Depuis le 13/12/81, le Dimanche noir des Polonais, la Pologne est dans un « stanvojeni », c’est à dire coup d’état militaire, état exceptionnel. Toutes les libertés individuelles, syndicales, politiques, civiles sont abolies mêmes celles que les ouvriers dans leurs luttes ont arraché au pouvoir qui a signé lui-même les accords de août 81 a Gdansk ; le pouvoir civil, même celui du parti, n’existe plus, la milice et l’armée gouvernent directement par l’intermédiaire des chars et des mitraillettes, des arrestations de masse, des camps et des prisons. Les tribunaux militaires sont ouverts, on est condamné pour grève, pour refus d’obéissance, il y a militarisation de la production et mobilisation obligatoire des travailleurs, etc.
Une page de l’histoire tragique du peuple polonais est fermée. Quelle est la situation exacte actuellement et pour les jours à venir ? C’est difficile à savoir, et encore plus à prévoir. Une chose est évidente : l’humanité a fait un arrêt dans son développement, l’expérience du changement en Pologne a reçu un coup, on assiste au retour des ténèbres du Moyen Age ou du temps de l’occupation fasciste. Encore une fois, les espoirs de millions de gens sont bafoués, oubliés, interdits au nom d’objectifs militaires, d’un dogmatisme idéologique, d’intérêts impérialistes d’une puissance extérieur. Que pouvons-nous écrire, nous ici ? Notre révolte et notre impuissance.
Pour nous, c’est également douloureux par le souvenir de ce que nous avons vécu en Bulgarie dans les années de construction du socialisme stalinien. Cette révolte et cette impuissance, nous les avons senties en 54 quand les ouvriers allemands en grève ont été écrasés par les chars de l’occupant russe ; en 56 quand les luttes des ouvriers, des étudiants hongrois ont été elles aussi arrêtées par les chars soviétiques ; et le printemps de Prague en 68… nos yeux se tournent avec espoir, avec admiration et aussi avec peur vers nos frères des pays d’Europe Orientale qui luttent sans résultats. Ce n’est pas suffisant de se déclarer solidaires, d’affirmer son soutien moral, comme il était aussi ridicule de jouer au prophète pendant les 16 mois de lutte. Il faut essayer de mettre un peu d’ordre dans nos pensées qui sont tout à fait désorientées face au sort tragique des Polonais. Nous allons essayer de faire quelques considérations un peu générales. Mais comme les lecteurs d’Iztok se plaignent souvent que nos articles sont trop longs, nous allons diviser ce sujet en plusieurs chapitres qui peuvent être lus séparément.
L’ordre règne en Pologne
C’est la phrase que la presse, la radio, la télé, les généraux répètent depuis le coup d’état. Cette phrase à un écho sinistre dans la mémoire collective, surtout celle des polonais, car c’est la même phrase qui a annoncé la fin de l’insurrection de Varsovie dans l’hiver 44 – 45 quand les armées hitlériennes ont détruit quartier par quartier tout Varsovie et ses habitants pendant que l’armée rouge attendait sur l’autre rive de la Vistule sans venir en aide au Polonais. C’est par la même phrase que le gouvernement russe a annoncé la fin de l’insurrection polonaise de 1831 – 33. C’est la même constatation de rétablissement de l’ordre qui a suivi les massacres de Batouk et Panagurichté après l’insurrection d’avril 1876 en Bulgarie – après les dernières barricades du Père Lachaise de la Commune de Paris – après la résistance des quartiers ouvriers à Santiago du Chili. C’est toujours le même cri de triomphe, toujours la même réaction noire devant ceux qui sont tombés ou mis à genoux, devant chaque échec des masses populaires qui essaient de se libérer pour constituer leur marche vers l’avenir.
La vie est normalisée
Cela aussi est bien connu. Après chaque secousse, après chaque manifestation de rejet du régime, ces régimes triomphent par la violence comme à Prague et à Budapest, comme à Kronstadt et Novotchekask (1962). Cela signifie qu’en Pologne seront introduites les mêmes normes et les mêmes valeurs que le peuple entier a refusé pendant 16 mois. Comment aujourd’hui ce peuple sera-t-il obligé de les ré-accepter ? Ces normes, cet « état militaire exceptionnel » n’ont rien de nouveau ni d’inconnu. C’est la vie quotidienne de millions de citoyens-esclaves de l’empire moscovite, et pas uniquement de cet empire, ce même état vient à peine d’être supprimé en Corée du Sud où il était en vigueur depuis plusieurs décennies – tandis qu’en Turquie, il vient d’être introduit.
En Bulgarie, par exemple, ce n’est pas un état passager et exceptionnel, c’est une situation constante et permanente depuis la prise de pouvoir du parti communiste, c’est un terrorisme étatique quotidien, c’est l’interdiction de toute la presse, toute la pensée, toutes les réunions, c’est l’inféodalisation des paysans dans l’économie étatique plus lourde que celle des seigneurs du Moyen Age, c’est l’enchaînement des ouvriers à leurs usines où ils sont plus exploités que leurs frères ouvriers d’Occident, cet état militaire dure depuis des décennies. Il n’est pas isolé et partiel, il est organisé et systématique. Il ne s’adresse pas aux ennemis de l’extérieur, mais à son propre peuple. Il ne défend pas les intérêts du peuple mais ceux d’une minorité qui a pris le pouvoir par la force militaire.
Il s’agit d’une certaine forme de guerre civile impitoyable et permanente. Quand la théorie de Trotsky d’une révolution permanente s’est révélée inconsistante, on a commencé, ou plutôt on a continué la guerre civile commencée en 1917. Si à l’Occident la deuxième guerre mondiale s’est terminée en 1945, chez nous en Bulgarie, en Pologne, elle continue… Dans les pays de l’Est européen il y à même quelque chose de plus étrange, on ne sait pas si l’on vit dans une époque d’après guerre ou d’avant guerre, car on entretient artificiellement en même temps le souvenir de la dernière guerre et la psychose de la prochaine avec des mobilisations et des exercices permanents. Et en même temps il n’y a pas d’autre pays au monde où l’on ose parler constamment de la paix.
Une réponse aux événements de Pologne
Dès la nouvelle du coup d’état en Pologne, la presse capitaliste occidentale a donné libre cours à son soulagement devant la fin de l’insécurité en Pologne. Il y a enfin là-bas un pouvoir fort et sûr. On peut citer quelques uns des titres du Times, du Gardian et Financial Times de Londres, Die Zeit et Der Spiegel d’Allemagne Occidentale : « le coup d’état en Pologne est la meilleure nouvelle de cette semaine », « Jaruzelski est sincère », « pour la première fois depuis 16 mois, il y a en Pologne un gouvernement », « l’intervention de l’armée était devenue inévitable », « Walesa est un tribun populaire qui aime s’écouter parler ».
Un des premiers télégrammes de Jaruzelski a été adressé aux trusts bancaires occidentaux pour les assurer de la bonne volonté du pouvoir et de leur volonté d’honorer les engagements financiers. Non seulement les milieux financiers mais les milieux politiques ont affiché immédiatement en même temps leur tristesse pour les pauvres Polonais et leur acceptation de ne pas se mêler des affaires intérieures de la Pologne, y compris la France. Mais il s’est produit quelque chose d’imprévu : des masses ouvrières, les intellectuels, les étudiants ont manifesté plus de solidarité que leur gouvernement et les capitalistes. Quand les boulevards parisiens autour de l’ambassade de Pologne ont été couverts de manifestants, le pouvoir politique a été obligé de durcir sa position vis à vis des nouveaux maîtres de la Pologne. Comment sera l’avenir, il est trop tôt pour le dire, mais on peut rappeler la phrase célèbre de Lénine : « les démocraties occidentales et les capitalistes vont nous vendre même la corde avec laquelle nous les pendrons ».
Luttes ouvrières
Ce qui unit les assassins les plus actifs, directs ou indirects, et leurs complices occidentaux, conscients ou inconscients, c’est leur panique devant la conscience éveillée et la combativité de la classe ouvrière. Nous citons ici le sociologue français J. Julliard :
« En Août 1980 avec la victoire des accords de Gdansk a commencé en Pologne une vraie révolution ouvrière, la plus massive, la plus démocratique, la plus pure depuis la Commune de Paris 110 ans auparavant. Et pour la première fois la question du passage vers le socialisme c’est à dire vers une démocratie ouvrière ne s’est pas passée comme d’habitude à partir d’un capitalisme développé ou non, mais à partir d’un régime étatique bureaucratique. En Pologne pendant 16 mois on a assisté à une complète disparition du parti qui avait perdu complètement tout contrôle sur le pays, en faveur d’un mouvement ouvrier indépendant organisé en syndicat dans les entreprises de production. Les usines s’étaient transformées en vraies forteresses de l’indépendance ouvrière tandis que l’idée d’une autogestion était l’expression politique de cette indépendance. Ainsi on peut mieux comprendre la vraie peur panique des bureaucrates des pays de l’Est devant un tel mouvement et en même temps le manque d’enthousiasme des milieux capitalistes occidentaux pour leur venir en aide même moralement… Les révolutions socialistes du 20ème siècle ont abouti à des dictatures bureaucratiques paralysantes incapables d’accepter l’absolue nécessité de l’indépendance du mouvement ouvrier. C’est pourquoi ce mouvement prend de plus en plus un caractère révolutionnaire. On était arrivé à une confrontation inévitable entre le communisme bureaucratique et la démocratie ouvrière car ces eux conceptions sont incompatibles. La Pologne en a été la démonstration. »
(Nouvel Observateur, 26/12/81)
Avant de discuter l’affirmation de ce sociologue, nous donnerons une autre prise de position, celle de la Pravda de Moscou, le lendemain du coup d’état de Varsovie.
«… Les événements en Pologne… ont démontré l’inconsistance et l’absurdité de la théorie des syndicats indépendants. Au contraire ils ont démontré que c’est le parti qui est la meilleure forme de l’organisation de la classe ouvrière… L’histoire de notre pays a confirmé l’absurdité et l’impuissance de l’anarcho-syndicalisme en tant que conception de syndicat indépendant et sur le rôle de l’organisation syndicale en tant que facteur dominant de la société ; ainsi que de leur conception selon laquelle les syndicats ouvriers peuvent remplacer l’appareil d’état et jouer le rôle d’un parti politique… Les syndicats peuvent réellement remplir leur rôle et leurs droits garantis par la constitution uniquement sous la direction du parti. Le fait… que les organisations du parti dirigent les syndicats dans leur activité quotidienne représente un facteur important dans le renforcement de l’unité indestructible entre le parti et le peuple. »
(Pravda)
Comme on le voit, il y a des points de vue complètement opposés non seulement sur les événements de Pologne mais sur les questions théoriques essentielles comme par exemple le rôle du mouvement ouvrier et des syndicats. Et il y aura probablement d’autres points de vue soit pour défendre soit pour critiquer l’expérience polonaise, de la même façon qu’il y a eu récemment à Paris des discussions sur l’expérience tchécoslovaque. Nous ne ferons ici qu’aborder le problème pour signaler plus précisément un oubli historique : entre la Commune de Paris et le syndicat polonais Solidarnosc il y a eu beaucoup d’autres expériences, et surtout une qu’il ne faut pas oublier ni sous-estimer – les idées et le mouvement social, révolutionnaire, syndical et prolétarien des soviets dans la révolution russe. Il est évident qu’aujourd’hui, de cette idée et de ce mouvement, il ne reste que le nom sans aucun contenu. Comme il est évident que la propagande du parti a effacé de l’histoire tout ce qui était lié à ces idées et à ce mouvement.
Mais malgré tout la vérité historique existe, quelques contemporains et historiens de l’époque ont laissé des traces. Il faut que nous continuions à parler de ces pages oubliées de l’histoire jusqu’au jour où elles seront de nouveau évidentes pour tout le monde.
Nous rappellerons brièvement ici quelques faits. La force et l’originalité du mouvement révolutionnaire russe de 1917 – 21 ne résidaient pas dans le parti communiste qui était très minoritaire, à peu près inconnu et toujours en retard. Ce n’étaient pas non plus les personnalités « historiques » comme Lénine et Trotsky (leur rôle historique a été fabriqué a posteriori). Mais c’était surtout la grande masse des ouvriers, des paysans et des soldats en lutte précisément au nom des soviets en tant que conception d’auto-gouvernement, auto-production et auto-contrôle. Ces mêmes idées et ces mêmes exigences qui ont mobilisé les ouvriers polonais en grève en 1980 et sur lesquelles ils ont débattu pendant toute l’année 1981. Pour illustrer ce que nous avançons, nous citerons la phrase de Lénine que Trotsky a rappelée plus tard, une fois en émigration (dans son livre sur Lénine, 1924, p. 63): « Le pays des ouvriers et des paysans pauvres est mille fois plus à gauche que les conceptions d’un Tchernov et cent fois plus à gauche que nos propres positions ».
Le deuxième fait aussi important que le premier est que l’idée de « tout le pouvoir au soviet » n’est pas un mot d’ordre isolé mais correspond à un mouvement organisé et conscient. Ce mouvement était présent dans chaque unité de production, dans chaque lieu d’habitation. Dans ces conditions de révolution et de guerre civile, ce mouvement avait commencé à s’organiser dans des dimensions nationales. Le 2ème Congrès panrusse des soviets devait ouvrir ses travaux précisément le 24/10/1917 à Pétersbourg. Dans cette fin d’octobre, le mot d’ordre « tout le pouvoir aux mains des soviets » n’était pas un souhait, c’était une réalité concrète. Pratiquement, tout le pouvoir était déjà aux mains des soviets, le congrès devait uniquement officialiser ce système et légaliser la pratique déjà existante, autrement dit prendre le pouvoir.
Ce n’est pas par hasard que Trotsky a réussi à convaincre Lénine. Et ce dernier a entraîné derrière lui la majorité du Comité Central du Parti dans la nécessité d’agir avant le Congrès des Soviets, et d’agir par un coup d’état militaire que la propagande bolchevique a appelé plus tard la Révolution d’Octobre. Ce n’était pas une révolution, c’était une prise de pouvoir par la force militaire. Le coup n’était pas dirigé vers le pouvoir passé qui n’existait pratiquement plus, mais devant le danger d’une vrai révolution, c’est à dire la prise de pouvoir par le Congrès des Soviets au nom des soviets déjà existants. On peut ouvrir ici un parallèle. Le coup d’état militaire en Pologne se produit en réponse aux propositions du Conseil nationale des syndicats indépendants Solidarnosc de faire un référendum précisément sur la question du pouvoir en Pologne et sur la place du Parti et des syndicats dans ce pouvoir.
Il est intéressant d’étudier les rapports de Lénine et des bolcheviks avec les soviets. Nous donnerons ici quelques citations d’un contemporain Arthur Lehning qui a écrit en 1929 :
« Lénine et son parti n’ont jamais pris au sérieux l’idée de tout le pouvoir aux mains des soviets, ils ne pouvaient pas accepter cette idée pour la simple raison que dans ce cas ils devaient accepter aussi que les soviets devraient jouer un rôle essentiellement constructif dans la société socialiste après la destruction de l’état bourgeois… conception qui était en pleine contradiction avec l’idée bolchevique de construction de cette société. Accepter les exigences des soviets, cela signifie qu’il faut changer les organes de l’État avec une nouvelle organisation sociale où précisément les soviets ont un rôle important politique et économique. Mais cela est incompatible avec la conception de Lénine d’un socialisme d’État. Lénine répétait tout le temps, dans ses articles de février à octobre 1917, que la condition nécessaire de la réalisation du socialisme est la création d’un pouvoir étatique fort, que la tâche essentielle est de prendre le pouvoir d’état pour créer un nouvel État. Ce nouvel État, d’après Lénine, devait être temporaire, comme la Commune de Paris… mais l’essentiel est cette idée de Lénine d’un socialisme d’État. »
(A. Lehning, 1929)
Comment les bolcheviks ont-ils résolu le problème d’utiliser la puissance d’idée du mouvement des soviets pour leur propre compte ? Cette question a non seulement une importance historique mais aussi un intérêt actuel. Cela peut expliquer l’attitude du Parti Communiste polonais envers les syndicats polonais pendant les 16 mois écoulés, leur attitude actuelle, et permettre même de prévoir leur tactique future.
Le 9/4/1917, Lénine écrit dans la Pravda : « Nous ne sommes pas des blanquistes partisans d’une prise de pouvoir par une minorité ». Le 14 avril, à la Conférence des Bolcheviks de Pétrograd, il déclare : « Tant que les soviets ne prennent pas le pouvoir, nous ne le prendrons pas non plus ». Dans ses « Lettres sur la tactique » (dans lesquelles il explique ses Thèses d’Avril) Lénine écrit que d’après Marx la Commune de Paris n’est pas un blanquisme parce qu’elle a assuré la domination directe et immédiate d’une majorité et elle répond à l’activité des masses dans ce sens que les masses s’affirment elles-mêmes. Et transposant cet exemple dans la situation de la Russie au printemps 1917, il écrit :
« Les soviets des représentants des ouvriers, des paysans et des soldats sont évidemment l’organisation directe et concrète de la majorité du peuple… la prise de pouvoir de la part des soviets n’a rien de commun avec le blanquisme parce que c’est une prise de pouvoir d’une majorité. Notre activité doit être orientée vers une lutte d’influence au milieu de ces soviets… Le prolétariat n’est pas capable de prendre l’appareil du pouvoir et de le diriger. Mais une fois le pouvoir étatique pris, les soviets sont capables de développer une activité, de démontrer leurs capacités… Les soviets des ouvriers et des paysans seront la nouvelle forme de l’État, une nouvelle forme supérieure de la démocratie, une forme de la dictature du prolétariat ».
(Lénine,
résumé des articles : Les Bolcheviks doivent-ils garder
le pouvoir. Lettre aux ouvriers américains. Texte du
20/8/1918)
Comme on peut le constater dans ce texte, Lénine crée une confusion consciente entre le blanquisme et le non- blanquisme, c’est à dire une prise de pouvoir par une minorité par un coup d’état ; le prolétariat est à la fois capable et incapable de prendre et d’exercer le pouvoir ; les conseils sont l’expression de la volonté de la majorité du peuple, ou ils sont l’organe de la future société qui sera en même temps étatique et non-étatique. Il y a une chose qui est claire, c’est que Lénine a un besoin urgent des soviets en tant qu’idée sociale et en tant qu’expression d’une majorité qui lui manque à lui. C’est pourquoi il envisage de les « influencer » c’est à dire de les manipuler et de les récupérer.
Pourquoi en avril 1917 Lénine a‑t-il formellement refusé l’attitude blanquiste, et applique-t-il cette attitude en octobre ? Parce qu’il n’a pas réussi à « influencer » suffisamment ces soviets et à préparer un coup d’état « légitime ». Mais surtout parce qu’il savait que les soviets cette fois ci étaient prêts à assurer le pouvoir, c’est à dire légaliser ce qui existait déjà à la base, l’activité des soviets locaux. Mais en même temps Lénine était assez intelligent pour comprendre que sans les soviets ou contre les soviets il ne pouvait rien faire. C’est précisément sur ce point qu’a lieu la découverte « géniale » de Lénine, sa manière malhonnête et rusée. Son compagnon de l’époque, Trotsky, a expliqué plus tard à sa manière intellectuelle et bavarde ce qui s’était passé :
« Le parti a été incapable de prendre le pouvoir tout seul sans les soviets et derrière leur dos. Cela aurait été une erreur très mal accepté par les ouvriers et par la garnison de Pétrograd. Les soldats connaissaient très bien le soviet des représentants des ouvriers de Pétrograd et ils travaillaient avec la section militaire de ce soviet. Ils ne connaissaient pas notre parti ou ils le connaissaient uniquement par l’intermédiaire des soviets. Et si l’insurrection sans l’accord du congrès des soviets, se faisait sans liaison avec lui, sans sa protection, sans qu’il soit évident pour les soldats que cette insurrection était la condition de lutte pour « tout le pouvoir aux soviets » – sans ces conditions, l’attitude de la garnison de Pétrograd pouvait être très dangereuse pour notre succès. »
(Trotsky,
« Sur Lénine, 1924 p.78)
Ainsi, profitant d’une certaine confusion, créant par eux-même des confusions, acceptant des perspectives qui leurs sont étrangères, appliquant des tactiques qu’ils rejetaient quelques mois auparavant – les bolcheviks ont pris de vitesse à la dernière minute les décisions du Congrès des Soviets. Ils se sont dépêchés de proclamer leur « gouvernement révolutionnaire provisoire » qui les nommait eux-mêmes « soviets des commissaires du peuple » – juste à l’ouverture du 2ème Congrès des Soviets, les vrais. La confusion était elle que le 25/10/1917 ce Congrès à voté un manifeste dans lequel il dit : « Le Congrès des Soviets déclare prendre tout le pouvoir dans ses mains… Le Congrès décide : tout le pouvoir dans ses mains… Le Congrès décide : tout le pouvoir des différents lieux d’habitation passe entièrement aux mains des soviets locaux des représentants des ouvriers, des paysans et des soldats ». Mais il y avait déjà deux pouvoirs en place, le gouvernement provisoire sorti du coup d’état des bolcheviks et les décisions du Congrès des Soviets. Au début, le gouvernement entretenait l’illusion qu’il exécute la volonté des soviets bien que ni son origine, ni son organisation, ni ses idées n’aient correspondu à celles des soviets. Progressivement, le parti de Lénine a éliminé directement ou indirectement les gens qui animaient les soviets. Il a aussi abandonné les idées du pouvoir des soviets jusqu’au 5ème Congrès des Soviets qui a amené les soviets à ce qu’ils sont encore, un symbole sans aucun pouvoir, une institution sans aucune importance. En Pologne, après 16 mois d’efforts pour utiliser et compromettre la nouvelle forme des soviets qui était l’organisation Solidarnosc, le parti à utilisé de nouveau la force militaire pour l’éliminer. Il va probablement essayer, d’après les « leçons » de Lénine, de sauvegarder et d’utiliser la phraséologie et la façade des syndicats dits indépendants. Va-t-il y parvenir, c’est un autre problème.
Mais pour terminer ce bref rappel des conflits entre les soviets et le parti en Russie en 1917, nous donnerons quelques extraits d’un contemporain de ces événements, qui a écrit en 1921 :
« L’idée des soviets, c’est l’expression la plus juste de ce que nous considérons comme une Révolution sociale, car elle englobe toute la partie constructive du socialisme… L’idée de dictature est une conception bourgeoise qui n’a rien de commun avec le socialisme. Au contraire, cette conception est en contradiction fondamentale avec l’idée constructive des soviets. L’effort d’unir ces deux conceptions contradictoires mène à cette monstruosité sans espoir qui est le système bolchevique actuel qui a été fatal pour la Révolution russe… Et il ne pourrait en être autrement. Le système des soviets est fondé sur de telles bases qu’ils ne peuvent pas se développer dans une dictature. Dans la théorie et la pratique bolchevique, tout vient de là-haut, on exige des masses une soumission aveugle devant cette volonté dirigeante. En Russie, cette dictature s’est imposée, c’est pourquoi il ne peut être question de soviets ; au contraire, c’est une caricature complète de l’idée même des soviets c’est à dire l’indépendance des syndicats ouvriers, auto-gouvernement et auto-production.
(Rudolf Rocker,
« La catastrophe du communisme russe, 1921, p.23 – 24)
On comprend alors pourquoi le parti communiste au pouvoir n’accepte pas et n’acceptera jamais un mouvement ouvrier indépendant ainsi que tout effort vers une certaine démocratie et une certaine liberté. On comprend aussi pourquoi il écrase chaque fois par la force militaire soit directement comme à Prague et à Budapest, soit indirectement comme à Varsovie, tout effort et tout éveil vers des idéaux semblables à ceux de 1917. Dans ce sens l’affirmation de la Pravda de Moscou : « Les idées syndicalistes et plus précisément celles de l’anarcho-syndicalisme sont dépassées et rejetées par l’histoire » – s’est révélée fausse. Car au contraire, bien qu’interdites, presque inconnues, ces idées et ces pratiques reviennent constamment et périodiquement sur la scène de l’histoire. Et il en sera ainsi tant que la question sociale n’est pas résolue.
Impuissance de l’Occident
La question polonaise et sa tragédie ont placé tout l’Occident dans une position très inconfortable – son impuissance complète de toute action. Même dans des pays ou des endroits où il y avait un sincère désir de solidarité, de révolte, d’aide au peuple polonais, tout cela est resté uniquement symbolique, exclusivement éthique, plus utile pour ceux qui ont manifesté, et en réalité sans aucune valeur. La même situation se répète chaque fois qu’il y a des cas semblables en Europe de l’Est.
Cette situation contraste étrangement avec les conflits des autres coins de la planète, Corée, Vietnam, Amérique Centrale, Proche Orient, etc. Pourquoi cette différence dans les attitudes et les possibilités ? Nous rentrons ici dans le domaine de la diplomatie, de la politique politicienne pleine d’incertitudes, d’inconnu, de subtilités incompréhensibles. C’est un domaine inhabituel pour nous, où tout doit être dit au conditionnel ou par supposition. Cela à même posé des problèmes entre nous. Par exemple, des camarades ne comprennent pas pourquoi je ramène souvent la question à Yalta. Il semble que la diplomatie ne doive pas intéresser les révolutionnaires, pour eux c’est le rapport de force qui compte dans la lutte. Le reste n’est qu’un jeu. C’est probablement vrai pour les régimes démocratiques où il existe une opinion publique, où des mouvements sociaux et politiques peuvent agir, peuvent provoquer des réformes, des changements. Mais l’Occident oublie ou ne veut pas accepter la réalité des régimes totalitaires bien que dans son histoire du 20ème siècle il ait dû aussi les subir. Cela change du tout au tout. Comment peut-on expliquer par exemple qu’en Pologne aujourd’hui quatre cent mille miliciens soient en train de mettre à genoux dix millions d’ouvriers derrière lesquels il y a le peuple tout entier. Dans le même sens, la remarque blessante pour nous tous les émigrés : mais pourquoi supportez-vous ces régimes, vous n’êtes pas des hommes, pourquoi ne les rejetez-vous pas… Il ne faut pas oublier que les régimes totalitaires fascistes ont été détruits non pas par une résistance intérieure mais par une guerre. Et qui veut accepter aujourd’hui les risques d’une nouvelle guerre ? Alors le totalitarisme de gauche survit.
Mais il survit aussi parce que l’Occident a accepté et garantit sa survie. Par les accords de Téhéran de 1943, par les accords de Yalta en février 1945, par les accords de Poznan. À l’occasion des événements de Pologne, la presse occidentale à été formelle au sujet de Yalta : « Du début jusqu’à la fin de la Conférence de Yalta, il y a eu un désaccord qui n’est jamais parvenu à se régler, sur la frontière occidentale de l’URSS. » Par conséquent il n’est pas vrai que l’Occident ait vendu toute l’Europe Orientale à Staline, et qu’il se soit lié lui-même les mains dans une impuissance complète devant les pires crimes perpétrés dans cette zone là, zone qui peut être considérée comme chasse gardée où le chasseur peut faire tout ce qu’il veut sans rendre compte à personne.
Nous, les peuples de l’Europe Orientale, nous n’avons pas été invités à signer ces accords et nous ne savons pas exactement ce qui a été décidé là-bas sur notre propre sort, sur le sort de nos enfants, sur le sort de presque cent million d’habitants. Mais pour nous tous sans exception notre sort actuel et même notre avenir ont été décidé à cette Conférence diplomatique. Toute l’attitude de l’Occident depuis trois décennies le confirme. La dernière expérience, celle de la Pologne 1980 – 81, le confirme encore une fois.
Pour nous, les Bulgares, c’était déjà évident dès 1945 pendant les premières et uniques élections plus ou moins libres ; la terreur était si déchaînée qu’elle n’a même pas épargné les représentants occidentaux, même le représentant personnel du président américain, et personne n’a rien pu faire. Plus tard, nous avons vu l’autre face du même problème, quand l’armée des partisans grecs du général Markos a été écrasée par les occidentaux sans que les pays puissent lui apporter le moindre secours. Pour nous, il était évident que l’Europe était divisée en deux zones, et que nous étions enfermés et laissés en otage à Moscou pour permettre à l’autre moitié de l’Europe d’être « libre ». Pour nous, il était aussi évident que nous ne pouvions rien faire contre cette nouvelle colonisation. Et aujourd’hui que les héros des cafés de Paris nous accusent de « ne pas être des hommes », je me rappelle les discussions à l’époque en Bulgarie entre ceux qui envisageaient la résistance et ceux qui envisageaient l’émigration. Le bonheur relatif de ces européens occidentaux est payé par la souffrance de nos peuples, et en plus ils nous insultent.
Nous ne sommes pas dans les secrets des diplomates, mais nous connaissons bien l’histoire qui, à toutes les époques et sous tous les régimes, a pratiqué la politique du partage ; les hyènes civilisées ont toujours discuté sur la carte le sort des peuples selon les intérêts et les caprices des grandes puissances. Quand le mouvement socialiste a pris naissance au siècle dernier, et s’est développé, c’était un des thèmes essentiels de sa lutte : le refus d’autoriser les impérialistes à décider du sort de millions d’êtres humains. Qui aurait pu envisager que les responsables du monde dit socialiste utiliseraient les mêmes méthodes pour construire de nouveaux empires basés sur de nouvelles injustices.
Je suppose que dans les textes officiels de Yalta il n’y a pas effectivement mention du tracé de la frontière occidentale de l’URSS. Mais je suppose qu’il y a des textes secrets, non publiables, qui concernent cette question. Quelques faits me mènent à cette supposition. Par exemple, Churchill dans ses Mémoires mentionne le marchandage personnel avec Staline pendant cette Conférence. Sur un petit bout de papier, tous les deux s’étaient mis d’accord et chiffraient en pourcentage leur influence respective. Il semble que pour la Bulgarie, c’était 75% d’influence russe pour 25% d’influence occidentale. Après ce marchandage, les promesses d’élections libres, de démocratisation, de représentativité deviennent complètement superflues et hypocrites. Il y a des documents selon lesquels Brejnev a prévenu lui-même le président américain quand l’armée rouge a envahi la Tchécoslovaquie, il a même précisé que l’armée rouge s’arrêterait juste avant le no man’s land avant la frontière allemande.
Selon certaines informations, Moscou avait prévenu directement les USA et l’Allemagne Fédérale du coup d’état de Jaruzelski en Pologne (en France uniquement le Bureau Politique du Comité Central du PCF aurait été prévenu). Pourquoi Moscou a‑t-il tellement tenu aux accords de Helsinski (accords qu’il n’a jamais appliqué dans son propre territoire)? Uniquement pour donner une base juridique au partage de l’Europe précisément sur la partie secrète des accords de Yalta. Pourquoi Moscou entretient-il des points chauds dans les différentes parties de la planète, en proposant chaque fois des possibilités de nouvelles discussions en vue de nouveaux accords et de nouveaux partages ?
Pourquoi, parmi les dirigeants occidentaux, uniquement Mitterand s’est-il élevé officiellement contre les accords de Yalta tandis que tous les autres et surtout les américains ne les ont jamais critiqués ? Parce que la France du général De Gaulle n’a pas siégé à Yalta et a refusé de les ratifier à l’époque. Et parce que la politique tiers mondialiste de Mitterand essaie de se placer entre les deux hégémonies. En tout cas, que la frontière occidentale de l’URSS soit légale ou non, garantie par Yalta ou par Helsinski, acceptée ou tolérée – le peuple bulgare, le peuple polonais tous les peuples tombés sous la domination soviétique sont condamnés à subir, être esclaves, n’avoir ni perspective ni avenir, et cela en plein 20ème siècle.
Puisque nous sommes dans les suppositions diplomatiques, ajoutons encore quelques questions. En ce qui concerne la Pologne, il semble que son sort devait être réglé en 1945 par des élections libres ; et quand les occidentaux ont vu que ces élections n’étaient pas libres du tout, mais terroristes et qu’elle engageaient l’avenir du pays dans une impasse, ils ont envoyé des lettres de protestations (c’était quelques semaines avant la mort de Roosvelt) et ils ont été étonnés des réponses cyniques de Molotov et de Staline. Notre question est la suivante : les puissance occidentales étaient-elles si naïves pour croire à la bonne volonté de Staline, ou leur mécontentement était-il uniquement destiné à diminuer leur propre responsabilité dans le sort du peuple polonais. D’après les accords de Téhéran les américains devaient retirer leurs forces militaires d’Europe une fois la guerre terminée, ce qu’ils n’ont pas fait ni à l’époque ni depuis. Notre question est la suivante : les événements en Europe Orientale sont-ils la cause du maintien de forces d’intervention américaine en Europe, ou y a‑t-il une autre raison.
Pourquoi l’armée rouge s’est-elle arrêtée sur l’Oder et depuis trente ans joue aux gendarmes dans les pays occupés, mais n’a jamais franchi l’Oder. Ce n’est pas quelques divisions qui pouvaient l’arrêter. On peut se permettre d’esquisser une certaine réponse à partir de l’expérience historique. Chaque traité de paix est en réalité la fin d’une guerre et en même temps la préparation d’une guerre future. Le capitalisme privé ou étatique ne peut exister qu’en se développant, c’est à dire en devenant un impérialisme qui seul peut assurer des marchés, des matières premières, la puissance, la tranquillité. Jusqu’ici ce n’est pas original, Lénine a déjà développé cette pensée. Mais elle est aussi valable non seulement pour le capitalisme classique actuel mais aussi pour cette variante qui est le capitalisme d’État d’URSS qui sous le prétexte d’une guerre idéologique bâtit un nouvel empire tout à fait semblable aux autres avec sa domination de peuples asservis, l’exploitation de son propre peuple, la formation de nouvelles classes dominantes et de nations dominantes, et la nécessité d’une guerre permanente.
Les traités de paix de Berlin en 1878 qui ont décidé du sort de la Bulgarie actuelle (à la fin de la guerre russo-bulgare) étaient exprès injustes, atroces, pour pouvoir créer une haine et une animosité entre les peuples frères des Balkans et donner la possibilité de nouvelles guerres. Effectivement les Balkans ont été déchirés par trois guerres fratricides. Les traités de paix de Versailles, de Neuilly (pour la Bulgarie) à la fin de la première guerre mondiale étaient rédigé de telle manière que la future guerre mondiale était inévitable. Je pense que les traités de Yalta, Téhéran et Poznan avaient le même sens : finir une guerre mondiale et en préparer une autre. Tous les discours, toutes les grandes déclarations sur l’amour de l’humanité et de la paix, soit de l’Est soit de l’Ouest, étaient uniquement de la propagande et par conséquent des mensonges. La deuxième guerre mondiale s’est terminée par une armistice, pas par une paix. Et même cette armistice est relatif, pas seulement pour la séparation des deux Allemagne, pour toute l’Europe Orientale qui vit en état de guerre, mais pour la vie de toute notre génération qui a été une guerre éternelle, une guerre froide ou chaude, une guerre passée, présente et future.
Je pense que les stratèges qui avaient envisagé la troisième guerre mondiale n’avaient pas prévu deux choses qui ont perturbé leur plan. Les peuples étaient trop fatigués, trop traumatisés, trop saignés par les longues années de guerre. Ils se sont occupés à relever leurs maisons en ruines, rassembler leurs famille dispersées. Ils ne pouvaient accepter une nouvelle boucherie. A l’Est, au nom de la paix, ils avaient oublié la liberté pour pouvoir supporter le nouveau régime totalitaire. A l’Ouest, ils avaient abandonné leur idéal révolutionnaire prolétarien et avaient ainsi sauvé le capitalisme. Pour le grand mécontentement de ceux qui essayaient de nouveau de les mobiliser. Ce même Churchill qui a une grande responsabilité dans le marchandage de Yalta a été le premier à peine quelques mois plus tard à appeler ouvertement à la troisième guerre mondiale. Tandis que le « père des peuples » Staline après avoir occupé des territoires aussi peuplés que son propre empire, appelait ouvertement à une « guerre révolutionnaire » pour avoir encore plus de colonies.
Le deuxième fait historique est l’événement de la bombe atomique. Il a fait hésiter même les militaristes les plus acharnés, devant le danger d’une apocalypse. Ces deux faits ont eu des conséquences considérables. L’esclavage dans les pays de l’Est, qui était envisagé comme provisoire et qui devait servir d’étincelle pour la prochaine guerre, dure toujours. La révolution qui était proclamée planétaire s’est arrêtée et le monde capitaliste se porte très bien. Ceux qui espèrent aujourd’hui que les polonais vont sortir la poitrine nue devant les chars polonais ou russes, doivent réfléchir à ces quelques considérations de « haute politique ».
Le problème des pays de l’Est, notre problème, reste non résolu et semble même insoluble.
Jusqu’à quand devront nous subir ces régimes imposés et atroces ? Comment arriverons-nous à nous débarrasser d’eux, à nous libérer, et à reprendre comme tous les peuples notre marche en avant ? Depuis quelques décennies, il n’y a chez nous aucun mouvement, aucun progrès, la vie est arrêtée, gelée, interdite, persécutée, emprisonnée, fusillée. Cette question se pose devant nous, devant nos peuples, devant l’opinion publique, devant la conscience humaine. Tout a été essayé. Toutes sortes de tactiques, de méthodes, de tentatives, de compromis, d’espoirs, et rien n’a réussi.
Comme nous l’avons vu, la seule force positive qui a eu un large soutien des masses populaires en Russie révolutionnaire – le mouvement des soviets – a été utilisée et ensuite détruite par une poignée de révolutionnaires professionnels et de spécialistes du coup d’état qui n’avaient aucun idéal constructif, qui même aujourd’hui sont incapable de promouvoir une vie sociale, de créer une force productive dans le pays. Un certain nombre de gens, y compris quelques libertaires, avaient pensé à l’époque que la tendance terroriste et dictatoriale était passagère, que le régime allait revenir à l’inspiration des soviets – tous ces gens naïfs ont disparus dans des camps ou ont été fusillés. D’autres plus lucides ont accepté la lutte ouverte, la guerre des partisans : le mouvement des makhnovistes, le plus important des mouvements de résistance de gauche, la révolte de Kronstadt, ont été détruits. Les mouvements de partisans qui ont repris pendant la deuxième guerre mondiale en Ukraine, en Biélorussie et dans les pays baltes, ont aussi été détruits. La résistance passive des masses paysannes, des tolstoiens, des « vieux croyants », de millions de gens innocents – a entraîné un holocauste immense encore aujourd’hui presque inconnu. La résistance secrète, intérieure, par petits groupes, qui a essayé d’éveiller l’esprit critique, a été infiltrée dans la plupart des cas par la police politique pour pouvoir décourager même la résistance individuelle. La déstalinisation et le libéralisme khrouchtchevien ont permis un nouveau stalinisme. En Hongrie, la fraction la plus démocratique du parti communiste a essayé d’utiliser la révolte des étudiants et les conseils ouvriers pour ouvrir une politique plus proche du peuple, mais les chars soviétiques ont restauré l’ancien ordre. En Tchécoslovaquie, c’était surtout l’intelligentsia, la jeunesse qui ont tenté de faire entrer un peu d’air frais dans les prisons moisies ; le parti a pris le train en marche pour pouvoir endiguer cette volonté de changement, mais de nouveau les chars ont amené le froid sibérien en plein août 1968. En Pologne, après une série d’essais et de révoltes dont quelques unes noyées dans le sang, l’espoir ne 1980 s’est trouvé plus grand parce qu’il a duré plus longtemps et sans violence. Actuellement, tout est arrêté et il est encore trop tôt pour tirer des conclusions de leur expérience.
On peut poser seulement des questions : y avait-il en réalité une possibilité de changement ? Les ouvriers n’étaient-ils pas trop sûrs d’eux-mêmes, mal préparés devant le coup d’état trop bien préparé du pouvoir. En tout cas, les événements ont montré encore une fois ce qui est essentiel dans nos pays de l’Est : le profond refus et le rejet du pouvoir imposé ; la disparition presque complète du parti qui a la prétention de rôle dirigeant mais qui se dissout de lui même en face de la première grève généralisée ; la catastrophe économique et l’absurdité du système économique ; le rôle conscient de la classe ouvrière organisée sur une base syndicale comme seule force positive du pays ; la conscience et la fidélité des masses paysannes, des intellectuels, de tout un peuple qui rejoint cette force ouvrière organisée ; la force des idées d’un auto-gouvernement, d’un auto contrôle et d’une auto-production non seulement comme idéal mais comme réalité économique et sociale ; le seul vrai pouvoir pendant ces seize mois en Pologne était Solidarnosc.
La propagande, soit pour, soit contre, les événements de Pologne, amis au premier plan non le rôle essentiel de la classe ouvrière, des paysans et des intellectuels organisés dans Solidarnosc, mais deux faits plutôt secondaires, le nationalisme polonais et le rôle de l’église catholique polonaise. En ce qui concerne le nationalisme, il est facilement explicable par l’histoire même de la Pologne ; pendant des siècles les Polonais ont été davantage esclaves qu’indépendants, et dans la plupart des cas précisément sous le joug des Russes. Et au lieu d’accuser les occupants, on fait grief aux occupés de leur besoin d’indépendance. Pour ma part je suis étonné de leur modération et de leur sang-froid. Je vais rappeler seulement deux faits : en septembre 1939 quand l’armée hitlérienne a envahi et occupé la moitié ouest de la Pologne et l’armée rouge la moitié est, Molotov a publiquement déclaré sa joie de « la disparition de la Pologne, ce monstrueux bâtard de Versailles ». Le 2 juillet 1920, le maréchal soviétique Toukhatchevsky a déclaré : « le chemin vers l’incendie mondial passe par le cadavre de la Pologne ». Quand un peuple est sous le joug, quand il est opprimé et exploité, sa seule possibilité de ne pas disparaître complètement c’est d’essayer de conserver sa physionomie, sa langue, ses particularités. La Pologne a eu aussi dans son histoire des tendances d’annexion (vis à vie de l’Ukraine, de la Tchécoslovaquie au moment même où les armées hitlériennes sont entrées à Prague, etc.) mais cela ne concerne pas son peuple qui dans de nombreuses insurrections populaires a essayé et essaie toujours de retrouver son indépendance.
Le catholicisme polonais peut aussi s’expliquer par son histoire. Entouré de grandes puissances militaires russe, prussienne, autrichienne qui ont toutes essayé de l’assimiler, le peuple polonais a trouvé dans le catholicisme une arme contre le protestantisme allemand et l’orthodoxie russe. Mais il y a quelque chose d’autre, devant la morale double et hypocrite du parti, devant le vide spirituel et l’appauvrissement des valeurs, les jeunes à l’Ouest et surtout à l’Est essaient de retrouver les anciennes valeurs qui étaient déclarées moribondes et dépassées. Il y a un renouveau d’intérêts vers les valeurs religieuses non seulement chrétiennes mais musulmanes et même pour des sectes ésotériques. On signale dans les pays de l’Est des manifestations religieuses bien que les gens soient nés et aient vécu dans un régime athée. Mais revenons au sort du peuple polonais qui est en même temps le sort de notre peuple bulgare et de tous les peuples de l’Est. Je pense que le danger actuel le plus grave pour la Pologne serait de céder à la provocation et de tenter de répondre par la violence à la violence déchaînée par le pouvoir. Cette pensée peut sembler hérétique à quelques révolutionnaires irréductibles. Mais dans les conditions actuelles, cela donnerait un bain de sang sans aucune issue. Et cela, pas uniquement parce que « les syndicats ne sont pas une armée » mais aussi parce qu’il y a une accumulation de haine, de vengeance, d’inégalité dont on ne sait à quoi pourrait mener un déchaînement de violence. On se demande même si ceux qui ont déclenché le coup du 13 décembre ont calculé ce risque ? Solidarnosc pendant son existence légale et aux premiers jours de son existence illégale, a toujours essayé d’éviter cette voie.
Mais la résistance passive est-elle possible ? Cela sera très dur pour les polonais. Nous apprenons par bribes comment Jaruzelski a imposé son pouvoir. Les mineurs enfermés dans le fond des galeries ont été réduits par la milice dans un tel état de dénutrition qu’ils ont eu même des difficultés pour remonter à la surface. Il y a des récits et des témoignages de batailles de mineurs et d’ouvriers avec leurs pelles contre des détachements motorisés. Les grandes entreprises occupées par les ouvriers ont été attaquées par des chars comme dans une guerre. On est condamné à trois ans de prison parce que la production dans une unité d’usine est considérée comme insuffisante et donc un sabotage, etc. Si les mêmes moyens et les mêmes pratiques étaient appliquées même en un pourcentage infime dans n’importe quel autre pays, toute la presse dite progressiste c’est à dire pro-bolchevique se déchaînerait contre ces méthodes fascistes et inhumaines. Tandis que cette presse trouve cela tout a fait normal quand il s’agit d’un pays comme la Pologne. Que peut-on faire ? Avant tout, refuser d’accepter la réalité, le fatalisme, l’éternité de ces régimes. L’actualité et le passé, la théorie et la pratique ont démontré l’absurdité, la faiblesse et les résultats catastrophiques des régimes dominés par le parti communiste. Il y a une autre évidence, c’est que les peuples qui sont obligés de les supporter ne les acceptent pas, et périodiquement essaient de les rejeter. Ainsi d’un côté les régimes compromis et chancelants, de l’autre la volonté de lutte et de liberté, cela conduira à de nouvelles luttes, de nouveaux conflits qui déboucheront un jour sur de meilleurs résultats que ceux qu’on avait obtenus jusqu’à présent c’est à dire la libération de ces peuples.
Notre tâche ici n’est pas de donner des conseils révolutionnaires (de demander aux autres ce que nous n’avons pas pu faire dans notre propre pays, en Bulgarie) mais de manifester concrètement notre solidarité avec Solidarnosc. Il a besoin de cette solidarité car devant les intérêts diplomatiques et commerciaux le drame polonais sera vite oublié et mis au second plan. Nous avons déjà vu ça en Afghanistan, en Hongrie, en Tchécoslovaquie. Il ne faut pas permettre aux appareils de propagande de Moscou avec leurs succursales dans chaque pays, d’effacer et de déformer l’expérience du peuple polonais, surtout qu’il ne peut lui-même ni parler ni se défendre. Tant que le mythe du « socialisme réel » existe, les masses populaires de l’Ouest (parce qu’à l’Est ce mythe est démoli depuis longtemps) ne pourront jamais se mettre en marche. Dans cette démystification absolument nécessaire, il faut combattre deux principes fondamentaux que les événements en Pologne ont confirmé encore une fois, le rôle dominant du parti et l’espace vital de la Pologne dans l’empire soviétique. Il s’agit d’une conception classique d’un impérialisme et d’un colonialisme où, sous le vocabulaire de socialisme et d’humanisme, on perpétue la domination d’un peuple par un autre. Le rôle prédominant exclusif du parti renouvelle le vieux débat du Moyen Age sur la priorité du spirituel sur le temporel avec la prétention d’un totalitarisme dans la pensée, d’une exclusivité dans la vérité, et une intolérance dont l’humanité à mis plusieurs siècles à se débarrasser (en ce qui concerne le Vatican). Mais l’église marxiste a repris la place des anciennes églises. L’expérience de la lutte du peuple polonais appartient déjà à l’histoire et nous tous devons la scruter pour préparer nos luttes futures.
Dimitrov
(10/1/82)