mora­le­ment… Les révo­lu­tions socia­listes du 20ème siècle ont abou­ti à des dic­ta­tures bureau­cra­tiques para­ly­santes inca­pables d’ac­cep­ter l’ab­so­lue néces­si­té de l’in­dé­pen­dance du mou­ve­ment ouvrier. C’est pour­quoi ce mou­ve­ment prend de plus en plus un carac­tère révo­lu­tion­naire. On était arri­vé à une confron­ta­tion inévi­table entre le com­mu­nisme bureau­cra­tique et la démo­cra­tie ouvrière car ces eux concep­tions sont incom­pa­tibles. La Pologne en a été la démonstration. »

(Nou­vel Obser­va­teur, 26/​12/​81)

Avant de dis­cu­ter l’af­fir­ma­tion de ce socio­logue, nous don­ne­rons une autre prise de posi­tion, celle de la Prav­da de Mos­cou, le len­de­main du coup d’é­tat de Varsovie.

«… Les évé­ne­ments en Pologne… ont démon­tré l’in­con­sis­tance et l’ab­sur­di­té de la théo­rie des syn­di­cats indé­pen­dants. Au contraire ils ont démon­tré que c’est le par­ti qui est la meilleure forme de l’or­ga­ni­sa­tion de la classe ouvrière… L’his­toire de notre pays a confir­mé l’ab­sur­di­té et l’im­puis­sance de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme en tant que concep­tion de syn­di­cat indé­pen­dant et sur le rôle de l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale en tant que fac­teur domi­nant de la socié­té ; ain­si que de leur concep­tion selon laquelle les syn­di­cats ouvriers peuvent rem­pla­cer l’ap­pa­reil d’é­tat et jouer le rôle d’un par­ti poli­tique… Les syn­di­cats peuvent réel­le­ment rem­plir leur rôle et leurs droits garan­tis par la consti­tu­tion uni­que­ment sous la direc­tion du par­ti. Le fait… que les orga­ni­sa­tions du par­ti dirigent les syn­di­cats dans leur acti­vi­té quo­ti­dienne repré­sente un fac­teur impor­tant dans le ren­for­ce­ment de l’u­ni­té indes­truc­tible entre le par­ti et le peuple. »

(Prav­da)

Comme on le voit, il y a des points de vue com­plè­te­ment oppo­sés non seule­ment sur les évé­ne­ments de Pologne mais sur les ques­tions théo­riques essen­tielles comme par exemple le rôle du mou­ve­ment ouvrier et des syn­di­cats. Et il y aura pro­ba­ble­ment d’autres points de vue soit pour défendre soit pour cri­ti­quer l’ex­pé­rience polo­naise, de la même façon qu’il y a eu récem­ment à Paris des dis­cus­sions sur l’ex­pé­rience tché­co­slo­vaque. Nous ne ferons ici qu’a­bor­der le pro­blème pour signa­ler plus pré­ci­sé­ment un oubli his­to­rique : entre la Com­mune de Paris et le syn­di­cat polo­nais Soli­dar­nosc il y a eu beau­coup d’autres expé­riences, et sur­tout une qu’il ne faut pas oublier ni sous-esti­mer – les idées et le mou­ve­ment social, révo­lu­tion­naire, syn­di­cal et pro­lé­ta­rien des soviets dans la révo­lu­tion russe. Il est évident qu’au­jourd’­hui, de cette idée et de ce mou­ve­ment, il ne reste que le nom sans aucun conte­nu. Comme il est évident que la pro­pa­gande du par­ti a effa­cé de l’his­toire tout ce qui était lié à ces idées et à ce mouvement.

Mais mal­gré tout la véri­té his­to­rique existe, quelques contem­po­rains et his­to­riens de l’é­poque ont lais­sé des traces. Il faut que nous conti­nuions à par­ler de ces pages oubliées de l’his­toire jus­qu’au jour où elles seront de nou­veau évi­dentes pour tout le monde.

Nous rap­pel­le­rons briè­ve­ment ici quelques faits. La force et l’o­ri­gi­na­li­té du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire russe de 1917 – 21 ne rési­daient pas dans le par­ti com­mu­niste qui était très mino­ri­taire, à peu près incon­nu et tou­jours en retard. Ce n’é­taient pas non plus les per­son­na­li­tés « his­to­riques » comme Lénine et Trots­ky (leur rôle his­to­rique a été fabri­qué a pos­te­rio­ri). Mais c’é­tait sur­tout la grande masse des ouvriers, des pay­sans et des sol­dats en lutte pré­ci­sé­ment au nom des soviets en tant que concep­tion d’au­to-gou­ver­ne­ment, auto-pro­duc­tion et auto-contrôle. Ces mêmes idées et ces mêmes exi­gences qui ont mobi­li­sé les ouvriers polo­nais en grève en 1980 et sur les­quelles ils ont débat­tu pen­dant toute l’an­née 1981. Pour illus­trer ce que nous avan­çons, nous cite­rons la phrase de Lénine que Trots­ky a rap­pe­lée plus tard, une fois en émi­gra­tion (dans son livre sur Lénine, 1924, p. 63): « Le pays des ouvriers et des pay­sans pauvres est mille fois plus à gauche que les concep­tions d’un Tcher­nov et cent fois plus à gauche que nos propres positions ».

Le deuxième fait aus­si impor­tant que le pre­mier est que l’i­dée de « tout le pou­voir au soviet » n’est pas un mot d’ordre iso­lé mais cor­res­pond à un mou­ve­ment orga­ni­sé et conscient. Ce mou­ve­ment était pré­sent dans chaque uni­té de pro­duc­tion, dans chaque lieu d’ha­bi­ta­tion. Dans ces condi­tions de révo­lu­tion et de guerre civile, ce mou­ve­ment avait com­men­cé à s’or­ga­ni­ser dans des dimen­sions natio­nales. Le 2ème Congrès pan­russe des soviets devait ouvrir ses tra­vaux pré­ci­sé­ment le 24/​10/​1917 à Péters­bourg. Dans cette fin d’oc­tobre, le mot d’ordre « tout le pou­voir aux mains des soviets » n’é­tait pas un sou­hait, c’é­tait une réa­li­té concrète. Pra­ti­que­ment, tout le pou­voir était déjà aux mains des soviets, le congrès devait uni­que­ment offi­cia­li­ser ce sys­tème et léga­li­ser la pra­tique déjà exis­tante, autre­ment dit prendre le pouvoir.

Ce n’est pas par hasard que Trots­ky a réus­si à convaincre Lénine. Et ce der­nier a entraî­né der­rière lui la majo­ri­té du Comi­té Cen­tral du Par­ti dans la néces­si­té d’a­gir avant le Congrès des Soviets, et d’a­gir par un coup d’é­tat mili­taire que la pro­pa­gande bol­che­vique a appe­lé plus tard la Révo­lu­tion d’Oc­tobre. Ce n’é­tait pas une révo­lu­tion, c’é­tait une prise de pou­voir par la force mili­taire. Le coup n’é­tait pas diri­gé vers le pou­voir pas­sé qui n’exis­tait pra­ti­que­ment plus, mais devant le dan­ger d’une vrai révo­lu­tion, c’est à dire la prise de pou­voir par le Congrès des Soviets au nom des soviets déjà exis­tants. On peut ouvrir ici un paral­lèle. Le coup d’é­tat mili­taire en Pologne se pro­duit en réponse aux pro­po­si­tions du Conseil natio­nale des syn­di­cats indé­pen­dants Soli­dar­nosc de faire un réfé­ren­dum pré­ci­sé­ment sur la ques­tion du pou­voir en Pologne et sur la place du Par­ti et des syn­di­cats dans ce pouvoir.

Il est inté­res­sant d’é­tu­dier les rap­ports de Lénine et des bol­che­viks avec les soviets. Nous don­ne­rons ici quelques cita­tions d’un contem­po­rain Arthur Leh­ning qui a écrit en 1929 :

« Lénine et son par­ti n’ont jamais pris au sérieux l’i­dée de tout le pou­voir aux mains des soviets, ils ne pou­vaient pas accep­ter cette idée pour la simple rai­son que dans ce cas ils devaient accep­ter aus­si que les soviets devraient jouer un rôle essen­tiel­le­ment construc­tif dans la socié­té socia­liste après la des­truc­tion de l’é­tat bour­geois… concep­tion qui était en pleine contra­dic­tion avec l’i­dée bol­che­vique de construc­tion de cette socié­té. Accep­ter les exi­gences des soviets, cela signi­fie qu’il faut chan­ger les organes de l’É­tat avec une nou­velle orga­ni­sa­tion sociale où pré­ci­sé­ment les soviets ont un rôle impor­tant poli­tique et éco­no­mique. Mais cela est incom­pa­tible avec la concep­tion de Lénine d’un socia­lisme d’É­tat. Lénine répé­tait tout le temps, dans ses articles de février à octobre 1917, que la condi­tion néces­saire de la réa­li­sa­tion du socia­lisme est la créa­tion d’un pou­voir éta­tique fort, que la tâche essen­tielle est de prendre le pou­voir d’é­tat pour créer un nou­vel État. Ce nou­vel État, d’a­près Lénine, devait être tem­po­raire, comme la Com­mune de Paris… mais l’es­sen­tiel est cette idée de Lénine d’un socia­lisme d’État. »

(A. Leh­ning, 1929)

Com­ment les bol­che­viks ont-ils réso­lu le pro­blème d’u­ti­li­ser la puis­sance d’i­dée du mou­ve­ment des soviets pour leur propre compte ? Cette ques­tion a non seule­ment une impor­tance his­to­rique mais aus­si un inté­rêt actuel. Cela peut expli­quer l’at­ti­tude du Par­ti Com­mu­niste polo­nais envers les syn­di­cats polo­nais pen­dant les 16 mois écou­lés, leur atti­tude actuelle, et per­mettre même de pré­voir leur tac­tique future.

Le 9/​4/​1917, Lénine écrit dans la Prav­da : « Nous ne sommes pas des blan­quistes par­ti­sans d’une prise de pou­voir par une mino­ri­té ». Le 14 avril, à la Confé­rence des Bol­che­viks de Pétro­grad, il déclare : « Tant que les soviets ne prennent pas le pou­voir, nous ne le pren­drons pas non plus ». Dans ses « Lettres sur la tac­tique » (dans les­quelles il explique ses Thèses d’A­vril) Lénine écrit que d’a­près Marx la Com­mune de Paris n’est pas un blan­quisme parce qu’elle a assu­ré la domi­na­tion directe et immé­diate d’une majo­ri­té et elle répond à l’ac­ti­vi­té des masses dans ce sens que les masses s’af­firment elles-mêmes. Et trans­po­sant cet exemple dans la situa­tion de la Rus­sie au prin­temps 1917, il écrit :

« Les soviets des repré­sen­tants des ouvriers, des pay­sans et des sol­dats sont évi­dem­ment l’or­ga­ni­sa­tion directe et concrète de la majo­ri­té du peuple… la prise de pou­voir de la part des soviets n’a rien de com­mun avec le blan­quisme parce que c’est une prise de pou­voir d’une majo­ri­té. Notre acti­vi­té doit être orien­tée vers une lutte d’in­fluence au milieu de ces soviets… Le pro­lé­ta­riat n’est pas capable de prendre l’ap­pa­reil du pou­voir et de le diri­ger. Mais une fois le pou­voir éta­tique pris, les soviets sont capables de déve­lop­per une acti­vi­té, de démon­trer leurs capa­ci­tés… Les soviets des ouvriers et des pay­sans seront la nou­velle forme de l’É­tat, une nou­velle forme supé­rieure de la démo­cra­tie, une forme de la dic­ta­ture du prolétariat ».

(Lénine,
résu­mé des articles : Les Bol­che­viks doivent-ils garder
le pou­voir. Lettre aux ouvriers amé­ri­cains. Texte du
20/​8/​1918)

Comme on peut le consta­ter dans ce texte, Lénine crée une confu­sion consciente entre le blan­quisme et le non- blan­quisme, c’est à dire une prise de pou­voir par une mino­ri­té par un coup d’é­tat ; le pro­lé­ta­riat est à la fois capable et inca­pable de prendre et d’exer­cer le pou­voir ; les conseils sont l’ex­pres­sion de la volon­té de la majo­ri­té du peuple, ou ils sont l’or­gane de la future socié­té qui sera en même temps éta­tique et non-éta­tique. Il y a une chose qui est claire, c’est que Lénine a un besoin urgent des soviets en tant qu’i­dée sociale et en tant qu’ex­pres­sion d’une majo­ri­té qui lui manque à lui. C’est pour­quoi il envi­sage de les « influen­cer » c’est à dire de les mani­pu­ler et de les récupérer.

Pour­quoi en avril 1917 Lénine a‑t-il for­mel­le­ment refu­sé l’at­ti­tude blan­quiste, et applique-t-il cette atti­tude en octobre ? Parce qu’il n’a pas réus­si à « influen­cer » suf­fi­sam­ment ces soviets et à pré­pa­rer un coup d’é­tat « légi­time ». Mais sur­tout parce qu’il savait que les soviets cette fois ci étaient prêts à assu­rer le pou­voir, c’est à dire léga­li­ser ce qui exis­tait déjà à la base, l’ac­ti­vi­té des soviets locaux. Mais en même temps Lénine était assez intel­li­gent pour com­prendre que sans les soviets ou contre les soviets il ne pou­vait rien faire. C’est pré­ci­sé­ment sur ce point qu’a lieu la décou­verte « géniale » de Lénine, sa manière mal­hon­nête et rusée. Son com­pa­gnon de l’é­poque, Trots­ky, a expli­qué plus tard à sa manière intel­lec­tuelle et bavarde ce qui s’é­tait passé :

« Le par­ti a été inca­pable de prendre le pou­voir tout seul sans les soviets et der­rière leur dos. Cela aurait été une erreur très mal accep­té par les ouvriers et par la gar­ni­son de Pétro­grad. Les sol­dats connais­saient très bien le soviet des repré­sen­tants des ouvriers de Pétro­grad et ils tra­vaillaient avec la sec­tion mili­taire de ce soviet. Ils ne connais­saient pas notre par­ti ou ils le connais­saient uni­que­ment par l’in­ter­mé­diaire des soviets. Et si l’in­sur­rec­tion sans l’ac­cord du congrès des soviets, se fai­sait sans liai­son avec lui, sans sa pro­tec­tion, sans qu’il soit évident pour les sol­dats que cette insur­rec­tion était la condi­tion de lutte pour « tout le pou­voir aux soviets » – sans ces condi­tions, l’at­ti­tude de la gar­ni­son de Pétro­grad pou­vait être très dan­ge­reuse pour notre succès. »

(Trots­ky,
« Sur Lénine, 1924 p.78)

Ain­si, pro­fi­tant d’une cer­taine confu­sion, créant par eux-même des confu­sions, accep­tant des pers­pec­tives qui leurs sont étran­gères, appli­quant des tac­tiques qu’ils reje­taient quelques mois aupa­ra­vant – les bol­che­viks ont pris de vitesse à la der­nière minute les déci­sions du Congrès des Soviets. Ils se sont dépê­chés de pro­cla­mer leur « gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire pro­vi­soire » qui les nom­mait eux-mêmes « soviets des com­mis­saires du peuple » – juste à l’ou­ver­ture du 2ème Congrès des Soviets, les vrais. La confu­sion était elle que le 25/​10/​1917 ce Congrès à voté un mani­feste dans lequel il dit : « Le Congrès des Soviets déclare prendre tout le pou­voir dans ses mains… Le Congrès décide : tout le pou­voir dans ses mains… Le Congrès décide : tout le pou­voir des dif­fé­rents lieux d’ha­bi­ta­tion passe entiè­re­ment aux mains des soviets locaux des repré­sen­tants des ouvriers, des pay­sans et des sol­dats ». Mais il y avait déjà deux pou­voirs en place, le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire sor­ti du coup d’é­tat des bol­che­viks et les déci­sions du Congrès des Soviets. Au début, le gou­ver­ne­ment entre­te­nait l’illu­sion qu’il exé­cute la volon­té des soviets bien que ni son ori­gine, ni son orga­ni­sa­tion, ni ses idées n’aient cor­res­pon­du à celles des soviets. Pro­gres­si­ve­ment, le par­ti de Lénine a éli­mi­né direc­te­ment ou indi­rec­te­ment les gens qui ani­maient les soviets. Il a aus­si aban­don­né les idées du pou­voir des soviets jus­qu’au 5ème Congrès des Soviets qui a ame­né les soviets à ce qu’ils sont encore, un sym­bole sans aucun pou­voir, une ins­ti­tu­tion sans aucune impor­tance. En Pologne, après 16 mois d’ef­forts pour uti­li­ser et com­pro­mettre la nou­velle forme des soviets qui était l’or­ga­ni­sa­tion Soli­dar­nosc, le par­ti à uti­li­sé de nou­veau la force mili­taire pour l’é­li­mi­ner. Il va pro­ba­ble­ment essayer, d’a­près les « leçons » de Lénine, de sau­ve­gar­der et d’u­ti­li­ser la phra­séo­lo­gie et la façade des syn­di­cats dits indé­pen­dants. Va-t-il y par­ve­nir, c’est un autre problème.

Mais pour ter­mi­ner ce bref rap­pel des conflits entre les soviets et le par­ti en Rus­sie en 1917, nous don­ne­rons quelques extraits d’un contem­po­rain de ces évé­ne­ments, qui a écrit en 1921 :

« L’i­dée des soviets, c’est l’ex­pres­sion la plus juste de ce que nous consi­dé­rons comme une Révo­lu­tion sociale, car elle englobe toute la par­tie construc­tive du socia­lisme… L’i­dée de dic­ta­ture est une concep­tion bour­geoise qui n’a rien de com­mun avec le socia­lisme. Au contraire, cette concep­tion est en contra­dic­tion fon­da­men­tale avec l’i­dée construc­tive des soviets. L’ef­fort d’u­nir ces deux concep­tions contra­dic­toires mène à cette mons­truo­si­té sans espoir qui est le sys­tème bol­che­vique actuel qui a été fatal pour la Révo­lu­tion russe… Et il ne pour­rait en être autre­ment. Le sys­tème des soviets est fon­dé sur de telles bases qu’ils ne peuvent pas se déve­lop­per dans une dic­ta­ture. Dans la théo­rie et la pra­tique bol­che­vique, tout vient de là-haut, on exige des masses une sou­mis­sion aveugle devant cette volon­té diri­geante. En Rus­sie, cette dic­ta­ture s’est impo­sée, c’est pour­quoi il ne peut être ques­tion de soviets ; au contraire, c’est une cari­ca­ture com­plète de l’i­dée même des soviets c’est à dire l’in­dé­pen­dance des syn­di­cats ouvriers, auto-gou­ver­ne­ment et auto-production.

(Rudolf Rocker,
« La catas­trophe du com­mu­nisme russe, 1921, p.23 – 24)

On com­prend alors pour­quoi le par­ti com­mu­niste au pou­voir n’ac­cepte pas et n’ac­cep­te­ra jamais un mou­ve­ment ouvrier indé­pen­dant ain­si que tout effort vers une cer­taine démo­cra­tie et une cer­taine liber­té. On com­prend aus­si pour­quoi il écrase chaque fois par la force mili­taire soit direc­te­ment comme à Prague et à Buda­pest, soit indi­rec­te­ment comme à Var­so­vie, tout effort et tout éveil vers des idéaux sem­blables à ceux de 1917. Dans ce sens l’af­fir­ma­tion de la Prav­da de Mos­cou : « Les idées syn­di­ca­listes et plus pré­ci­sé­ment celles de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme sont dépas­sées et reje­tées par l’his­toire » – s’est révé­lée fausse. Car au contraire, bien qu’in­ter­dites, presque incon­nues, ces idées et ces pra­tiques reviennent constam­ment et pério­di­que­ment sur la scène de l’his­toire. Et il en sera ain­si tant que la ques­tion sociale n’est pas résolue.

Impuissance de l’Occident

La ques­tion polo­naise et sa tra­gé­die ont pla­cé tout l’Oc­ci­dent dans une posi­tion très incon­for­table – son impuis­sance com­plète de toute action. Même dans des pays ou des endroits où il y avait un sin­cère désir de soli­da­ri­té, de révolte, d’aide au peuple polo­nais, tout cela est res­té uni­que­ment sym­bo­lique, exclu­si­ve­ment éthique, plus utile pour ceux qui ont mani­fes­té, et en réa­li­té sans aucune valeur. La même situa­tion se répète chaque fois qu’il y a des cas sem­blables en Europe de l’Est.

Cette situa­tion contraste étran­ge­ment avec les conflits des autres coins de la pla­nète, Corée, Viet­nam, Amé­rique Cen­trale, Proche Orient, etc. Pour­quoi cette dif­fé­rence dans les atti­tudes et les pos­si­bi­li­tés ? Nous ren­trons ici dans le domaine de la diplo­ma­tie, de la poli­tique poli­ti­cienne pleine d’in­cer­ti­tudes, d’in­con­nu, de sub­ti­li­tés incom­pré­hen­sibles. C’est un domaine inha­bi­tuel pour nous, où tout doit être dit au condi­tion­nel ou par sup­po­si­tion. Cela à même posé des pro­blèmes entre nous. Par exemple, des cama­rades ne com­prennent pas pour­quoi je ramène sou­vent la ques­tion à Yal­ta. Il semble que la diplo­ma­tie ne doive pas inté­res­ser les révo­lu­tion­naires, pour eux c’est le rap­port de force qui compte dans la lutte. Le reste n’est qu’un jeu. C’est pro­ba­ble­ment vrai pour les régimes démo­cra­tiques où il existe une opi­nion publique, où des mou­ve­ments sociaux et poli­tiques peuvent agir, peuvent pro­vo­quer des réformes, des chan­ge­ments. Mais l’Oc­ci­dent oublie ou ne veut pas accep­ter la réa­li­té des régimes tota­li­taires bien que dans son his­toire du 20ème siècle il ait dû aus­si les subir. Cela change du tout au tout. Com­ment peut-on expli­quer par exemple qu’en Pologne aujourd’­hui quatre cent mille mili­ciens soient en train de mettre à genoux dix mil­lions d’ou­vriers der­rière les­quels il y a le peuple tout entier. Dans le même sens, la remarque bles­sante pour nous tous les émi­grés : mais pour­quoi sup­por­tez-vous ces régimes, vous n’êtes pas des hommes, pour­quoi ne les reje­tez-vous pas… Il ne faut pas oublier que les régimes tota­li­taires fas­cistes ont été détruits non pas par une résis­tance inté­rieure mais par une guerre. Et qui veut accep­ter aujourd’­hui les risques d’une nou­velle guerre ? Alors le tota­li­ta­risme de gauche survit.

Mais il sur­vit aus­si parce que l’Oc­ci­dent a accep­té et garan­tit sa sur­vie. Par les accords de Téhé­ran de 1943, par les accords de Yal­ta en février 1945, par les accords de Poz­nan. À l’oc­ca­sion des évé­ne­ments de Pologne, la presse occi­den­tale à été for­melle au sujet de Yal­ta : « Du début jus­qu’à la fin de la Confé­rence de Yal­ta, il y a eu un désac­cord qui n’est jamais par­ve­nu à se régler, sur la fron­tière occi­den­tale de l’URSS. » Par consé­quent il n’est pas vrai que l’Oc­ci­dent ait ven­du toute l’Eu­rope Orien­tale à Sta­line, et qu’il se soit lié lui-même les mains dans une impuis­sance com­plète devant les pires crimes per­pé­trés dans cette zone là, zone qui peut être consi­dé­rée comme chasse gar­dée où le chas­seur peut faire tout ce qu’il veut sans rendre compte à personne.

Nous, les peuples de l’Eu­rope Orien­tale, nous n’a­vons pas été invi­tés à signer ces accords et nous ne savons pas exac­te­ment ce qui a été déci­dé là-bas sur notre propre sort, sur le sort de nos enfants, sur le sort de presque cent mil­lion d’ha­bi­tants. Mais pour nous tous sans excep­tion notre sort actuel et même notre ave­nir ont été déci­dé à cette Confé­rence diplo­ma­tique. Toute l’at­ti­tude de l’Oc­ci­dent depuis trois décen­nies le confirme. La der­nière expé­rience, celle de la Pologne 1980 – 81, le confirme encore une fois.

Pour nous, les Bul­gares, c’é­tait déjà évident dès 1945 pen­dant les pre­mières et uniques élec­tions plus ou moins libres ; la ter­reur était si déchaî­née qu’elle n’a même pas épar­gné les repré­sen­tants occi­den­taux, même le repré­sen­tant per­son­nel du pré­sident amé­ri­cain, et per­sonne n’a rien pu faire. Plus tard, nous avons vu l’autre face du même pro­blème, quand l’ar­mée des par­ti­sans grecs du géné­ral Mar­kos a été écra­sée par les occi­den­taux sans que les pays puissent lui appor­ter le moindre secours. Pour nous, il était évident que l’Eu­rope était divi­sée en deux zones, et que nous étions enfer­més et lais­sés en otage à Mos­cou pour per­mettre à l’autre moi­tié de l’Eu­rope d’être « libre ». Pour nous, il était aus­si évident que nous ne pou­vions rien faire contre cette nou­velle colo­ni­sa­tion. Et aujourd’­hui que les héros des cafés de Paris nous accusent de « ne pas être des hommes », je me rap­pelle les dis­cus­sions à l’é­poque en Bul­ga­rie entre ceux qui envi­sa­geaient la résis­tance et ceux qui envi­sa­geaient l’é­mi­gra­tion. Le bon­heur rela­tif de ces euro­péens occi­den­taux est payé par la souf­france de nos peuples, et en plus ils nous insultent.

Nous ne sommes pas dans les secrets des diplo­mates, mais nous connais­sons bien l’his­toire qui, à toutes les époques et sous tous les régimes, a pra­ti­qué la poli­tique du par­tage ; les hyènes civi­li­sées ont tou­jours dis­cu­té sur la carte le sort des peuples selon les inté­rêts et les caprices des grandes puis­sances. Quand le mou­ve­ment socia­liste a pris nais­sance au siècle der­nier, et s’est déve­lop­pé, c’é­tait un des thèmes essen­tiels de sa lutte : le refus d’au­to­ri­ser les impé­ria­listes à déci­der du sort de mil­lions d’êtres humains. Qui aurait pu envi­sa­ger que les res­pon­sables du monde dit socia­liste uti­li­se­raient les mêmes méthodes pour construire de nou­veaux empires basés sur de nou­velles injustices.

Je sup­pose que dans les textes offi­ciels de Yal­ta il n’y a pas effec­ti­ve­ment men­tion du tra­cé de la fron­tière occi­den­tale de l’URSS. Mais je sup­pose qu’il y a des textes secrets, non publiables, qui concernent cette ques­tion. Quelques faits me mènent à cette sup­po­si­tion. Par exemple, Chur­chill dans ses Mémoires men­tionne le mar­chan­dage per­son­nel avec Sta­line pen­dant cette Confé­rence. Sur un petit bout de papier, tous les deux s’é­taient mis d’ac­cord et chif­fraient en pour­cen­tage leur influence res­pec­tive. Il semble que pour la Bul­ga­rie, c’é­tait 75% d’in­fluence russe pour 25% d’in­fluence occi­den­tale. Après ce mar­chan­dage, les pro­messes d’é­lec­tions libres, de démo­cra­ti­sa­tion, de repré­sen­ta­ti­vi­té deviennent com­plè­te­ment super­flues et hypo­crites. Il y a des docu­ments selon les­quels Bre­j­nev a pré­ve­nu lui-même le pré­sident amé­ri­cain quand l’ar­mée rouge a enva­hi la Tché­co­slo­va­quie, il a même pré­ci­sé que l’ar­mée rouge s’ar­rê­te­rait juste avant le no man’s land avant la fron­tière allemande.

Selon cer­taines infor­ma­tions, Mos­cou avait pré­ve­nu direc­te­ment les USA et l’Al­le­magne Fédé­rale du coup d’é­tat de Jaru­zels­ki en Pologne (en France uni­que­ment le Bureau Poli­tique du Comi­té Cen­tral du PCF aurait été pré­ve­nu). Pour­quoi Mos­cou a‑t-il tel­le­ment tenu aux accords de Hel­sins­ki (accords qu’il n’a jamais appli­qué dans son propre ter­ri­toire)? Uni­que­ment pour don­ner une base juri­dique au par­tage de l’Eu­rope pré­ci­sé­ment sur la par­tie secrète des accords de Yal­ta. Pour­quoi Mos­cou entre­tient-il des points chauds dans les dif­fé­rentes par­ties de la pla­nète, en pro­po­sant chaque fois des pos­si­bi­li­tés de nou­velles dis­cus­sions en vue de nou­veaux accords et de nou­veaux partages ?

Pour­quoi, par­mi les diri­geants occi­den­taux, uni­que­ment Mit­te­rand s’est-il éle­vé offi­ciel­le­ment contre les accords de Yal­ta tan­dis que tous les autres et sur­tout les amé­ri­cains ne les ont jamais cri­ti­qués ? Parce que la France du géné­ral De Gaulle n’a pas sié­gé à Yal­ta et a refu­sé de les rati­fier à l’é­poque. Et parce que la poli­tique tiers mon­dia­liste de Mit­te­rand essaie de se pla­cer entre les deux hégé­mo­nies. En tout cas, que la fron­tière occi­den­tale de l’URSS soit légale ou non, garan­tie par Yal­ta ou par Hel­sins­ki, accep­tée ou tolé­rée – le peuple bul­gare, le peuple polo­nais tous les peuples tom­bés sous la domi­na­tion sovié­tique sont condam­nés à subir, être esclaves, n’a­voir ni pers­pec­tive ni ave­nir, et cela en plein 20ème siècle.

Puisque nous sommes dans les sup­po­si­tions diplo­ma­tiques, ajou­tons encore quelques ques­tions. En ce qui concerne la Pologne, il semble que son sort devait être réglé en 1945 par des élec­tions libres ; et quand les occi­den­taux ont vu que ces élec­tions n’é­taient pas libres du tout, mais ter­ro­ristes et qu’elle enga­geaient l’a­ve­nir du pays dans une impasse, ils ont envoyé des lettres de pro­tes­ta­tions (c’é­tait quelques semaines avant la mort de Roos­velt) et ils ont été éton­nés des réponses cyniques de Molo­tov et de Sta­line. Notre ques­tion est la sui­vante : les puis­sance occi­den­tales étaient-elles si naïves pour croire à la bonne volon­té de Sta­line, ou leur mécon­ten­te­ment était-il uni­que­ment des­ti­né à dimi­nuer leur propre res­pon­sa­bi­li­té dans le sort du peuple polo­nais. D’a­près les accords de Téhé­ran les amé­ri­cains devaient reti­rer leurs forces mili­taires d’Eu­rope une fois la guerre ter­mi­née, ce qu’ils n’ont pas fait ni à l’é­poque ni depuis. Notre ques­tion est la sui­vante : les évé­ne­ments en Europe Orien­tale sont-ils la cause du main­tien de forces d’in­ter­ven­tion amé­ri­caine en Europe, ou y a‑t-il une autre raison.

Pour­quoi l’ar­mée rouge s’est-elle arrê­tée sur l’O­der et depuis trente ans joue aux gen­darmes dans les pays occu­pés, mais n’a jamais fran­chi l’O­der. Ce n’est pas quelques divi­sions qui pou­vaient l’ar­rê­ter. On peut se per­mettre d’es­quis­ser une cer­taine réponse à par­tir de l’ex­pé­rience his­to­rique. Chaque trai­té de paix est en réa­li­té la fin d’une guerre et en même temps la pré­pa­ra­tion d’une guerre future. Le capi­ta­lisme pri­vé ou éta­tique ne peut exis­ter qu’en se déve­lop­pant, c’est à dire en deve­nant un impé­ria­lisme qui seul peut assu­rer des mar­chés, des matières pre­mières, la puis­sance, la tran­quilli­té. Jus­qu’i­ci ce n’est pas ori­gi­nal, Lénine a déjà déve­lop­pé cette pen­sée. Mais elle est aus­si valable non seule­ment pour le capi­ta­lisme clas­sique actuel mais aus­si pour cette variante qui est le capi­ta­lisme d’É­tat d’URSS qui sous le pré­texte d’une guerre idéo­lo­gique bâtit un nou­vel empire tout à fait sem­blable aux autres avec sa domi­na­tion de peuples asser­vis, l’ex­ploi­ta­tion de son propre peuple, la for­ma­tion de nou­velles classes domi­nantes et de nations domi­nantes, et la néces­si­té d’une guerre permanente.

Les trai­tés de paix de Ber­lin en 1878 qui ont déci­dé du sort de la Bul­ga­rie actuelle (à la fin de la guerre rus­so-bul­gare) étaient exprès injustes, atroces, pour pou­voir créer une haine et une ani­mo­si­té entre les peuples frères des Bal­kans et don­ner la pos­si­bi­li­té de nou­velles guerres. Effec­ti­ve­ment les Bal­kans ont été déchi­rés par trois guerres fra­tri­cides. Les trai­tés de paix de Ver­sailles, de Neuilly (pour la Bul­ga­rie) à la fin de la pre­mière guerre mon­diale étaient rédi­gé de telle manière que la future guerre mon­diale était inévi­table. Je pense que les trai­tés de Yal­ta, Téhé­ran et Poz­nan avaient le même sens : finir une guerre mon­diale et en pré­pa­rer une autre. Tous les dis­cours, toutes les grandes décla­ra­tions sur l’a­mour de l’hu­ma­ni­té et de la paix, soit de l’Est soit de l’Ouest, étaient uni­que­ment de la pro­pa­gande et par consé­quent des men­songes. La deuxième guerre mon­diale s’est ter­mi­née par une armis­tice, pas par une paix. Et même cette armis­tice est rela­tif, pas seule­ment pour la sépa­ra­tion des deux Alle­magne, pour toute l’Eu­rope Orien­tale qui vit en état de guerre, mais pour la vie de toute notre géné­ra­tion qui a été une guerre éter­nelle, une guerre froide ou chaude, une guerre pas­sée, pré­sente et future.

Je pense que les stra­tèges qui avaient envi­sa­gé la troi­sième guerre mon­diale n’a­vaient pas pré­vu deux choses qui ont per­tur­bé leur plan. Les peuples étaient trop fati­gués, trop trau­ma­ti­sés, trop sai­gnés par les longues années de guerre. Ils se sont occu­pés à rele­ver leurs mai­sons en ruines, ras­sem­bler leurs famille dis­per­sées. Ils ne pou­vaient accep­ter une nou­velle bou­che­rie. A l’Est, au nom de la paix, ils avaient oublié la liber­té pour pou­voir sup­por­ter le nou­veau régime tota­li­taire. A l’Ouest, ils avaient aban­don­né leur idéal révo­lu­tion­naire pro­lé­ta­rien et avaient ain­si sau­vé le capi­ta­lisme. Pour le grand mécon­ten­te­ment de ceux qui essayaient de nou­veau de les mobi­li­ser. Ce même Chur­chill qui a une grande res­pon­sa­bi­li­té dans le mar­chan­dage de Yal­ta a été le pre­mier à peine quelques mois plus tard à appe­ler ouver­te­ment à la troi­sième guerre mon­diale. Tan­dis que le « père des peuples » Sta­line après avoir occu­pé des ter­ri­toires aus­si peu­plés que son propre empire, appe­lait ouver­te­ment à une « guerre révo­lu­tion­naire » pour avoir encore plus de colonies.

Le deuxième fait his­to­rique est l’é­vé­ne­ment de la bombe ato­mique. Il a fait hési­ter même les mili­ta­ristes les plus achar­nés, devant le dan­ger d’une apo­ca­lypse. Ces deux faits ont eu des consé­quences consi­dé­rables. L’es­cla­vage dans les pays de l’Est, qui était envi­sa­gé comme pro­vi­soire et qui devait ser­vir d’é­tin­celle pour la pro­chaine guerre, dure tou­jours. La révo­lu­tion qui était pro­cla­mée pla­né­taire s’est arrê­tée et le monde capi­ta­liste se porte très bien. Ceux qui espèrent aujourd’­hui que les polo­nais vont sor­tir la poi­trine nue devant les chars polo­nais ou russes, doivent réflé­chir à ces quelques consi­dé­ra­tions de « haute politique ».

Le pro­blème des pays de l’Est, notre pro­blème, reste non réso­lu et semble même insoluble.

Jus­qu’à quand devront nous subir ces régimes impo­sés et atroces ? Com­ment arri­ve­rons-nous à nous débar­ras­ser d’eux, à nous libé­rer, et à reprendre comme tous les peuples notre marche en avant ? Depuis quelques décen­nies, il n’y a chez nous aucun mou­ve­ment, aucun pro­grès, la vie est arrê­tée, gelée, inter­dite, per­sé­cu­tée, empri­son­née, fusillée. Cette ques­tion se pose devant nous, devant nos peuples, devant l’o­pi­nion publique, devant la conscience humaine. Tout a été essayé. Toutes sortes de tac­tiques, de méthodes, de ten­ta­tives, de com­pro­mis, d’es­poirs, et rien n’a réussi.

Comme nous l’a­vons vu, la seule force posi­tive qui a eu un large sou­tien des masses popu­laires en Rus­sie révo­lu­tion­naire – le mou­ve­ment des soviets – a été uti­li­sée et ensuite détruite par une poi­gnée de révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels et de spé­cia­listes du coup d’é­tat qui n’a­vaient aucun idéal construc­tif, qui même aujourd’­hui sont inca­pable de pro­mou­voir une vie sociale, de créer une force pro­duc­tive dans le pays. Un cer­tain nombre de gens, y com­pris quelques liber­taires, avaient pen­sé à l’é­poque que la ten­dance ter­ro­riste et dic­ta­to­riale était pas­sa­gère, que le régime allait reve­nir à l’ins­pi­ra­tion des soviets – tous ces gens naïfs ont dis­pa­rus dans des camps ou ont été fusillés. D’autres plus lucides ont accep­té la lutte ouverte, la guerre des par­ti­sans : le mou­ve­ment des makh­no­vistes, le plus impor­tant des mou­ve­ments de résis­tance de gauche, la révolte de Krons­tadt, ont été détruits. Les mou­ve­ments de par­ti­sans qui ont repris pen­dant la deuxième guerre mon­diale en Ukraine, en Bié­lo­rus­sie et dans les pays baltes, ont aus­si été détruits. La résis­tance pas­sive des masses pay­sannes, des tol­stoiens, des « vieux croyants », de mil­lions de gens inno­cents – a entraî­né un holo­causte immense encore aujourd’­hui presque incon­nu. La résis­tance secrète, inté­rieure, par petits groupes, qui a essayé d’é­veiller l’es­prit cri­tique, a été infil­trée dans la plu­part des cas par la police poli­tique pour pou­voir décou­ra­ger même la résis­tance indi­vi­duelle. La désta­li­ni­sa­tion et le libé­ra­lisme khroucht­che­vien ont per­mis un nou­veau sta­li­nisme. En Hon­grie, la frac­tion la plus démo­cra­tique du par­ti com­mu­niste a essayé d’u­ti­li­ser la révolte des étu­diants et les conseils ouvriers pour ouvrir une poli­tique plus proche du peuple, mais les chars sovié­tiques ont res­tau­ré l’an­cien ordre. En Tché­co­slo­va­quie, c’é­tait sur­tout l’in­tel­li­gent­sia, la jeu­nesse qui ont ten­té de faire entrer un peu d’air frais dans les pri­sons moi­sies ; le par­ti a pris le train en marche pour pou­voir endi­guer cette volon­té de chan­ge­ment, mais de nou­veau les chars ont ame­né le froid sibé­rien en plein août 1968. En Pologne, après une série d’es­sais et de révoltes dont quelques unes noyées dans le sang, l’es­poir ne 1980 s’est trou­vé plus grand parce qu’il a duré plus long­temps et sans vio­lence. Actuel­le­ment, tout est arrê­té et il est encore trop tôt pour tirer des conclu­sions de leur expérience.

On peut poser seule­ment des ques­tions : y avait-il en réa­li­té une pos­si­bi­li­té de chan­ge­ment ? Les ouvriers n’é­taient-ils pas trop sûrs d’eux-mêmes, mal pré­pa­rés devant le coup d’é­tat trop bien pré­pa­ré du pou­voir. En tout cas, les évé­ne­ments ont mon­tré encore une fois ce qui est essen­tiel dans nos pays de l’Est : le pro­fond refus et le rejet du pou­voir impo­sé ; la dis­pa­ri­tion presque com­plète du par­ti qui a la pré­ten­tion de rôle diri­geant mais qui se dis­sout de lui même en face de la pre­mière grève géné­ra­li­sée ; la catas­trophe éco­no­mique et l’ab­sur­di­té du sys­tème éco­no­mique ; le rôle conscient de la classe ouvrière orga­ni­sée sur une base syn­di­cale comme seule force posi­tive du pays ; la conscience et la fidé­li­té des masses pay­sannes, des intel­lec­tuels, de tout un peuple qui rejoint cette force ouvrière orga­ni­sée ; la force des idées d’un auto-gou­ver­ne­ment, d’un auto contrôle et d’une auto-pro­duc­tion non seule­ment comme idéal mais comme réa­li­té éco­no­mique et sociale ; le seul vrai pou­voir pen­dant ces seize mois en Pologne était Solidarnosc.

La pro­pa­gande, soit pour, soit contre, les évé­ne­ments de Pologne, amis au pre­mier plan non le rôle essen­tiel de la classe ouvrière, des pay­sans et des intel­lec­tuels orga­ni­sés dans Soli­dar­nosc, mais deux faits plu­tôt secon­daires, le natio­na­lisme polo­nais et le rôle de l’é­glise catho­lique polo­naise. En ce qui concerne le natio­na­lisme, il est faci­le­ment expli­cable par l’his­toire même de la Pologne ; pen­dant des siècles les Polo­nais ont été davan­tage esclaves qu’in­dé­pen­dants, et dans la plu­part des cas pré­ci­sé­ment sous le joug des Russes. Et au lieu d’ac­cu­ser les occu­pants, on fait grief aux occu­pés de leur besoin d’in­dé­pen­dance. Pour ma part je suis éton­né de leur modé­ra­tion et de leur sang-froid. Je vais rap­pe­ler seule­ment deux faits : en sep­tembre 1939 quand l’ar­mée hit­lé­rienne a enva­hi et occu­pé la moi­tié ouest de la Pologne et l’ar­mée rouge la moi­tié est, Molo­tov a publi­que­ment décla­ré sa joie de « la dis­pa­ri­tion de la Pologne, ce mons­trueux bâtard de Ver­sailles ». Le 2 juillet 1920, le maré­chal sovié­tique Tou­khat­chevs­ky a décla­ré : « le che­min vers l’in­cen­die mon­dial passe par le cadavre de la Pologne ». Quand un peuple est sous le joug, quand il est oppri­mé et exploi­té, sa seule pos­si­bi­li­té de ne pas dis­pa­raître com­plè­te­ment c’est d’es­sayer de conser­ver sa phy­sio­no­mie, sa langue, ses par­ti­cu­la­ri­tés. La Pologne a eu aus­si dans son his­toire des ten­dances d’an­nexion (vis à vie de l’U­kraine, de la Tché­co­slo­va­quie au moment même où les armées hit­lé­riennes sont entrées à Prague, etc.) mais cela ne concerne pas son peuple qui dans de nom­breuses insur­rec­tions popu­laires a essayé et essaie tou­jours de retrou­ver son indépendance.

Le catho­li­cisme polo­nais peut aus­si s’ex­pli­quer par son his­toire. Entou­ré de grandes puis­sances mili­taires russe, prus­sienne, autri­chienne qui ont toutes essayé de l’as­si­mi­ler, le peuple polo­nais a trou­vé dans le catho­li­cisme une arme contre le pro­tes­tan­tisme alle­mand et l’or­tho­doxie russe. Mais il y a quelque chose d’autre, devant la morale double et hypo­crite du par­ti, devant le vide spi­ri­tuel et l’ap­pau­vris­se­ment des valeurs, les jeunes à l’Ouest et sur­tout à l’Est essaient de retrou­ver les anciennes valeurs qui étaient décla­rées mori­bondes et dépas­sées. Il y a un renou­veau d’in­té­rêts vers les valeurs reli­gieuses non seule­ment chré­tiennes mais musul­manes et même pour des sectes éso­té­riques. On signale dans les pays de l’Est des mani­fes­ta­tions reli­gieuses bien que les gens soient nés et aient vécu dans un régime athée. Mais reve­nons au sort du peuple polo­nais qui est en même temps le sort de notre peuple bul­gare et de tous les peuples de l’Est. Je pense que le dan­ger actuel le plus grave pour la Pologne serait de céder à la pro­vo­ca­tion et de ten­ter de répondre par la vio­lence à la vio­lence déchaî­née par le pou­voir. Cette pen­sée peut sem­bler héré­tique à quelques révo­lu­tion­naires irré­duc­tibles. Mais dans les condi­tions actuelles, cela don­ne­rait un bain de sang sans aucune issue. Et cela, pas uni­que­ment parce que « les syn­di­cats ne sont pas une armée » mais aus­si parce qu’il y a une accu­mu­la­tion de haine, de ven­geance, d’i­né­ga­li­té dont on ne sait à quoi pour­rait mener un déchaî­ne­ment de vio­lence. On se demande même si ceux qui ont déclen­ché le coup du 13 décembre ont cal­cu­lé ce risque ? Soli­dar­nosc pen­dant son exis­tence légale et aux pre­miers jours de son exis­tence illé­gale, a tou­jours essayé d’é­vi­ter cette voie.

Mais la résis­tance pas­sive est-elle pos­sible ? Cela sera très dur pour les polo­nais. Nous appre­nons par bribes com­ment Jaru­zels­ki a impo­sé son pou­voir. Les mineurs enfer­més dans le fond des gale­ries ont été réduits par la milice dans un tel état de dénu­tri­tion qu’ils ont eu même des dif­fi­cul­tés pour remon­ter à la sur­face. Il y a des récits et des témoi­gnages de batailles de mineurs et d’ou­vriers avec leurs pelles contre des déta­che­ments moto­ri­sés. Les grandes entre­prises occu­pées par les ouvriers ont été atta­quées par des chars comme dans une guerre. On est condam­né à trois ans de pri­son parce que la pro­duc­tion dans une uni­té d’u­sine est consi­dé­rée comme insuf­fi­sante et donc un sabo­tage, etc. Si les mêmes moyens et les mêmes pra­tiques étaient appli­quées même en un pour­cen­tage infime dans n’im­porte quel autre pays, toute la presse dite pro­gres­siste c’est à dire pro-bol­che­vique se déchaî­ne­rait contre ces méthodes fas­cistes et inhu­maines. Tan­dis que cette presse trouve cela tout a fait nor­mal quand il s’a­git d’un pays comme la Pologne. Que peut-on faire ? Avant tout, refu­ser d’ac­cep­ter la réa­li­té, le fata­lisme, l’é­ter­ni­té de ces régimes. L’ac­tua­li­té et le pas­sé, la théo­rie et la pra­tique ont démon­tré l’ab­sur­di­té, la fai­blesse et les résul­tats catas­tro­phiques des régimes domi­nés par le par­ti com­mu­niste. Il y a une autre évi­dence, c’est que les peuples qui sont obli­gés de les sup­por­ter ne les acceptent pas, et pério­di­que­ment essaient de les reje­ter. Ain­si d’un côté les régimes com­pro­mis et chan­ce­lants, de l’autre la volon­té de lutte et de liber­té, cela condui­ra à de nou­velles luttes, de nou­veaux conflits qui débou­che­ront un jour sur de meilleurs résul­tats que ceux qu’on avait obte­nus jus­qu’à pré­sent c’est à dire la libé­ra­tion de ces peuples.

Notre tâche ici n’est pas de don­ner des conseils révo­lu­tion­naires (de deman­der aux autres ce que nous n’a­vons pas pu faire dans notre propre pays, en Bul­ga­rie) mais de mani­fes­ter concrè­te­ment notre soli­da­ri­té avec Soli­dar­nosc. Il a besoin de cette soli­da­ri­té car devant les inté­rêts diplo­ma­tiques et com­mer­ciaux le drame polo­nais sera vite oublié et mis au second plan. Nous avons déjà vu ça en Afgha­nis­tan, en Hon­grie, en Tché­co­slo­va­quie. Il ne faut pas per­mettre aux appa­reils de pro­pa­gande de Mos­cou avec leurs suc­cur­sales dans chaque pays, d’ef­fa­cer et de défor­mer l’ex­pé­rience du peuple polo­nais, sur­tout qu’il ne peut lui-même ni par­ler ni se défendre. Tant que le mythe du « socia­lisme réel » existe, les masses popu­laires de l’Ouest (parce qu’à l’Est ce mythe est démo­li depuis long­temps) ne pour­ront jamais se mettre en marche. Dans cette démys­ti­fi­ca­tion abso­lu­ment néces­saire, il faut com­battre deux prin­cipes fon­da­men­taux que les évé­ne­ments en Pologne ont confir­mé encore une fois, le rôle domi­nant du par­ti et l’es­pace vital de la Pologne dans l’empire sovié­tique. Il s’a­git d’une concep­tion clas­sique d’un impé­ria­lisme et d’un colo­nia­lisme où, sous le voca­bu­laire de socia­lisme et d’hu­ma­nisme, on per­pé­tue la domi­na­tion d’un peuple par un autre. Le rôle pré­do­mi­nant exclu­sif du par­ti renou­velle le vieux débat du Moyen Age sur la prio­ri­té du spi­ri­tuel sur le tem­po­rel avec la pré­ten­tion d’un tota­li­ta­risme dans la pen­sée, d’une exclu­si­vi­té dans la véri­té, et une into­lé­rance dont l’hu­ma­ni­té à mis plu­sieurs siècles à se débar­ras­ser (en ce qui concerne le Vati­can). Mais l’é­glise mar­xiste a repris la place des anciennes églises. L’ex­pé­rience de la lutte du peuple polo­nais appar­tient déjà à l’his­toire et nous tous devons la scru­ter pour pré­pa­rer nos luttes futures.

Dimi­trov
(10/​1/​82)


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