La Presse Anarchiste

Devant quelle guerre ?

Depuis 1948 Cor­né­lius Cas­to­ria­dis, tout d’a­bord au sein de la revue Socia­lisme ou Bar­ba­rie puis seul, a mené une réflexion de fond sur la nature du régime sovié­tique et de la bureau­cra­tie. Com­mu­niste cri­tique au départ de sa réflexion, le déve­lop­pe­ment de ses ana­lyses l’a pro­gres­si­ve­ment éloi­gné du mar­xisme-léni­nisme, puis du mar­xisme. Aujourd’­hui, les idées qu’il a tou­jours défen­dues (la bureau­cra­tie comme classe domi­nante, le sys­tème sovié­tique comme capi­ta­lisme bureau­cra­tique, le soi-disant « socia­lisme » comme sys­tème d’op­pres­sion et de répres­sion.…) semblent des lieux com­muns. Il faut se rap­pe­ler qu’elles ont été éla­bo­rées en grande par­tie à la fin des années 40 et dans les années 50, à une époque où le PC exer­çait en France un qua­si-mono­pole sur la pen­sée « de gauche » et où toute cri­tique de l’URSS ne pou­vait qu’être de droite. Les ana­lyses de Cas­to­ria­dis ont été déve­lop­pées sans aucun lien, à ma connais­sance, avec la pen­sée anar­chiste. Elles ont ceci de par­ti­cu­lier cepen­dant qu’elles ne sont à aucun moment en contra­dic­tion avec les idées liber­taires. Cela suf­fit à expli­quer l’in­fluence qu’elles peuvent avoir dans le mou­ve­ment anar­chiste et qui n’est pas négli­geable, en France comme à l’étranger.

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Cas­to­ria­dis a publié il y a plus de deux ans main­te­nant un livre sur les pro­blèmes de la confron­ta­tion nucléaire entre les deux blocs. Ce n’est pas un ouvrage d’ac­tua­li­té cher­chant à exploi­ter un thème à la mode, mais au contraire il pour­suit et va au-delà des ana­lyses pré­cé­dentes de l’au­teur. Jus­qu’à pré­sent Cas­to­ria­dis avait écrit sur la domi­na­tion bureau­cra­tique de l’ap­pa­reil du Par­ti-État. « Devant la guerre » rompt avec ce sché­ma, et la thèse avan­cée est très neuve : les ana­lyses sur la bureau­cra­tie conviennent par­fai­te­ment pour la tota­li­té de la socié­té à l’é­poque sta­li­nienne. Depuis, l’ar­mée consi­dé­rée comme corps social a pris une place pré­pon­dé­rante (éco­no­mique, poli­tique, idéo­lo­gique) en URSS et le sys­tème bureau­cra­tique « clas­sique » a été relé­gué au sec­teur civil de la socié­té, dans un rôle d’ap­pli­ca­tion essen­tiel­le­ment et non plus de déci­sion. Aujourd’­hui, l’URSS est sépa­rée en socié­té mili­taire et socié­té civile, avec pré­pon­dé­rance de la pre­mière sur la seconde, mais sans que ce soit l’ar­mée qui soit direc­te­ment au pouvoir.

Il est inté­res­sant de voir com­ment Cas­to­ria­dis est venu à pos­tu­ler une dicho­to­mie de la socié­té russe. En s’in­ter­ro­geant sur la puis­sance réelle de l’ar­mée russe, il s’est aper­çu que tout ce qui la concerne (maté­riel, orga­ni­sa­tion, trans­mis­sion…) est qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rent de ce qui existe dans la socié­té civile. C’est un lieu com­mun de décrire le mau­vais fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie civile. La bureau­cra­tie vit sur un tru­cage géné­ral des chiffres tou­jours sur­éva­lués, sur­éva­lua­tion qui se réper­cute à tous les niveaux quant à la quan­ti­té et à la qua­li­té des matières pre­mières, sources d’éner­gie, pro­duits et biens manu­fac­tu­rés, ser­vices. Des pro­blèmes d’or­ga­ni­sa­tion (cir­cuits de dis­tri­bu­tion par exemple) ampli­fient encore le phé­no­mène. Enfin les tra­vailleurs eux-mêmes, face à leurs mau­vaises condi­tions de vie et de tra­vail, tra­vaillent le moins pos­sible. L’exemple habi­tuel qui résume toutes les tares du sys­tème est celui de l’a­gri­cul­ture : pays ancien­ne­ment expor­ta­teur de den­rées agri­coles, l’URSS en est réduit aujourd’­hui à impor­ter du blé presque chaque année. Ce sec­teur civil est pério­di­que­ment sou­mis à des réformes, bien sou­vent contra­dic­toires, qui ne peuvent rien résoudre et ne résolvent rien car ne s’at­ta­quant pas aux causes réelles.

Le sec­teur mili­taire par contre est très per­for­mant. L’ar­me­ment sovié­tique (chars, avions, mis­siles, navires) est équi­valent en qua­li­té à son homo­logue occi­den­tal. La recherche spa­tiale, la tech­nique infor­ma­tique, la tech­no­lo­gie en géné­ral de l’ar­mée russe sont elles aus­si à un niveau équi­valent. L’i­dée du retard des Sovié­tiques dans le sec­teur mili­taire pro­vient du fait qu’on assi­mile la pro­duc­tion civile de mau­vaise qua­li­té à la pro­duc­tion mili­taire. Cas­to­ria­dis fait le contraire. Par­tant de la bonne qua­li­té de tout ce qui est pro­duit dans le sec­teur mili­taire contras­tant avec l’in­cu­rie du civil, il pos­tule qu’il existe un com­plexe mili­ta­ro-indus­triel qui fonc­tionne uni­que­ment pour l’ar­mée, et d’une façon qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rente de l’in­dus­trie civile. Cette dif­fé­rence de qua­li­té s’ex­plique de deux manières : les mili­taires « écrèment » le sec­teur civil en pre­nant les meilleures matières pre­mières, les meilleurs biens pro­duits et aus­si les meilleurs ingé­nieurs, tech­ni­ciens, ouvriers, cher­cheurs ; mais ce per­son­nel dis­po­sant de tout ce qu’il y a de meilleur tra­vaille dif­fé­rem­ment du sovié­tique moyen, et pour cela il doit être pri­vi­lé­gié par rap­port à lui. Ce sec­teur mili­taire repré­sente selon Cas­to­ria­dis la base sociale du régime et il avance quelques chiffres : 23 mil­lions de membres de l’ar­mée et des entre­prises « fer­mées » (les entre­prises du sec­teur mili­taire), plus 12 mil­lions de membres du Par­ti dans le sec­teur civil de l’é­co­no­mie. Face à ces 35 mil­lions de pri­vi­lé­giés, il oppose 23 mil­lions de pay­sans et 70 à 80 mil­lions d’ou­vriers et d’employés.

Cette « mili­ta­ri­sa­tion » de la socié­té est très pro­fonde et très dif­fé­rente de ce que l’on peut entendre habi­tuel­le­ment par ce mot. Il ne s’a­git pas de la prise en main de l’ad­mi­nis­tra­tion civile par l’ap­pa­reil mili­taire ni d’une influence pro­fonde de ce même appa­reil sur l’é­du­ca­tion, la culture…, ni même des prises de déci­sions au plus haut niveau par les mili­taires (le Polit­bu­ro, véri­table centre du pou­voir en URSS, est com­po­sé en grande majo­ri­té de civils). Mais la poli­tique géné­rale du pays, inté­rieure comme exté­rieure, est défi­nie et appli­quée en fonc­tion des inté­rêts de l’ar­mée. Le Par­ti n’est plus réel­le­ment pré­pon­dé­rant en URSS car l’i­déo­lo­gie com­mu­niste est morte dans ce pays : plus per­sonne n’y croit, ni hors ni dans le Par­ti. Le moteur de la socié­té n’est plus une socié­té sans classe idéale qu’il faut atteindre le plus tôt pos­sible, mais l’as­pi­ra­tion à étendre l’Em­pire sovié­tique au maxi­mum. C’est le seul but qui reste au régime, et c’est pour­quoi l’ar­mée a pris cette impor­tance. L’i­déo­lo­gie com­mu­niste est donc rem­pla­cée par le concept de la « force brute ». Le dis­cours du pou­voir base tout sur la puis­sance de l’URSS, avec le déve­lop­pe­ment du sen­ti­ment natio­na­liste dans la popu­la­tion. Le méca­nisme est le sui­vant : « nous vivons mal, mais notre pays est puis­sant, invin­cible ». À défaut d’o­ranges, le Sovié­tique doit se conten­ter des vic­toires mili­taires ou diplo­ma­tiques de son pays dans le monde. Mais pour que tout l’é­di­fice tienne, il faut que cette puis­sance ne se démente pas. Les inté­rêts de l’an­née sont donc ceux du régime dans son entier, y com­pris de l’ap­pa­reil civil. Pour carac­té­ri­ser cette nou­velle forme de pou­voir, Cas­to­ria­dis a for­gé le mot « stra­to­cra­tie » du grec stra­tos = armée.

Les idées que déve­loppe Cas­to­ria­dis sur cette stra­to­cra­tie ne sont que des hypo­thèses. Il avance un fais­ceaux de faits qui vont dans le sens de sa théo­rie, mais il ne peut pas appor­ter, dans l’é­tat actuel de nos connais­sances sur le fonc­tion­ne­ment de la socié­té sovié­tique contem­po­raine, de preuves for­melles. Mais cette hypo­thèse pour­ra se révé­ler féconde par les infor­ma­tions que pour­ront appor­ter les tra­vaux effec­tués pour la confir­mer ou l’in­fir­mer, mais aus­si par les expli­ca­tions qu’elle peut four­nir à cer­tains aspects de la réa­li­té sovié­tique. Par exemple, dans l’op­tique de Cas­to­ria­dis, si la socié­té civile est si mal déve­lop­pée, c’est que le pou­voir ne veut pas le faire. Ce déve­lop­pe­ment pour­rait entraî­ner en effet une dimi­nu­tion de son assu­jet­tis­se­ment à la socié­té mili­taire. En outre, ce « sous-déve­lop­pe­ment » est un moyen par­mi bien d’autres de contrôle social par réduc­tion des liber­tés (loi­sirs pas­sés à faire la queue dans les maga­sins, heures sup­plé­men­taires sans nombre, jours théo­ri­que­ment chô­més tra­vaillés en fait).

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La défi­ni­tion de la stra­to­cra­tie russe ne repré­sente qu’une face du livre de Cas­to­ria­dis. L’autre est consa­crée aux pro­blèmes de la confron­ta­tion entre l’URSS et les USA, la com­pa­rai­son des forces en pré­sence et les évo­lu­tions pos­sibles de la situa­tion avec en fili­grane une éven­tuelle guerre nucléaire. Cette par­tie est beau­coup plus liée à l’ac­tua­li­té (il ne faut pas oublier que ce livre a déjà deux ans et demi), et par cer­tains côtés elle se rap­proche d’un rap­port d’ex­pert du Penta­gone. Sa thèse géné­rale est simple : l’URSS est supé­rieure aux USA dans tous les domaines. Que cette supé­rio­ri­té soit réelle ou non ne concerne pas mon pro­pos, et pour les chiffres que donne Cas­to­ria­dis, je lui fais entiè­re­ment confiance. L’as­pect dis­cu­table est ailleurs. Cas­to­ria­dis veut prou­ver que la supé­rio­ri­té de l’URSS n’est pas rela­tive, mais abso­lue et dans tous les domaines. Les USA et l’URSS ont un arse­nal nucléaire capable cha­cun de détruire plu­sieurs fois l’autre. Mais en dehors de cela, l’URSS est supé­rieure en tout : nombre de têtes nucléaires, forces conven­tion­nelles, marine, posi­tion stra­té­gique, posi­tion dans le Tiers-monde, etc… Cette posi­tion est cri­ti­quable à mon sens sur trois points principaux :

1. — Le Tiers-Monde : Cas­to­ria­dis affirme que l’ex­pan­sion de l’in­fluence de l’URSS dans le Tiers-Monde est constante et irré­ver­sible. Cuba, le Viet­nam, le Yémen, l’An­go­la, le Mozam­bique, l’É­thio­pie sont les jalons de cette expan­sion. Il l’at­tri­bue à la force que garde encore l’i­déo­lo­gie com­mu­niste dans le Tiers-Monde, au dis­cré­dit des USA et des autres pays occi­den­taux ex-colo­ni­sa­teurs dans ces régions et aux pos­si­bi­li­tés d’in­ter­ven­tions indi­rectes par Cubains ou Viet­na­miens inter­po­sés. Dans ce pro­ces­sus, l’URSS n’au­rait connu aucun échec jus­qu’à pré­sent, l’É­gypte et la Soma­lie n’é­tant pas selon Cas­to­ria­dis des pertes pour les Russes, mais des « manques à gagner ».

Il n’est pas évident que l’i­déo­lo­gie com­mu­niste soit si popu­laire dans le Tiers-Monde. Si Cuba et le Viet­nam ont un régime direc­te­ment copié sur celui de l’URSS, c’est beau­coup moins évident pour d’autres pays. L’É­thio­pie par exemple est une dic­ta­ture mili­taire et le sys­tème du par­ti unique n’y est qu’à l’é­tat embryon­naire. En Afrique en règle géné­rale, ce sont les élites occi­den­ta­li­sées qui sont sen­sibles à l’i­déo­lo­gie com­mu­niste. La masse des popu­la­tions pay­sannes y est étran­gère et n’est que recou­verte d’un mince ver­nis idéo­lo­gique qui craque à chaque ins­tant dans les pays sous l’in­fluence de l’URSS. Même en Amé­rique Latine, où la popu­la­ri­té du com­mu­nisme est cer­taine, le même pro­blème se pose dans les pays à forte mino­ri­té ou à majo­ri­té indienne. Le com­mu­nisme y est bien sou­vent per­çu comme un ins­tru­ment des blancs pour mieux les asser­vir. L’at­ti­tude des mis­ki­tos au Nica­ra­gua par exemple ne rentre pas dans les sché­mas de prise du pou­voir com­mu­nistes. La majo­ri­té des pays du Tiers-Monde sous influence sovié­tique a un régime qui peut retour­ner demain dans l’or­bite amé­ri­caine avec des amé­na­ge­ments de détail : la classe poli­tique égyp­tienne n’a été que peu affec­tée par la rup­ture de Sadate avec l’URSS, et le dic­ta­teur soma­lien ami des Russes est sim­ple­ment deve­nu dic­ta­teur ami des Amé­ri­cains sans crise pro­fonde de régime non plus.

L’ex­pan­sion sovié­tique a été spec­ta­cu­laire dans le Tiers-Monde au cours du der­nier tiers de siècle car c’é­tait aupa­ra­vant un domaine exclu­si­ve­ment livré aux Occi­den­taux. Ils ont en grande par­tie pro­fi­té des luttes qui s’y déve­lop­paient (bien sou­vent luttes de libé­ra­tion natio­nale) pour s’im­plan­ter dans un cer­tain nombre de pays. Mais plus l’in­fluence de l’URSS s’ac­croît, plus elle se heurte à des inté­rêts anta­go­nistes entre les­quels elle est obli­gée de choi­sir, ce qui lui crée des enne­mis sur les­quels les USA peuvent éven­tuel­le­ment s’ap­puyer à leur tour. Les luttes dont ont pro­fi­té les Russes sont locales et ont des causes his­to­riques, géo­gra­phiques, éco­no­miques, eth­niques,… diverses. En rem­pla­çant les Occi­den­taux dans le rôle de puis­sance tuté­laire, l’URSS hérite de ces pro­blèmes sans pou­voir les faire dis­pa­raître, même avec ses méthodes répres­sives pour­tant bien rodées. Les rôles sont inver­sés et des gué­rillas peuvent être diri­gées contre des régimes pro­russes. L’exemple de la Corne de l’A­frique est typique : l’URSS a com­men­cé par pla­cer ses inté­rêts dans la gué­rilla indé­pen­dan­tiste de l’É­ry­thrée dans l’É­thio­pie du Negus. Son influence s’est ensuite éten­due à la Soma­lie. En 1974, le Negus est ren­ver­sé par un coup d’É­tat mili­taire. Le nou­veau régime va déri­ver peu à peu vers le camp sovié­tique. L’É­thio­pie ayant des inté­rêts contra­dic­toires avec l’É­ry­thrée et la Soma­lie, les alliances vont se retour­ner : la Soma­lie va s’af­fron­ter mili­tai­re­ment à l’É­thio­pie et retour­ner dans le giron amé­ri­cain, les maquis éry­thréens vont être lâchés par Mos­cou qui va au contraire envoyer des spé­cia­listes anti­gué­rilla aux Éthio­piens pour les aider à les écra­ser. Jus­qu’à pré­sent, ils n’y sont pas par­ve­nus. Si demain l’É­ry­thrée par­vient à l’in­dé­pen­dance, elle ne sera sûre­ment pas pro­so­vié­tique. De même en Ango­la les maquis pro-occi­den­taux de l’U­NI­TA sont impor­tants, et en Indo­chine les maquis anti­com­mu­nistes cam­bod­giens, lao­tiens et même viet­na­miens n’ont tou­jours pas été écra­sés mili­tai­re­ment par le régime de Hanoï mal­gré plu­sieurs tentatives.

2. — Les pays du « gla­cis »: Si un échec dans le Tiers-Monde reste rela­tif et aisé­ment com­pen­sable pour l’URSS, il n’en est pas de même pour les pays qu’elle contrôle beau­coup plus direc­te­ment : Europe de l’Est, Mon­go­lie et depuis peu Afgha­nis­tan. Les inva­sions de la Hon­grie, de la Tché­co­slo­va­quie, de l’Af­gha­nis­tan montrent que l’URSS est prête à s’en­ga­ger très loin pour les conser­ver, et donc qu’ils ont une impor­tance capi­tale. Cet emploi direct de la force, et de l’ar­mée sovié­tique, ne laisse aucune marge de manœuvre aux Russes. En effet si l’hy­po­thèse de Cas­to­ria­dis sur la stra­to­cra­tie est la bonne, tout échec dans ces pays ébranle les bases mêmes du régime : la puis­sance invin­cible de l’URSS. De ce point de vue, la résis­tance afghane qui dure depuis près de trois ans et qui n’est tou­jours pas vain­cue même si elle n’est pas vain­queur montre toutes les limites que l’on peut soup­çon­ner à l’Ar­mée Rouge. Elle a été capable d’en­va­hir le pays en moins d’une semaine, d’ins­tal­ler un régime fan­toche et une infra­struc­ture d’oc­cu­pa­tion effi­cace, mais mal­gré toute sa puis­sance humaine et tech­no­lo­gique, elle est inca­pable de contrô­ler plus que quelques villes et les prin­ci­paux axes de com­mu­ni­ca­tion. Cas­to­ria­dis recon­naît le cou­rage des résis­tants afghans mais semble pen­ser qu’ils ne pour­ront pas faire grand-chose. La date de rédac­tion du livre n’est pro­ba­ble­ment pas étran­gère à cette vision de la situa­tion. Aujourd’­hui, mal­gré ses hauts et ses bas, cette résis­tance a véri­fié les pré­dic­tions qui voyaient en l’Af­gha­nis­tan un autre Viet­nam, mais pour les Russes cette fois-ci. Les Sovié­tiques ne peuvent ni paci­fier le pays, ni s’en déga­ger honorablement.

Les luttes qui peuvent se dérou­ler en Europe de l’Est et actuel­le­ment c’est la Pologne qui occupe le devant de la scène, entament la puis­sance de l’URSS. Tout bon stra­tège sait que si l’on veut pas­ser à l’of­fen­sive, il vaut mieux que ses arrières soient sûrs. Com­pris dans le cadre d’une expan­sion de l’in­fluence sovié­tique dans le monde par tous les moyens y com­pris la force, les évè­ne­ments polo­nais comme la résis­tance afghane sont un fac­teur d’af­fai­blis­se­ment de la puis­sance de l’URSS. Les troubles en Amé­rique cen­trale et en Pologne ont la même signi­fi­ca­tion stra­té­gique pour les deux grands : s’il y a le feu dans le jar­din des USA, le pota­ger de l’URSS n’est pas épar­gné. La résis­tance per­sis­tante des Polo­nais n’a tou­jours pas pu être écra­sée comme l’ont été les ten­ta­tives hon­groise et tché­co­slo­vaque, et elle remet en cause la thèse d’une puis­sance abso­lue de l’URSS. Ce n’est peut-être qu’un épi­phé­no­mène des­ti­né à être bri­sé tôt ou tard. Rien ne per­met de l’af­fir­mer actuel­le­ment, et je pré­fère croire, dans l’in­té­rêt des Polo­nais, que c’est le début ou la conti­nua­tion d’un pro­ces­sus qui condui­ra tôt ou tard à L’ef­fon­dre­ment de la domi­na­tion sovié­tique à l’Est.

3. —Les conflits en URSS même : Ce der­nier aspect touche la cri­tique la plus impor­tante que l’on puisse faire au livre de Cas­to­ria­dis. Toute son argu­men­ta­tion semble sup­po­ser que l’URSS est un sys­tème uni, stable et sans pro­blèmes internes majeurs. Cas­to­ria­dis n’i­gnore pas toutes les poten­tia­li­tés d’ex­plo­sion sociale qui existent, mais il les écarte volon­tai­re­ment. Il rap­pelle dans son intro­duc­tion que pour lui « par­mi les pays indus­tria­li­sés, la Rus­sie reste le pre­mier can­di­dat à une révo­lu­tion sociale ». Mais il refuse d’en tenir compte sous pré­texte qu’on ne peut pré­voir l’at­ti­tude des popu­la­tions sovié­tiques. À la lumière de l’en­semble du livre, qui s’a­charne à prou­ver que l’URSS est supé­rieure dans tous les domaines, ça res­semble à une mise au pla­card pure et simple d’un argu­ment avec lequel Cas­to­ria­dis est d’ac­cord, mais qui ne rentre pas du tout dans sa thèse générale.

D’a­près Cas­to­ria­dis le régime ne peut pas se réfor­mer et « la pers­pec­tive de chan­ge­ment interne en Rus­sie est une pers­pec­tive de tout ou rien ». Tout mou­ve­ment social ne peut donc prendre qu’une forme radi­cale, dans le sens où il ne peut abou­tir qu’à l’a­bo­li­tion du régime actuel, avec tous les bou­le­ver­se­ments que cela entraîne même en cas d’é­chec. Et ces bou­le­ver­se­ments ne peuvent qu’af­fai­blir la puis­sance de l’URSS qui dépend en grande par­tie de sa sta­bi­li­té interne. Cas­to­ria­dis recon­naît lui-même que si l’empire russe n’a qu’un but et qu’une jus­ti­fi­ca­tion, son expan­sion, il ne retire aucun autre avan­tage, même éco­no­mique, de cette expan­sion. Mais par contre, plus il s’é­tend, plus l’URSS doit sou­te­nir d’é­co­no­mies sous-déve­lop­pées ou chan­ce­lantes, et finan­cer des guerres directes ou indi­rectes. Dans le cadre d’une crise éco­no­mique mon­diale qui réduit consi­dé­ra­ble­ment la crois­sance, y com­pris en URSS, cette aug­men­ta­tion des dépenses se fait au détri­ment du niveau de vie de la popu­la­tion qui n’est pas com­pres­sible à l’in­fi­ni, et aug­mente les risques d’ins­ta­bi­li­té interne. Il ne faut pas oublier que ce sont ces 23 mil­lions de pay­sans et 80 mil­lions d’ou­vriers et d’employés, exploi­tés et oppres­sés, qui sont la base directe de la puis­sance sovié­tique. Sans eux rien n’est pos­sible, et il faut en tenir compte au même titre que du nombre de têtes nucléaires.

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Cas­to­ria­dis a vou­lu prou­ver que la puis­sance de l’URSS est totale dans tous les domaines face aux Occi­den­taux. Pour ce faire, il a dû gom­mer et pas­ser sous silence les fac­teurs humains qui rela­ti­vi­saient ou rédui­saient à néant (c’est un débat qui sort du cadre de cet article) cette puis­sance, et pri­vi­lé­gier au contraire le rap­port de force au niveau de l’ar­me­ment et des capa­ci­tés indus­trielles. Mal­gré ce défaut, son livre, notam­ment par l’a­na­lyse nou­velle qu’il fait du régime sovié­tique et aus­si par les chiffres sur l’ar­me­ment qu’il peut don­ner, per­met de réflé­chir sur ce thème d’ac­tua­li­té qu’est le paci­fisme. Cas­to­ria­dis annon­çait d’ailleurs une suite à son livre sur ce pro­blème brû­lant. Le grand retard qu’il a accu­mu­lé per­met de pen­ser qu’il n’a pas encore d’i­dées bien arrê­tées sur ce sujet, où qu’il le consi­dère suf­fi­sam­ment impor­tant pour ne pas bâcler sa rédac­tion. Cette deuxième par­tie qui sera for­cé­ment plus poli­tique que la pre­mière, per­met­tra sans doute de l’é­clai­rer sous un jour nou­veau ou tout au moins de la pré­ci­ser sur les points res­tés obs­curs ou ambigus.

W.Wiebieralski

Biblio­gra­phie

Le résu­mé des thèses de Cas­to­ria­dis don­né dans cet article est for­cé­ment très sché­ma­tique. Le mieux est donc de lire son livre : Devant la guerre, tome 1 : Les réa­li­tés, ed. Fayard, Paris, 1981.

Toutes les ana­lyses qu’il a pu déve­lop­per sur l’URSS avant ce livre sont dis­po­nibles dans une édi­tion de poche chez 1018 en plu­sieurs volumes. Il en a fait lui-même un conden­sé en 1977 réédi­té récem­ment en bro­chure : Le régime social de la Rus­sie, Les Cahiers du Vent du Ch’­min nº2, Saint-Denis, 1982.

Pour connaître ses der­nières posi­tions et son influence par­mi les liber­taires, on peut lire des inter­views et textes de lui qu’il a don­né ou qui ont été publiés dans la presse liber­taire inter­na­tio­nale (en fran­çais, cf Ago­ra nº16 mai 83, Lut­ter nº5 mai-août 83 et IRL nº51 été 83, dans l’ordre sur l’URSS, Marx et le mar­xisme, et enfin sur l’in­di­vi­du, l’É­tat et l’autonomie).


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