La Presse Anarchiste

Les aspects positifs de l’autogestion en Pologne

Le coup de force mili­taire qui a eu lieu en Pologne le 13 décembre der­nier a chan­gé radi­ca­le­ment la situa­tion dans ce pays. Alors qu’a­vant les tra­vailleurs avaient l’i­ni­tia­tive et contrai­gnaient le pou­voir à recu­ler chaque jour un peu plus, aujourd’­hui ils sont sur la défen­sive et ils en sont réduits à la résis­tance clan­des­tine. Les 16 mois pré­cé­dent le coupe de force ont été une période inno­va­trice du point de vue social en Pologne. Ils forment main­te­nant une période bien défi­nie et déli­mi­tée qui appar­tient au pas­sé. Ils nous semble impor­tant, étant don­né la richesse des ini­tia­tives sociales qui sont appa­rues et se sont déve­lop­pées durant cette période, et aus­si étant don­né la volon­té récu­pé­ra­trice de beau­coup d’or­ga­ni­sa­tions en France, de la droite à la gauche, de pré­ci­ser tout son carac­tère révo­lu­tion­naire et éman­ci­pa­teur. Beau­coup en effet ne vou­draient voir que le natio­na­lisme, ou l’an­ti-com­mu­nisme, ou le catho­li­cisme, ou le syn­di­ca­lisme de ce mou­ve­ment, pour mieux vendre leur propre soupe. Il y avait tout cela en effet, mais il y avait beau­coup plus : une réelle volon­té d’é­man­ci­pa­tion sociale, de trans­for­ma­tion de la socié­té dans un sens plus éga­li­taire et plus anti-hié­rar­chique, dans le sens aus­si de la prise en main par les tra­vailleurs de leurs propres affaires. Et tout le monde en France veut gom­mer soi­gneu­se­ment cet aspect qui en fin de compte dérange beau­coup trop. Chi­rac et la droite défendent avec ardeur les polo­nais écra­sés par le tota­li­ta­risme com­mu­niste, mais ils se gardent d’é­vo­quer la ges­tion directe des entre­prises par les conseils ouvriers. Maire (et tous les bureau­crate syn­di­caux de gauche) lui rend bien la pareille, lui qui n’ar­rête pas de se mon­trer comme le grand défen­seur de « Soli­da­ri­té » en France, mais qui n’ap­plique pas dans son orga­ni­sa­tion les prin­cipes de fonc­tion­ne­ment de base du syn­di­cat polo­nais : révo­ca­tion des délé­gués à tout moment, ou com­plète publi­ci­té des négo­cia­tions par exemple. Le drame est là : ceux qui en France crient le plus fort en faveur de « Soli­da­ri­té » sont ceux qui seraient balayés si demain les fran­çais avaient la bonne idée de suivre l’exemple de leurs cama­rades polo­nais. Il est donc évident que les aspects sub­ver­sifs du mou­ve­ment polo­nais seront enter­rés le plus pro­fon­dé­ment pos­sible au pro­fit de quelques for­mules-choc d’un bon rap­port électoral.

Cet article est un début d’a­na­lyse concer­nant les aspects les plus posi­tifs d’un point de vue liber­taire du mou­ve­ment polo­nais. Il étu­die plus par­ti­cu­liè­re­ment l’au­to­ges­tion car c’est un sujet qui per­met d’en­tre­voir la socié­té future à laquelle les polo­nais aspirent. Il serait d’ailleurs plus exact de dire les socié­tés futures, car le débat est très ouvert et de nom­breux points de vue sont confron­tés. C’est aus­si un sujet qui per­met la mise à l’é­preuve des théo­ries anar­chistes sur la capa­ci­té des tra­vailleurs à se libé­rer et à s’or­ga­nise eux-mêmes et sur la pra­tique d’une socié­té entière qui cherche à s’é­man­ci­per. Enfin le mot « auto­ges­tion » sert à beau­coup de monde avec des sens très divers, pour ne pas dire contra­dic­toires, et il est néces­saire de savoir ce qu’il recouvre exac­te­ment en Pologne.

Les expériences
1956

Les polo­nais ont une réfé­rence his­to­rique, une expé­rience auto­ges­tion­naire encore vivace dans beau­coup de mémoires. Il s’a­git du mou­ve­ment des conseils ouvriers de l’au­tomne 1956.

À cette époque, une crise sociale grave, qui se tra­duit spec­ta­cu­lai­re­ment par des émeutes san­glantes à Poz­nan en juin, se conjugue à une crise poli­tique du Par­ti qui se désta­li­nise. Pen­dant quelques mois, une vague de dis­cus­sions va défer­ler sur le Par­ti, les uni­ver­si­tés et les usines. Cette crise se ter­mi­ne­ra par l’ac­ces­sion au pou­voir de Gomul­ka à la fin du mois d’oc­tobre. Dans les deux mois pré­cé­dents, un mou­ve­ment spon­ta­né, sou­te­nu par cer­taines sec­tions de base du Par­ti, de créa­tion de conseils ouvriers appa­raît dans plu­sieurs usines impor­tantes du pays. Gomul­ka pro­fi­te­ra entre autre de ce marche-pied pour se his­ser au pou­voir. Mais comme cette aspi­ra­tion des ouvriers à gérer eux-mêmes leurs entre­prises ne lui plaît pas du tout, comme on s’en doute, il va très vite essayer d’é­touf­fer le mou­ve­ment, et il y par­vien­dra sans peine. Dès le mois de décembre, il fait pro­mul­guer une loi qui impose les conseils ouvriers (consé­quence : beau­coup de ceux qui n’ont pas encore élu de conseil vont s’en méfier comme quelque chose venant d’en haut) et qui res­treint leur pou­voir par rap­port à la pra­tique spon­ta­née. En effet les conseils appa­rus avant la loi pre­naient en charge toute l’u­sine (le direc­teur étant sou­vent mis à la porte) et sa ges­tion, et ils fonc­tion­naient selon la tri­lo­gie man­dat pré­cis des délé­gués – compte-ren­du des man­dats – révo­ca­bi­li­té immé­diate. Mais les lois suc­ces­sives de Gomul­ka les trans­for­me­ront rapi­de­ment en appen­dices du Par­ti et de la direc­tion et bien­tôt leur seul rôle appré­ciable sera d’aug­men­ter la pro­duc­tion. Ils sur­vivent encore aujourd’­hui sous le nom de KSR (Confé­rence de l’Au­to­ges­tion ouvrière) et leur secré­taire est auto­ma­ti­que­ment celui du Par­ti pour l’en­tre­prise. L’une des reven­di­ca­tion de « Soli­da­ri­té » est d’ailleurs leur dissolution.

Cette expé­rience est impor­tante car c’est la seule que les polo­nais de 1980 ont connu concrè­te­ment et à laquelle ils fassent réfé­rence. Mais le sou­ve­nir qu’ils en gardent est celui d’une récu­pé­ra­tion habile et effi­cace d’un mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion par le pou­voir. Depuis 1956, l’au­to­ges­tion est enta­ché d’un péché mor­tel : son pos­sible détour­ne­ment au pro­fit du pou­voir en place au lieu de ser­vir les inté­rêts des travailleurs.

1970 – 71 et 1980

Les Polo­nais ont pour­tant d’autres expé­riences concrètes d’autogestion à leur actif, et d’un point de vue révo­lu­tion­naire elles sont char­gées d’une poten­tia­li­té beau­coup plus impor­tante. Lors des crises sociales aiguës débou­chant sur une confron­ta­tion directe avec le pou­voir, aux endroits où le mou­ve­ment est le plus fort, les struc­tures d’organisation de la socié­té sont balayées ou sont inca­pables de fonc­tion­ner nor­ma­le­ment. Les tra­vailleurs pour un temps gèrent eux-mêmes et direc­te­ment leur vie maté­rielle à tous les niveaux. Et on voit ain­si la pré­fi­gu­ra­tion d’un sys­tème de ges­tion directe de la socié­té, où tout État serait superflu.

Les deux expé­riences les plus pous­sées et les plus ins­truc­tives se sont dérou­lées à Szc­ze­cin en 1970 – 1971 et à Gdansk en 1980. Dans les deux cas, du fait de la grève géné­rale, les auto­ri­tés n’ont plus aucun pou­voir et la vie habi­tuelle des deux villes (de la région même dans le cas de Gdansk) est tota­le­ment arrê­tée. Dans les deux cas il existe un comi­té de grève qui repré­sente toutes les entre­prises en grève, et qui pour la par­tie ges­tion de ses acti­vi­tés peut être com­pa­ré à un « soviet » de la ville ou de la région. La grève étant géné­rale, il contrôle toutes les acti­vi­tés sauf celles dépen­dant direc­te­ment de la police ou de l’armée.

La grève est géné­rale, mais pour­tant toutes les entre­prises ne cessent pas le tra­vail. Celles qui ont un rôle impor­tant dans la vie de tous les jours de la popu­la­tion conti­nuent de fonc­tion­ner, mais sous l’autorité du comi­té de grève et elles y sont repré­sen­tées. Il ne faut pas s’y trom­per : elles fonc­tionnent cette fois-ci au pro­fit exclu­sif des gré­vistes et de leurs familles, et non plus d’une quel­conque classe d’exploiteurs. Ain­si à Szc­ze­cin, les tram­ways, le gaz et l’électricité et le jour­nal local fonc­tionnent nor­ma­le­ment à la demande du comi­té, pour assu­rer des condi­tions de vie nor­male à la popu­la­tion et pour faire cir­cu­ler l’information. La popu­la­tion, ce n’est pas n’importe qui car le quar­tier des gens « aisés » (de la classe au pou­voir) sera pri­vé d’eau et d’électricité pen­dant toute la durée du conflit. Le comi­té de grève assure éga­le­ment l’approvisionnement de la ville, par exemple, il fait venir le pain de Zie­lo­na Gora, ville dis­tante de 200 kilo­mètres. Il réta­blit aus­si cer­taines com­mu­ni­ca­tions inter­rom­pues, notam­ment avec Gdansk. Bref la situa­tion est pra­ti­que­ment nor­male, si on peut par­ler de nor­ma­li­té dans un tel cas. On connaît vague­ment les struc­tures qui ont per­mis cette prise en charge : dans chaque quar­tier de la ville, il y a des comi­tés ouvriers qui orga­nisent le tra­vail (pour l’alimentation, l’énergie et les com­mu­ni­ca­tions) et la vie col­lec­tive, sous la direc­tion de comi­té de grève.

À Gdansk, le scé­na­rio est à peu près le même, en moins accen­tué. La région entière est en grève, mais là encore le comi­té de grève va deman­der aux entre­prises des sec­teurs jugés indis­pen­sables d’un point de vue social de conti­nuer le tra­vail. Le com­merce, l’alimentation, le gaz, l’électricité, fonc­tionnent nor­ma­le­ment ain­si que les ser­vices de san­té. En cas de besoin, cer­tains ser­vices peuvent être réta­blis pro­vi­soi­re­ment. Ain­si lorsqu’un délé­gué de Gdy­nia annonce que dans la ville on manque de char­bon, le comi­té donne l’autorisation d’en expé­dier un char­ge­ment qui était blo­qué par la grève. Dans les chan­tiers, des per­sonnes sont spé­cia­le­ment char­gées de col­lec­ter et de dis­tri­buer ensuite les vivres que la popu­la­tion amène à la demande du comi­té ou que des pay­sans apportent en sou­tien au mou­ve­ment. Même les taxis sont réqui­si­tion­nés pour favo­ri­ser la cir­cu­la­tion des délé­gués entre les chan­tiers navals Lénine et les entre­prises en grève. Un trait symp­to­ma­tique se retrouve à Gdansk et à Szc­ze­cin et montre bien l’esprit du mou­ve­ment. Dans le pre­mier cas les ser­vices de san­té qui cir­culent dans la ville ont une pan­carte où il est écrit « nous sommes les ser­vices sani­taires, nous ne sommes pas des bri­seurs de grève », dans le deuxième, les tram­ways cir­culent avec la ban­de­role « nous ne sommes pas des jaunes, le comi­té de grève des chan­tiers nous demande de fonctionner ».

Les tra­vailleurs polo­nais ont aus­si ten­dance à se regrou­per lors des luttes, à évi­ter le plus pos­sible l’isolement. Au niveau des villes, les entre­prises en grève se ras­semblent donc dans un comi­té de grève com­mun. Ce mou­ve­ment a été par­ti­cu­liè­re­ment fort en 1980 où il a tou­ché de nom­breuses villes de pro­vince (Gdansk, Szc­ze­cin, Elblag, Poz­nan, Wro­claw pour citer les prin­ci­pales). De ville à ville des contacts se nouent, des liai­sons s’établissent. En 1970 – 71, tout un réseau de liai­sons directes s’était mis en place entre les gré­vistes de Szc­ze­cin, Gdansk, Var­so­vie et Poz­nan. En 1980, des délé­gués venaient de tout le pays voir les gré­vistes du chan­tier Lénine, appor­ter leur sou­tien et cher­cher aus­si des conseils. Mieux, le MKS de Szc­ze­cin envoie lors des négo­cia­tions avec les auto­ri­tés des délé­ga­tions à Gdansk pour avoir une atti­tude com­mune face aux pro­po­si­tions gouvernementales.

Toutes ces struc­tures et ces modes de fonc­tion­ne­ment dis­pa­raissent cepen­dant dès que les phases aiguës de la lutte sont pas­sées. Mais ils réap­pa­raissent spon­ta­né­ment à chaque nou­velle lutte. Les tra­vailleurs ne s’en récla­mant pas non plus comme expé­rience pra­tique d’autogestion, mais on ver­ra plus loin que le pro­jet le plus radi­cal d’autogestion appa­ru en Pologne s’en inspire.

Les outils

Depuis 35 ans qu’ils luttent contre leur bureau­cra­tie, les tra­vailleurs ont adop­té un sys­tème de démo­cra­tie directe qui a pour but prin­ci­pal d’éviter une récu­pé­ra­tion pos­sible de leur lutte par de nou­veau bureau­crates en herbe. Et le type d’organisation qu’ils appliquent est pro­fon­dé­ment liber­taire, puisque c’est vrai­ment la déci­sion de la col­lec­ti­vi­té qui est adop­tée, et non l’interprétation plus ou moins arbi­traire des dési­rs de tous par quelques individus.

La base du sys­tème est l’assemblée géné­rale des tra­vailleurs, des gré­vistes dans le cas pré­sent. C’est elle qui élit le comi­té de grève, ou les délé­gués à ce comi­té (bien sou­vent dans les entre­prises assez impor­tantes, il n’y a pas d’assemblée de tout le per­son­nel, mais des assem­blées par sec­teurs ou ate­liers qui élisent un ou plu­sieurs délé­gués au comi­té de grève). Les délé­gués sont man­da­tés pré­ci­sé­ment par leurs élec­teurs, et ils sont révo­cables à tout moment. Cet esprit imprègne tout le mou­ve­ment, et les tra­vailleurs veillent à ce que ces prin­cipes soient réel­le­ment appli­qués. Ain­si par exemple à Szc­ze­cin en 1971, les délé­gués font la navette entre la salle de réunion du comi­té et les dépar­te­ments des chan­tiers navals qui les ont élus, pour que les tra­vailleurs prennent connais­sance de chaque déci­sion et qu’ils la rati­fient. À Gdansk en août 80, l’esprit est le même et les délé­gués de chaque entre­prise n’arrête pas d’aller et venir entre chez eux et le Comi­té Inter-entre­prises de Grève pour les mêmes rai­sons. Les appa­rat­chiks ont par contre des dif­fi­cul­tés à assi­mi­ler cet état d’esprit qui change de leurs pra­tiques habi­tuelles. Lorsque dans un pre­mier temps la com­mis­sion gou­ver­ne­men­tale cherche à divi­ser le mou­ve­ment en satis­fai­sant seule­ment quelques entre­prises, ils s’entendent répondre par les délé­gués qu’ils pressent de signer un accord qu’ils vont aupa­ra­vant sou­mettre ces pro­po­si­tions à la base qui est la seule à pou­voir se pro­non­cer. Et bien enten­du aucune entre­prise ne signe­ra l’accord séparé.

Le bon fonc­tion­ne­ment de ce sys­tème man­dat pré­cis – compte-ren­du des man­dats – révo­ca­bi­li­té est garan­ti par l’énorme effort que les tra­vailleurs four­nissent pour que l’information, toute l’information, cir­cule réel­le­ment. Ain­si chaque déci­sion est prise avec le maxi­mum de ren­sei­gne­ments en main et cela évite aus­si les ten­ta­tives de mani­pu­la­tion. Comme on l’a vu, les délé­gués informent régu­liè­re­ment ceux qui les ont man­da­tés. Mais d’autres moyens de contrôle sont employés par­fois à une grande échelle. Ain­si dans toutes les entre­prises assez grandes pour pos­sé­der une radio inté­rieure (sys­tème de dif­fu­sion par haut-par­leurs et qui sert habi­tuel­le­ment à sti­mu­ler la pro­duc­tion et à la pro­pa­gande offi­cielle), les débats du comi­té de grève sont retrans­mis direc­te­ment dans tous les ate­liers et les bureaux. Et quand il n’y a pas de radio inté­rieure ou si la réunion n’a pas lieu dans l’entreprise, les délé­gués sont char­gés d’enregistrer les dis­cus­sions au magné­to­phone et les gens peuvent suivre les débats avec un léger dif­fé­ré. Le chan­tier naval « Com­mune de Paris » de Gdy­nie a pu suivre comme cela toutes les négo­cia­tions entre le MKS la com­mis­sion gou­ver­ne­men­tale en août 80. et il y avait moins d’une heure de déca­lage entre l’enregistrement et la redif­fu­sion par la radio intérieure.

Enfin les délé­gués eux-mêmes sont très conscients de leur rôle et bien sou­vent ils se refusent à par­ler à la place de leurs man­dants sur des sujets qui n’ont pas été dis­cu­tés. On a vu plus haut l’échec des mani­pu­la­tions en août 80 à Gdansk grâce à ces atti­tudes. À Szc­ze­cin en jan­vier 1971, lorsque Gie­rek vient négo­cier en per­sonne avec les gré­vistes il veut des réponses immé­diates à ses pro­po­si­tions. Mais il s’attire des réponses du genre « Ce n’est pas démo­cra­tique. Ça me plaît, mais je ne peux pas prendre posi­tion » ou « je ne repré­sente pas l’ensemble du dépar­te­ment, nous sommes dix et ces dix ne peuvent pas déci­der à la place de 400 ».

Cette démo­cra­tie directe exem­plaire res­sur­git spon­ta­né­ment lors de chaque lutte. Mais il faut recon­naître que lorsque les tra­vailleurs se démo­bi­lisent, ils n’appliquent qu’en par­tie ou plus du tout ces prin­cipes et en reviennent bien sou­vent à la délé­ga­tion de pou­voir tra­di­tion­nelle. Ain­si dans la période faste de « Soli­da­ri­té » entre sep­tembre 80 et décembre 81, cet esprit ani­mait sur­tout les mili­tants actifs et les tra­vailleurs tou­jours mobi­li­sés parce qu’ils étaient en lutte ou parce qu’ils étaient radi­ca­li­sés. Pour illus­trer cet esprit à l’intérieur de « Soli­da­ri­té », on peut rap­pe­ler qu’un res­pon­sable régio­nal se plai­gnait début 81 que les délé­gués des entre­prises à son niveau étaient si sou­vent révo­qués et rem­pla­cés que cela empê­chait un tra­vail conti­nu des ins­tances régio­nales. Mais bien sou­vent les gens se conten­taient d’adhé­rer au syn­di­cat et de suivre de loin les mots d’ordre et les consignes. Le pro­blème des élec­tions syn­di­cales où il man­quait de nom­breux syn­di­qués se posait aus­si en Pologne, quoique à une échelle moindre qu’en France. Mais dès que la lutte reprend, au niveau de l’en­tre­prise ou au niveau natio­nal, les bonnes habi­tudes res­sur­gissent naturellement.

L’idée d’autogestion

Dis­pa­ru du lan­gage des ouvriers en lutte depuis 56, le mot auto­ges­tion fait une ren­trée fra­cas­sante en août 80 sous la forme de l’un de ses déri­vés, « auto­gé­ré ». En effet le nom exact du syn­di­cat libre arra­ché par les polo­nais à leurs bureau­crates est : « Syn­di­cat indé­pen­dant et auto­gé­ré Soli­da­ri­té ». Mais il faut voir que ces deux mots, indé­pen­dant et auto­gé­ré sont là pour rem­place « libre » que le pou­voir ne peut pas tolé­rer, et pour bien mar­quer la rup­ture avec les anciens syn­di­cats. « Soli­da­ri­té » est en effet tota­le­ment indé­pen­dant du par­ti et de ses appen­dices, et ce sont les tra­vailleurs de la base qui jouent (théo­ri­que­ment) le rôle moteur.

Après la vic­toire du mois d’août, le sen­ti­ment géné­ral sur la ligne à suivre est clair : le syn­di­cat doit défendre les inté­rêts des tra­vailleurs face à l’É­tat-patron. Pour cela, il ne doit prendre aucune res­pon­sa­bi­li­té dans la ges­tion de l’é­co­no­mie et se conten­ter de contrô­ler la poli­tique éco­no­mique du gou­ver­ne­ment. « Soli­da­ri­té » se refuse à pré­sen­ter un plan de réforme éco­no­mique, que tout le monde estime néces­saire, et se contente d’en récla­mer un au pou­voir pour dis­cu­ter ensuite des­sus, le modi­fier en consé­quence et veiller à sa bonne appli­ca­tion en contrô­lant tous les éche­lons du pou­voir. L’au­to­ges­tion n’a donc pas sa place dans un tel pro­gramme, et elle est d’ailleurs assez impo­pu­laire par­mi les tra­vailleurs. Se rap­pe­lant de 1956, les gens ont peur que ce soit un moyen pour le pou­voir de récu­pé­rer à plus ou moins long terme le syn­di­cat et le mou­ve­ment qui l’a fait naître.

En un an pour­tant, jus­qu’au pre­mier congrès du syn­di­cat, la situa­tion va chan­ger. Dès le mois d’août, il y a des par­ti­sans de l’au­to­ges­tion, soit d’une réac­ti­va­tion des struc­tures exis­tantes, soi d’un départ sur de nou­velles bases. Leur audience va croître régu­liè­re­ment pour deux rai­sons essentielles :

  • « Soli­da­ri­té », bien que lar­ge­ment majo­ri­taire dans pra­ti­que­ment toutes les entre­prises de Pologne ne ras­semble pas et ne pré­tend pas ras­sem­bler la tota­li­té des tra­vailleurs. Aus­si, pour des rai­sons évi­dentes de démo­cra­tie, à côté de la (des) cellule(s) syndicale(s) doit exis­ter une ins­ti­tu­tion qui regroupe tout le per­son­nel de l’en­tre­prise et exprime ses inté­rêts. Le syn­di­cat lui ne pré­tend que repré­sen­ter les inté­rêts des syn­di­qués, qui peuvent être dif­fé­rents, voire en oppo­si­tion, avec ceux de l’en­semble du per­son­nel 1Il faut noter à cette occa­sion la simi­li­tude qu’il y a avec le mou­ve­ment hon­grois de 1956. En Pologne, Soli­da­ri­té ras­semble pra­ti­que­ment tout le monde, mais décide de créer des conseils ouvriers pour que tout le monde, y com­pris les non-syn­di­qués soit repré­sen­té et puisse s’ex­pri­mer. En effet le syn­di­cat défend les inté­rêts des syn­di­qués qui peuvent être dif­fé­rents ou en oppo­si­tion avec ceux de l’en­semble du per­son­nel de l’en­tre­prise. Les Hon­grois avaient eu la même réflexion, mais à l’en­vers. Les conseils ouvriers couvrent tout le pays et repré­sente le pou­voir effec­tif. À ce moment, la créa­tion de syn­di­cats est envi­sa­gée, pour que les inté­rêts des tra­vailleurs puissent être défen­dus éven­tuel­le­ment face au conseil. Dans les deux cas, le pos­tu­lat de départ est que la socié­té est conflic­tuelle, et qu’il faut donc au moins deux struc­tures dif­fé­rentes pour que ces conflits puissent s’ex­pri­mer et se résoudre. Les tra­vailleurs en ont marre d’une socié­té où la classe ouvrière est au pou­voir et où il ne peut donc pas y avoir de conflit (ce n’est pas une impos­si­bi­li­té, mais une inter­dic­tion) comme celle qu’ils connaissent sous le nom de dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Notons au pas­sage qu’ils sont prou­dho­niens sans connaître Prou­dhon, puisque le sys­tème conseil ouvrier — syn­di­cat qui s’é­qui­librent est tout à fait conforme à la balance des pou­voirs que Prou­dhon recom­mande.. C’est là qu’in­ter­vient le conseil des tra­vailleurs de l’en­tre­prise. Les textes éla­bo­rés par les com­mis­sions dépendent des ins­tances natio­nales de « Soli­da­ri­té » qui pré­sentent ces conseils s’at­tachent sur­tout à décrire leur mode d’é­lec­tion. Leur rôle ne va pas plus loin (au moins dans les pro­jets) qu’un comi­té d’en­tre­prise ren­for­cé. Mais les textes venant de la base sont beau­coup plus radi­caux quand à ces conseils ouvriers.
  • L’ag­gra­va­tion de la crise, due à la ges­tion bureau­cra­tique aber­rante depuis 35 ans, contri­bue à pro­mou­voir l’au­to­ges­tion comme moyen de contrô­ler doré­na­vant l’é­co­no­mie et empê­cher de nou­veaux abus des cadres diri­geants. Chaque Polo­nais vou­drait pou­voir avoir son mot à dire dans la ges­tion éco­no­mique, pour évi­ter que les sacri­fices actuels ne se repro­duisent plus, qu’ils ne servent pas à rien comme en 56 ou en 71.

Le mou­ve­ment en faveur de l’au­to­ges­tion part des mili­tants du syn­di­cat, c’est à dire de l’ap­pa­reil de base de « Soli­da­ri­té », et des entre­prises les plus radi­ca­li­sées depuis l’é­té 80, comme Ursus. Au prin­temps 81, l’au­to­ges­tion devient le thème d’une cam­pagne natio­nale de « Soli­da­ri­té » et de plus en plus d’en­tre­prises s’in­ves­tissent dans le débat : à la même époque se crée un “réseau” qui regroupe 18 des plus impor­tantes entre­prises du pays (dont les chan­tiers navals Lenine et Ursus) et qui a pour but de réflé­chir sur ce pro­blème. Des textes expriment les dif­fé­rentes thèses en pré­sence fleu­rissent dans la presse syn­di­cale. En juillet, ce pro­blème devient même un point d’af­fron­te­ment avec le pou­voir, lors de la grève de la com­pa­gnie aérienne LOT : les tra­vailleurs refusent le direc­teur nom­mé par le minis­tère. Enfin ce pro­blème est lar­ge­ment débat­tu lors du pre­mier congrès de sep­tembre-octobre, et une motion est votée.

Le gou­ver­ne­ment de son côté ne reste pas inac­tif. Dans son pro­gramme éco­no­mique, il pré­voit une forme d’au­to­ges­tion, de co-ges­tion plu­tôt. Pour essayer de court-cir­cui­ter le congrès du syn­di­cat, il par­vient à arra­cher en sep­tembre un com­pro­mis avec la direc­tion du syn­di­cat, com­pro­mis qui lui est très favo­rable. Il fait immé­dia­te­ment voter la loi par la diète. Mais la manœuvre rate en fin de compte, puisque la deuxième par­tie du congrès blâme la direc­tion pour son atti­tude dans cette affaire et décide de sou­mettre les points liti­gieux du pro­jet à un réfé­ren­dum dans les entre­prises. La loi devra être modi­fiée selon les résul­tats sous peine d’être boy­cot­tée. La pos­si­bi­li­té d’un réfé­ren­dum qui mon­tre­rait la cou­pure totale entre le pou­voir et la socié­té est l’une des menaces qui a beau­coup comp­té dans la pré­pa­ra­tion et le déclen­che­ment du coup mili­taire. De toute manière dans le cou­rant de l’au­tomne le gou­ver­ne­ment aban­donne toute réforme éco­no­mique, et les quelques liber­tés accor­dées aux entre­prises face à la pla­ni­fi­ca­tion cen­trale bap­ti­sées « auto­ges­tion ». On a ana­ly­sé cela après le 13 décembre comme l’un des signes annon­cia­teurs de la reprise en main du pays par les mili­taires : aucune entente n’é­tait plus recher­ché avec la société.

Le 13 décembre a bien évi­dem­ment don­né un coup d’ar­rêt au déve­lop­pe­ment de l’i­dée d’au­to­ges­tion en Pologne car main­te­nant les prio­ri­tés sont autres : orga­ni­ser la résis­tance clan­des­tine. Mais avant cette date, elle fai­sait de grands pro­grès dans l’o­pi­nion publique polo­naise et s’im­po­sait peu à peu comme la seule solu­tion pos­sible. De nom­breux pro­jets fleu­ris­saient, et les plus radi­caux d’entre eux étaient très inté­res­sants comme on va le voir.

Les projets
Les conseils ouvriers

La source prin­ci­pale d’inspiration est l’expérience de 1956, sur­tout d’ailleurs par rap­port à son échec. Le modèle you­go­slave, s’il jouit d’une bonne image de marque, est en fin de compte très peu connu dans ses réa­li­sa­tions et sa pra­tique concrète. Les pro­jets éla­bo­rés vont du comi­té d’entreprise élar­gi pour les plus timides, à une auto­ges­tion véri­table pour les plus radi­caux, en pas­sant par plu­sieurs degrés de coges­tion. Nous allons ana­ly­ser l’un des pro­jet les plus radi­caux pour voir ses forces et ses fai­blesses. Il s’agit d’un texte éma­nant de « Soli­da­ri­té » de la région de Var­so­vie, qui s’intitule « Dix condi­tions pour un renou­veau de l’autogestion des tra­vailleurs ». Les voi­ci résumés :

  • Le per­son­nel de l’entreprise est le sujet sou­ve­rain de l’autogestion.
  • La liqui­da­tion des anciennes struc­tures auto­ges­tion­naires est indispensable.
  • Le conseil ouvrier est élu par le per­son­nel et par lui seul.
  • L’entreprise doit être auto­nome, éco­no­mi­que­ment par­lant, du pou­voir central.
  • Le syn­di­cat est le seul apte à pré­pa­rer la mise en place des organes de l’autogestion.
  • Le per­son­nel et le conseil ouvrier (ou conseil des tra­vailleurs) prennent les déci­sions les plus impor­tantes au sujet de l’entreprise, sa pro­duc­tion et son développement.
  • La nomi­na­tion et la révo­ca­tion du direc­teur reviennent au conseil ouvrier.
  • Le per­son­nel, pour pou­voir prendre ses déci­sions dans les meilleures condi­tions, doit être infor­mé de tout ce qui concerne l’entreprise.
  • Les conseils ouvriers peuvent coopé­rer et se coor­don­ner loca­le­ment et régionalement.
  • Créa­tion d’une deuxième chambre au par­le­ment, la chambre auto­gé­rée, qui repré­sente l’au­to­ges­tion au niveau le plus élevé.

Plus de la moi­tié de ces dix points peut être reprise à son compte par n’importe quel anar­chiste : le per­son­nel de l’entreprise, c’est à dire l’assemblée géné­rale, direc­te­ment et par l’intermédiaire du conseil ouvrier gère vrai­ment son entre­prise. De plus la fédé­ra­tion des conseils est pos­sible, pour ne pas dire pré­vue, ce qui empêche l’isolement de chaque entre­prise et per­met de dimi­nuer le phé­no­mène d’égoïsme qui fait qu’une entre­prise sans pro­blèmes se dés­in­té­resse de celle qui marche mal (phé­no­mène qu’ont très bien exploi­té les bureau­crates you­go­slaves). Le sys­tème tel qu’il est ébau­ché peut se suf­fire à lui-même.

Mais tous le pro­jet est pen­sé jusqu’au niveau régio­nal, et il laisse en place le pou­voir cen­tral. Les conseils ne peuvent pas se coor­don­ner au niveau natio­nal, car il y a le gou­ver­ne­ment. L’entreprise est auto­nome, c’est à dire pas tota­le­ment indé­pen­dante du centre. Il y a tou­jours un direc­teur, c’est à dire la sépa­ra­tion entre celui qui sait et ordonne et ceux qui exé­cutent, même si dans le cas pré­sent celui qui ordonne doit s’expliquer devant ceux qui exé­cutent. Enfin il y a tou­jours le par­le­men­ta­risme, même si les radi­caux veulent des dépu­tés révo­cables à tout moment. Ce pro­jet est fait pour coexis­ter avec l’État, et toutes les expé­riences d’autogestion ont mon­tré que si l’État n’est pas détruit, il reprend peu à peu ce qu’il a concé­dé par la force pour être de nou­veau le pou­voir pro­émi­nent, même s’il laisse cer­taines formes. En cas de double pou­voir, celui des tra­vailleurs d’un côté et celui de l’État de l’autre, il faut que l’un abatte l’autre. Un tel pro­jet d’autogestion appli­qué tel quel est donc condam­né par avance à l’échec. Mais il contient en germe une nou­velle orga­ni­sa­tion de la socié­té non basée sur l’exploitation de la majo­ri­té pour une mino­ri­té. Et ce pro­jet est le fruit d’une réflexion col­lec­tive de tra­vailleurs polo­nais, et non une idée venue d’ailleurs et gref­fée là-bas. Il repré­sente réel­le­ment les aspi­ra­tions d’une par­tie au moins de la classe ouvrière.

La grève générale active

À par­tir d’une réflexion sur les expé­riences pré­cé­dentes de grève, notam­ment les grèves d’août, un pro­jet ori­gi­nal fait son appa­ri­tion dans « Soli­da­ri­té » de Lodz. Il est l’œuvre d’un expert du syn­di­cat de cette région, Zbi­gniew Kowa­lews­ki. L’idée géné­rale est très simple : s’inspirant des entre­prises « sociales » qui ne font pas grève car elles sont utiles à la popu­la­tion, mais qui fonc­tionnent sous l’autorité des comi­tés de grève et au pro­fit exclu­sif de la popu­la­tion, il pro­pose une nou­velle méthode de lutte, la grève géné­rale active. Ce ne sont plus seule­ment les entre­prises indis­pen­sables à la vie sociale sur une courte période qui sont remises en marche par les tra­vailleurs, mais toutes les entre­prises, et ils dis­posent à leur gré de leur pro­duc­tion. Cette concep­tion à tout de suite eu l’ap­pui des res­pon­sables syn­di­caux de la région de Lodz (deuxième ville du pays et impor­tant centre indus­triel, sur­tout tex­tile) qui voient en elle la trans­crip­tion exacte de leurs aspi­ra­tions. Le pro­jet est dis­cu­té dans tout le syn­di­cat et adop­té comme moyen de lutte du syn­di­cat lors du congrès régio­nal qui se tient durant l’é­té 81. Les délé­gués au congrès natio­nal sont man­da­tés pour pro­mou­voir ce mode de lutte au niveau natio­nal. En décembre, devant la situa­tion qui empire, la région décide d’ac­cen­tuer sa pres­sion au niveau natio­nal et de mettre en pra­tique la grève active dans la région dès le 21 décembre. Mal­heu­reu­se­ment le coup d’É­tat mili­taire a tout remis en question.

Ce pro­jet comme tous les autres n’est pas anar­chiste car il ne remet à aucun moment expli­ci­te­ment l’É­tat en ques­tion. Il se contente de l’i­gno­rer, tout en l’ad­met­tant, car là encore la fédé­ra­tion des conseils ouvriers et des comi­tés de grève s’ar­rête en che­min, au niveau régio­nal. Mais là aus­si et plus encore que pour le pro­jet des conseils ouvriers, le sys­tème et le mode de fonc­tion­ne­ment pré­co­ni­sés nient l’É­tat radi­ca­le­ment. Comme tou­jours l’am­bi­guï­té ne peut se résoudre que par la défaite de l’un ou de l’autre, mais en aucun cas ils ne peuvent coexis­ter paci­fi­que­ment. La vic­toire de la grève géné­rale active aurait donc signi­fié ni plus ni moins que la dis­pa­ri­tion de l’É­tat. Qu’on en juge. La grève géné­rale active se défi­nit sim­ple­ment : le per­son­nel de l’en­tre­prise prend le pou­voir, élit un comi­té de grève (qu’on peut assi­mi­ler à un conseil ouvrier) man­da­té pour gérer l’en­tre­prise, la direc­tion per­dant tout son pou­voir pen­dant et après la grève. La pro­duc­tion conti­nue mais elle se fait au pro­fit exclu­sif des tra­vailleurs qui peuvent la modi­fier selon les besoins. En effet l’en­tre­prise ne recon­naît plus le pou­voir cen­tral, ne par­ti­cipe plus aux asso­cia­tions indus­trielles impo­sées par la pla­ni­fi­ca­tion, mais se coor­donne hori­zon­ta­le­ment avec les entre­prises avec les­quelles elle estime utile de coopé­rer. Cela ne veut pas dire non plus que l’en­tre­prise est tota­le­ment auto­nome : une coor­di­na­tion à l’é­chelle régio­nale per­met de modu­ler et de modi­fier la pro­duc­tion en fonc­tion des besoins. Cette direc­tion régio­nale est aus­si char­gée de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment des villes ouvrières, notam­ment en se coor­don­nant avec les syn­di­cats de pay­sans et en four­nis­sant aux cam­pagnes les pro­duits manu­fac­tu­rés dont elles ont besoin contre des pro­duits ali­men­taires. La coopé­ra­tion peut aller plus loin encore, par exemple en envoyant de la main d’œuvre ouvrière inem­ployée quand le besoin s’en fait sen­tir (récoltes…). Comme on le voit, ce modèle à quelques points près (entre autre cette ques­tion tou­jours trouble de l’É­tat) est sem­blable dans ses grandes lignes aux thèses anar­chistes sur la grève géné­rale qui doit débou­cher sur la prise en main de la socié­té et de la pro­duc­tion par les tra­vailleurs eux-mêmes. Et l’ex­pé­rience his­to­rique qui en est la plus proche est l’au­to­ges­tion liber­taire qui s’est déve­lop­pée en Espagne en 1936 sous l’in­fluence de l’anarcho-syndicalisme. 

Conclusion

Le mou­ve­ment social polo­nais est donc riche d’une très forte volon­té d’é­man­ci­pa­tion sociale, et les cou­rants les plus radi­caux de « Soli­da­ri­té » sont arri­vés à conce­voir un type de fonc­tion­ne­ment de la socié­té très proche des thèses anar­chistes. De grandes dif­fé­rences existent, il ne faut pas le nier, mais la Pologne était entraî­née dans une évo­lu­tion stop­pée par le coup de force mili­taire qui débou­chait peu à peu sur une lutte ouverte contre l’É­tat et sur l’au­to­ges­tion géné­ra­li­sée. En moins d’un an et demi, le concept d’au­to­ges­tion n’a fait que pro­gres­ser dans la socié­té polo­naise, et ses cou­rants les plus radi­caux de fai­saient que se rap­pro­cher de nos théo­ries. La situa­tion depuis le mois de décembre est net­te­ment moins favo­rable au déve­lop­pe­ment de ces ten­dances, puisque la prio­ri­té actuelle est à la résis­tance clan­des­tine. Mais tôt ou tard ces reven­di­ca­tions rejailli­ront et seront mises en pra­tique. Pour­tant si le mou­ve­ment actuel est écra­sé, alors tout est repous­sé dans un futur lointain.

Un autre aspect de ce mou­ve­ment est aus­si inté­res­sant. Le pro­blème prin­ci­pal de la révo­lu­tion anar­chiste est qu’elle ne peut être impo­sée, mais que les gens la suivent libre­ment et spon­ta­né­ment. Et pour cela il faut bien évi­dem­ment qu’une pro­por­tion impor­tante de la socié­té soit acquise aux sché­mas d’or­ga­ni­sa­tion liber­taires qui doivent rem­pla­cer les anciennes struc­tures, comme cela s’est pas­sé dans de nom­breuses régions d’Es­pagne en 1936. Même si les tra­vailleurs polo­nais ne remettent pas en ques­tion for­mel­le­ment l’É­tat (bien que leur expé­rience pous­sée au bout de ses consé­quences y débouche fata­le­ment), les prin­ci­paux acquis de leurs luttes suc­ces­sives (la soli­da­ri­té de tous envers tous, la démo­cra­tie et la ges­tion directe) sont ins­crites dans la mémoire col­lec­tive et rejailli­ront spon­ta­né­ment lors de chaque confron­ta­tion avec le pou­voir. En fait, les sché­mas auto­ri­taires dis­pa­raissent à chaque fois un peu plus dans leur mode d’or­ga­ni­sa­tion, même s’ils réap­pa­raissent très vite en cas de démo­bi­li­sa­tion. Les men­ta­li­tés sont en train de chan­ger dans un sens favo­rable à nos thèses, et c’est ines­ti­mable pour le futur. Ça ne veut pas dire non plus que tout est rose dans cette expé­rience, puis­qu’elle cor­res­pond aus­si à un ren­for­ce­ment impor­tant d’at­ti­tudes anti-liber­taires comme la reli­gion et le natio­na­lisme « étroit ». Mais se sont des atti­tudes qui devront se modi­fier si l’é­vo­lu­tion se pour­suit dans le sens d’une éman­ci­pa­tion réelle des travailleurs.

Même si le mou­ve­ment actuel est étouf­fé ou écra­sé par les mili­taires, ce qui ne semble pas être le cas pour l’ins­tant, ses réper­cus­sions dans l’a­ve­nir ne pour­ront qu’être posi­tives dans une optique libertaire.

W. Wie­bie­rals­ki

Bibliographie

Plu­tôt que d’a­lour­dir le texte par de trop nom­breuses notes, voi­ci une brève bibliographie :

Pour ceux qui com­prennent éven­tuel­le­ment le polo­nais, les bul­le­tins d’u­sine ou ceux édi­tés par les régions sont une mine de textes très inté­res­sants. Pour les autres, on trouve en français :

L’Al­ter­na­tive a publié depuis sont n°7 un maté­riel très impor­tant sur la Pologne.

Inpre­cor, revue trots­kyste, illi­sible quand il s’a­git d’a­na­lyses, contient des docu­ments très inté­res­sants choi­sis par­mi les plus radicaux.

Le comi­té Soli­da­ri­té avec Soli­dar­nosc a publié aus­si de bons docu­ments, notam­ment dans la bro­chure « Soli­dar­nosc et la démocratie ».

La presse quo­ti­dienne, par­ti­cu­liè­re­ment le Monde et Libé­ra­tion, est une mine pour les inter­view et cita­tions qu’elle contient et qui per­mettent de suivre l’é­vo­lu­tion du mouvement.

Enfin pour finir citons deux texte très inté­res­sants parus dans l’Al­ter­na­tive : Ne pas réédi­ter l’é­chec de 1956 (n°12, sept-oct. 81) qui per­met de voir les dif­fé­rentes concep­tions de l’au­to­ges­tion et Les prin­cipes de la démo­cra­tie syn­di­cale de W.A. Soko­tows­ki, qui est une théo­ri­sa­tion de la démo­cra­tie directe appli­quée spon­ta­né­ment par le mou­ve­ment et qui contient une cri­tique du par­le­men­ta­risme tout à fait iden­tique à celle que font les anar­chistes (n°9, mars-avril 81) (cf documents)

  • 1
    Il faut noter à cette occa­sion la simi­li­tude qu’il y a avec le mou­ve­ment hon­grois de 1956. En Pologne, Soli­da­ri­té ras­semble pra­ti­que­ment tout le monde, mais décide de créer des conseils ouvriers pour que tout le monde, y com­pris les non-syn­di­qués soit repré­sen­té et puisse s’ex­pri­mer. En effet le syn­di­cat défend les inté­rêts des syn­di­qués qui peuvent être dif­fé­rents ou en oppo­si­tion avec ceux de l’en­semble du per­son­nel de l’en­tre­prise. Les Hon­grois avaient eu la même réflexion, mais à l’en­vers. Les conseils ouvriers couvrent tout le pays et repré­sente le pou­voir effec­tif. À ce moment, la créa­tion de syn­di­cats est envi­sa­gée, pour que les inté­rêts des tra­vailleurs puissent être défen­dus éven­tuel­le­ment face au conseil. Dans les deux cas, le pos­tu­lat de départ est que la socié­té est conflic­tuelle, et qu’il faut donc au moins deux struc­tures dif­fé­rentes pour que ces conflits puissent s’ex­pri­mer et se résoudre. Les tra­vailleurs en ont marre d’une socié­té où la classe ouvrière est au pou­voir et où il ne peut donc pas y avoir de conflit (ce n’est pas une impos­si­bi­li­té, mais une inter­dic­tion) comme celle qu’ils connaissent sous le nom de dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Notons au pas­sage qu’ils sont prou­dho­niens sans connaître Prou­dhon, puisque le sys­tème conseil ouvrier — syn­di­cat qui s’é­qui­librent est tout à fait conforme à la balance des pou­voirs que Prou­dhon recommande.

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