La Presse Anarchiste

Entretiens avec Radovan Ivsic

Le mon­tage que nous pré­sen­tons ci-des­sous a été réa­li­sé à par­tir de deux entre­tiens de Rado­van Ivsic datant de 1976 et 1978, publiés dans le nº1 de la revue Gor­do­gan en jan­vier-février 1979 à Zagreb. Pour des rai­sons de mise en page, nous nous sommes per­mis de modi­fier dans cer­tains cas l’ordre des frag­ments cités et de les regrou­per sous dif­fé­rentes rubriques afin d’as­su­rer au lec­teur une plus claire com­pré­hen­sion de l’en­semble. Nous avons sup­pri­mé dans la mesure du pos­sible les ques­tions de l’in­ter­vie­wer excep­té là où leur men­tion s’a­vé­rait néces­saire. (J. C.)

Changer la vie, changer le langage

(R. Ivsic vient d’é­vo­quer les années de guerre, la « grande débâcle de l’es­prit » qui les a accom­pa­gnées. Il pré­cise main­te­nant l’o­rien­ta­tion qui pré­si­dait à ses recherches à l’é­poque et, en par­ti­cu­lier, à l’é­la­bo­ra­tion de Nar­cisse, réci­ta­tion cho­rale publiée en 1942 et confis­quée aus­si­tôt par la police ous­ta­chi. D. S.)

Ivsic : En pre­nant réso­lu­ment des dis­tances par rap­port à l’his­toire au jour le jour, j’en vins à me situer dans un écart sen­sible qui seul pou­vait me per­mettre de tra­vailler en pro­fon­deur. Si la poé­sie n’é­tait pas ce chant super­flu qui com­mande déri­soi­re­ment les gestes des hommes, elle devait rame­ner à ce lieu sans âge où naissent indif­fé­rem­ment la parole col­lec­tive et la parole indi­vi­duelle obéis­sant aux mou­ve­ments sourds d’une nature qui est à la fois celle des êtres et des choses. Il fal­lait que la poé­sie se détache de la pâleur du papier, il fal­lait que la poé­sie atteigne le cœur du monde. J’in­siste, il ne s’a­gis­sait pas là de pré­oc­cu­pa­tions esthé­tiques, ril­kéennes, mais de la vie. De la poli­tique, si vous pré­fé­rez. Com­ment vou­lez-vous chan­ger la vie si vous vous conten­tez d’er­rer à la sur­face des choses et sur­tout quand cette sur­face s’im­pose comme un écran ? Bref, pour que la poé­sie com­mence à res­pi­rer, on ne pou­vait plus, me sem­blait-il, se conten­ter de la parole impri­mée. C’est ain­si que j’en suis venu à prê­ter une atten­tion de plus en plus grande au théâtre en tant qu’es­pace où l’in­di­vi­du et le nombre ne cessent d’é­crire leur his­toire sen­sible. Inutile de vous dire que le théâtre qui se jouait alors à Zagreb me parais­sait trop encom­bré de tous les ridi­cules de la psy­cho­lo­gie et de la lit­té­ra­ture pour pou­voir res­sem­bler d’une façon ou d’une autre à l’es­pace orga­nique que je cher­chais. Acca­blé par les cris et les convul­sions d’une repré­sen­ta­tion de Strind­berg, je me mis à écrire en 1941 une pièce : Daha (qui en 1976 n’est tou­jours pas publiée en croate mais dont la ver­sion fran­çaise est parue en 1960 à Paris sous le titre Airia chez J. J. Pau­vert), où je vou­lais trou­ver un nou­veau lan­gage théâ­tral. Ce lan­gage qui volon­tai­re­ment échap­pait à la syn­taxe ― c’est-à-dire à cette inté­rio­ri­sa­tion de la loi que ni le roman­tisme, ni le sur­réa­lisme n’a­vaient réus­si à vaincre ― allait don­ner vie à quelques per­son­nages impro­bables. Cette non-recon­nais­sance de la syn­taxe me per­mit, à tra­vers Daha, d’en­vi­sa­ger un espace libé­ré de la pesan­teur réa­liste ou baroque de la langue des gestes, du décor ― pesan­teur qui, à mes yeux, contri­buait sur­tout à éloi­gner le théâtre de son ori­gine popu­laire, de son ori­gine orga­nique : le chœur.

La poésie est par essence libertaire

Ivsic : Si mes textes appa­raissent, comme vous le dites, impé­né­trables, incom­pré­hen­sibles, c’est peut-être parce que ceux de la plu­part de mes contem­po­rains me sont appa­rus comme tels : jamais, par exemple, je n’ai com­pris pour­quoi tous devaient écrire de la même manière, illus­trant invo­lon­tai­re­ment mais de façon sai­sis­sante ce dic­ton que vous connais­sez bien : « Où ira Mujo le chauve ? Mais où vont tous les Turcs ! ». Autre façon d’é­vo­quer par anti­thèse le fameux « écart abso­lu » de Charles Fou­rier recom­man­dant qu’on se détourne des che­mins connus, de même que Chris­tophe Colomb, pour décou­vrir un nou­veau conti­nent, avait dédai­gné les par­cours habi­tuels. Tou­jours est-il que je me suis farou­che­ment éloi­gné de tous ceux qui, dans ma géné­ra­tion, essayaient d’é­crire et de pen­ser non pas comme Krze­la, mais d’une manière krle­zienne. Par la suite, c’est dans le même écart que j’ai cher­ché à me tenir par rap­port à tous ceux qui endos­saient l’u­ni­forme lit­té­raire du moment, fut-il tex­tuel, « sur­réa­liste » ou réa­liste-socia­liste. Tou­te­fois, mon écart, mon éloi­gne­ment par rap­port à la manière krle­zienne est sans doute encore plus pro­fond. Il s’a­git d’un autre rap­port à la langue. Et dans cette dif­fé­rence réside peut-être le grand pro­blème intel­lec­tuel du XXe siècle : c’est là que se des­sine à mes yeux la sombre ligne de frac­ture le long de laquelle est en train de se faire la sen­si­bi­li­té de cette époque. Je veux par­ler de l’ins­tau­ra­tion ou non d’un rap­port de force à la langue. Va-t-on ou non réus­sir à maî­tri­ser la langue, c’est-à-dire à la domp­ter, la domes­ti­quer et enfin l’as­ser­vir, de la même façon que l’on a cher­ché à maî­tri­ser la nature ? On sait aujourd’­hui que les idéo­logues n’ont d’autre sou­ci que de par­ve­nir à exer­cer ce pou­voir sur la langue, en contrô­lant la pro­duc­tion du sens et du non-sens, en conqué­rant bru­ta­le­ment ou insi­dieu­se­ment les terres en friche du lan­gage. Mais c’est aus­si le pro­pos de toute pen­sée domi­nante qui détruit inévi­ta­ble­ment l’é­qui­libre orga­nique de la langue pour un meilleur ren­de­ment idéo­lo­gique tout comme on n’hé­site pas à détruire l’é­qui­libre natu­rel d’une région pour un meilleur ren­de­ment éco­no­mique. La lit­té­ra­ture devient alors le plus sûr moyen d’ap­pau­vrir la langue faute de res­pec­ter la liber­té de la res­pi­ra­tion col­lec­tive. Et com­ment pour­rait-il en être autre­ment quand ici l’im­pos­ture tex­tuelle, là le men­songe réa­liste, ailleurs les rumi­na­tions sur­réa­listes, inter­disent impli­ci­te­ment à cha­cun de décou­vrir ou d’in­ven­ter la par­ti­cu­la­ri­té ou la mul­ti­pli­ci­té des réso­nances qui le rap­prochent et l’é­loignent de cette res­pi­ra­tion col­lec­tive ? À lever constam­ment cet inter­dit, c’est-à-dire à ouvrir le lan­gage à ce « bruit du temps » dont par­lait Ossip Man­del­stam, la poé­sie est par essence liber­taire. Qu’on le veuille ou non, c’est un choix poli­tique qui resur­git à tra­vers notre rap­port au lan­gage. Le corps lin­guis­tique ne dif­fère pas radi­ca­le­ment du corps social à tel point que le pay­sage intel­lec­tuel du XXe siècle me semble tout entier déter­mi­né par l’af­fron­te­ment de deux com­por­te­ments lin­guis­tiques : d’un côté, la recru­des­cence d’un rap­port auto­ri­taire au lan­gage (l’ex­pres­sion devant se plier sous l’au­to­ri­té de l’i­dée, celle-ci fut-elle juste ou non, peu importe); de l’autre côté, une atti­tude autre­ment plus incon­for­table, autre­ment moins ras­su­rante, à prendre le risque de libé­rer le lan­gage de l’u­sage afin de le décou­vrir et de se décou­vrir à tra­vers ses mou­ve­ments pro­fonds. Étrange retour des choses : l’en­jeu de Crons­tadt déter­mine sym­bo­li­que­ment ce qui sera ou ne sera pas l’es­pace du lan­gage. Cer­tains ne cherchent-ils pas tou­jours à abattre les mots comme des per­drix ? Mais peut-être tout n’est pas encore perdu.

Le théâtre et le surréalisme

Ivsic : Le roi Gor­do­gane, comme toutes les pièces que j’ai écrites, l’a été avant que je ne ren­contre Bre­ton et les sur­réa­listes. En fait, je n’ai jamais pen­sé écrire des pièces sur­réa­listes. D’ailleurs, j’ai tou­jours ri à gorge déployée devant le vœu pieux d’in­tro­duire le sur­réa­lisme dans la lit­té­ra­ture croate. Seule­ment, il s’est trou­vé que les sur­réa­listes ont recon­nu dans ces pièces cer­taines de leurs pré­oc­cu­pa­tions fondamentales.

Ain­si, pour répondre ou ne pas répondre à votre ques­tion, je vous dirais qu’au moment où j’é­cri­vais ces pièces je ne savais pas plus qu’au­jourd’­hui ce qu’est le théâtre sur­réa­liste. Et vous avez rai­son d’in­sis­ter sur la diver­si­té des inter­ven­tions théâ­trales liées au sur­réa­lisme. Mais je vous trouve pes­si­miste bien mal à pro­pos quand vous sem­blez presque regret­ter l’ex­trême dis­sem­blance des pro­jets théâ­traux d’Ar­taux, de Vitrac, ou bien encore quand vous sem­blez consi­dé­rer ces pro­jets comme la mani­fes­ta­tion d’une cer­taine dis­si­dence par rap­port au sur­réa­lisme. Ne croyez-vous pas que c’est la plus grande nou­veau­té du sur­réa­lisme que d’a­voir constam­ment veillé à ce que les eaux vives de l’i­ma­gi­naire ne se perdent pas dans l’or­nière des formes ? Disons-le une fois pour toutes : il n’y a pas de théâtre sur­réa­liste. Tout au plus peut-on par­ler du sur­réa­lisme et du théâtre, de même que Bre­ton a pris grand soin de par­ler du sur­réa­lisme et de la pein­ture et jamais de la pein­ture sur­réa­liste. Il serait peut-être temps de com­prendre pour­quoi. Au sur­réa­lisme revient le mérite d’a­voir affir­mé et prou­vé que la poé­sie est d’a­bord une façon de vivre. Depuis que j’ai dix-sept ans, il s’a­git là pour moi d’une évi­dence que rien n’a démen­tie. C’est pour­quoi les actuelles et innom­brables ten­ta­tives de vou­loir réduire le sur­réa­lisme à un style pic­tu­ral ou lit­té­raire me paraissent aus­si men­son­gères que dan­ge­reuses. Trop de gens sont aujourd’­hui inté­res­sés à faire dis­pa­raître le sens en pré­ten­dant ne s’at­ta­cher qu’à la forme. C’est la plus habile façon de tra­vailler à effa­cer la mémoire du monde, c’est la plus habile façon de pré­pa­rer des cer­veaux de plus en plus vierges sur les­quels il devient facile d’im­pri­mer n’im­porte quoi. C’est la porte ouverte à tous les tota­li­ta­rismes. Aus­si je tiens à répé­ter : il n’y a pas de style sur­réa­liste et, à cet égard, l’in­si­pide expo­si­tion « Le sur­réa­lisme et les arts plas­tiques croates » (Zagreb, 1972), orga­ni­sée d’a­près des cri­tères « esthé­tiques », si j’en juge par le cata­logue, n’a fait, me semble-t-il, qu’aug­men­ter la confu­sion pour tout ce qui dans ce pays touche au surréalisme.

Le surréalisme serbe hier et depuis

Ivsic : Il n’est per­sonne, dans nos contrées per­dues, en qui ma jeu­nesse aura mis autant d’es­poir que dans ces quelques hommes qui entre les deux guerres ont publié, entre autres, les revues Sve­do­canst­va (Témoi­gnages), Nadrea­li­zam dans i ovde (Le sur­réa­lisme aujourd’­hui et ici), sans oublier l’al­ma­nach Nemo­gueo (L’Im­pos­sible). Avant la guerre, je me suis pro­cu­ré à Zagreb la tota­li­té de leurs publi­ca­tions, ce qui était un véri­table exploit. Cepen­dant, au cours des évè­ne­ments, il n’est per­sonne qui ne m’a autant déçu. Car si leurs écrits de jeu­nesse m’a­vaient été pré­cieux, par la suite, vu de Zagreb, leur com­por­te­ment me devint très obs­cur. Quelque chose qui n’é­tait pas dit avait chan­gé en pro­fon­deur. Et ce n’est qu’en venant à Paris, en 1954, que j’ai com­pris que ce qui était pas­sé sous silence, c’é­tait le fait que Bre­ton conti­nuait la lutte, mais que cette lutte avait ces­sé d’être la leur : dans aucune revue sur­réa­liste pari­sienne d’a­près-guerre vous ne trou­ve­rez la col­la­bo­ra­tion des membres de l’an­cien groupe sur­réa­liste belgradois.

À propos de Dusan Matic

Ivsic : La récente agi­ta­tion de Dusan Matic autour du nom d’An­dré Bre­ton consti­tue la meilleure illus­tra­tion de ce genre d’ac­ti­vi­té, à mes yeux moins insi­gni­fiante qu’on pour­rait le pen­ser au pre­mier abord. Car, entre l’in­té­rêt rela­tif des anec­dotes et la médio­cri­té des réflexions, se joue là une sombre par­tie : com­ment les sou­ve­nirs vont ser­vir à faire oublier, com­ment les réflexions vont ser­vir à empê­cher de pen­ser. Sinon pour­quoi Matic parle-t-il aujourd’­hui de Bre­ton comme si celui-ci avait ces­sé toute acti­vi­té autour des années trente ? Sinon pour­quoi Matic parle-t-il aujourd’­hui du sur­réa­lisme comme d’un mou­ve­ment qui aurait ces­sé de se déve­lop­per vers la même époque ? Sinon pour­quoi cette stu­pé­fiante désin­vol­ture avec l’his­toire qui per­met à Matic de se glo­ri­fier de par­ler de Bre­ton une fois mort sous le lumi­neux mais curieux pré­texte que, vivant, Bre­ton était « dan­ge­reux comme une vipère » ? [[Je cite tout le pas­sage : « Mon pre­mier texte sur Bre­ton, je l’ai écrit quand il est mort. Je ne vou­lais pas tou­cher à Bre­ton tant qu’il était vivant, il était une vipère dan­ge­reuse. Mais quand il est mort, il fal­lait dire un mot sur sa gran­deur. Je pense que j’ai écrit un beau texte. » Dusan Matic, dans la revue Ideje, 378, Belgrade.]]

« Dan­ge­reux comme une vipère », Bre­ton vivant ? Oui , parce qu’il aurait pu, comme cha­cun de ses amis sur­réa­listes d’ailleurs, désa­vouer et confondre tous ceux qui comme Matic et beau­coup d’autres cherchent à estom­per ou à effa­cer pure­ment et sim­ple­ment l’in­com­pa­ti­bi­li­té défi­ni­tive du sur­réa­lisme avec toute pen­sée qui consent à ser­vir, serait-ce mène une idée juste. Et oppo­se­rait-on à cela le titre de la revue Le sur­réa­lisme au ser­vice de la révo­lu­tion que je répon­drais d’a­bord que c’é­tait avant Khar­kov, que c’é­tait avant les pro­cès de Mos­cou. Je rap­pel­le­rais aus­si qu’il s’a­gis­sait non seule­ment de la révo­lu­tion sociale mais aus­si d’une révo­lu­tion de l’es­prit dont rien ni per­sonne ne peut déter­mi­ner les étapes et les limites. Tel est d’ailleurs le sens de la fameuse affir­ma­tion de Bre­ton « En art, pas de consigne jamais, quoi qu’il advienne ! » C’est sur cette ques­tion fon­da­men­tale que s’est pro­duite l’ir­ré­pa­rable rup­ture entre Bre­ton et Ara­gon. Essayer aujourd’­hui d’en effa­cer le sens ou même d’en dimi­nuer la por­tée consti­tue une des plus grandes mal­hon­nê­te­tés intel­lec­tuelles de ce temps. Car, faut-il le répé­ter, il ne s’a­git pas là de pro­blèmes esthé­tiques mais très concrè­te­ment de la liber­té, de votre liber­té, de ma liber­té. Jus­qu’à quand essaye­ra-t-on de nous aveu­gler sur le fait que l’as­sas­si­nat du poète Man­del­stam (c’est à dire aus­si de tant et tant d’autres) a été faci­li­té par la com­pli­ci­té his­to­rique de tous ceux qui, devant la puis­sance de l’i­déo­lo­gie, n’ont pas eu le cou­rage d’af­fron­ter la soli­tude de leur pen­sée ? André Bre­ton est un des rares à avoir eu ce cou­rage qui est l’hon­neur de la pen­sée. Alors, il ne faut pas s’é­ton­ner qu’on s’a­gite beau­coup pour ne pas le recon­naître lui. Trop d’in­tel­lec­tuels ici ou ailleurs n’ont pas eu ce cou­rage ou sont bien déci­dés à ne l’a­voir jamais. On se presse pour brouiller les cartes du pas­sé et de l’a­ve­nir. Le pré­sent n’a plus de sens. Vrai­ment plus de sens du tout, au point qu’on est contraint, dès qu’on com­mence à réflé­chir, à se poser le genre de ques­tions que Dani­lo Kis est tout natu­rel­le­ment ame­né à sou­le­ver à la fin de son revi­go­rant livre Une leçon d’a­na­to­mie : « Je laisse aux futurs his­to­riens de la lit­té­ra­ture le soin d’ex­pli­quer, avec toute la dis­tance néces­saire, com­ment et pour­quoi est-on tom­bé si bas dans les goûts et les valeurs. » Mais pour conti­nuer à ne pas répondre ou empê­cher les autres de répondre, sur­tout ne vous sou­ve­nez-vous pas de la revue Pecat, sur­tout ne vous sou­ve­nez-vous pas des posi­tions de Bre­ton après la guerre, après Buda­pest… sur­tout ne vous sou­ve­nez-vous pas de votre jeu­nesse. Et vous serez vous aus­si un écri­vain com­blé, un artiste à l’es­prit large, un ancien sur­réa­liste apprivoisé.

Soumission ou désertion

L’in­ter­vie­wer : Les pos­si­bi­li­tés d’un effort consé­quent et hono­rable semblent être de plus en plus res­treintes. Peut-on d’ailleurs par­ler de pos­si­bi­li­tés ? Pour­tant, au cours d’une pré­cé­dente conver­sa­tion, vous avez dit que la déser­tion ne doit pas for­cé­ment prendre la forme d’une malédiction.

Ivsic : Les pos­si­bi­li­tés dont vous par­lez dépendent très exac­te­ment du nombre de ceux qui refusent de s’ac­com­mo­der du monde tel qu’on veut nous faire croire qu’il est. Si vous qui avez vingt ans, vous devez aujourd’­hui vous inter­ro­ger sur l’exis­tence même de ces pos­si­bi­li­tés, c’est sans doute parce que la plu­part des indi­vi­dus des pré­cé­dentes géné­ra­tions (et plus par­ti­cu­liè­re­ment les artistes, les intel­lec­tuels qui, par défi­ni­tion, devraient être les garants de la liber­té) ont démé­ri­té de leur jeu­nesse faute d’a­voir eu la force ou le cou­rage de dire non. Vous savez, chaque tra­hi­son non seule­ment enlai­dit la vie en restrei­gnant le champ de la liber­té, mais chaque tra­hi­son artis­tique ou intel­lec­tuelle peut, un jour ou l’autre, être éva­luée très concrè­te­ment en poids de souf­france, de sang et même de mort. Je vou­drais rap­pe­ler ce que Bre­ton, la der­nière année de sa vie, en 1966, a répon­du à l’en­voyé d’A­ra­gon venu lui deman­der la récon­ci­lia­tion et la col­la­bo­ra­tion pour Les lettres fran­çaises, jour­nal alors diri­gé par Ara­gon : « Dites à votre patron qu’il y a trop de cadavres entre nous. » La poé­sie est l’é­ta­lon de la liber­té humaine, on ne se joue pas d’elle impu­né­ment, on ne se joue pas d’elle sans assom­brir dan­ge­reu­se­ment l’ho­ri­zon com­mun à tous les hommes. C’est pour­quoi les actuelles ten­ta­tives menées en France et ailleurs par quelques cryp­to-sta­li­niens du genre Jean-Pierre Faye ou sur­tout Alain Jouf­froy, de récon­ci­lier post-mor­tem Bre­ton et Ara­gon, ou encore de pas­ser outre aux soit-disantes erreurs his­to­riques de tel ou tel peintre ou poète, me paraissent des plus dan­ge­reuses pour l’a­ve­nir de la liber­té. Une fois de plus on veut nous trom­per, une fois de plus on cherche à éga­rer tous ceux pour qui la poé­sie n’est pas un refuge déri­soire mais la façon la plus ouverte de décou­vrir la spé­ci­fi­ci­té de notre rap­port au monde, en fin de compte de s’in­ter­ro­ger sur le sens de notre exis­tence. Quand d’an­ciens sur­réa­listes au pas­sé dou­teux, c’est-à-dire sta­li­nien, ont tout inté­rêt à mar­cher dans ce jeu, je suis tout assu­ré de l’a­ve­nir dou­teux des artistes plus jeunes qui couvrent com­plai­sam­ment un tel men­songe. Il ne s’a­git que d’un exemple, mais assez frap­pant, pour jus­ti­fier sinon le déses­poir du moins le désar­roi qui est à l’o­ri­gine de votre ques­tion. Quelles pos­si­bi­li­tés nous reste-t-il quand aujourd’­hui la plu­part font sem­blant de dire non pour mieux ser­vir un monde plus que jamais bâti sur le men­songe. Men­songe que la mode se charge d’ailleurs de reflé­ter dans sa véri­té éphé­mère : on n’a jamais vu tant d’in­sou­mis, de gué­rille­ros ou de pasio­na­rias se rendre chaque jour doci­le­ment au tra­vail, fon­der les familles les plus conven­tion­nelles et être les piliers d’une nou­velle petite bour­geoi­sie malade de n’a­voir même plus le cou­rage de s’a­vouer comme telle et de ce fait capable de deve­nir la proie de n’im­porte quel tota­li­ta­risme. C’est pour­quoi quand en 1972, mes amis et moi avons entre­pris cette nou­velle acti­vi­té dont j’ai par­lé, il nous a paru néces­saire de rap­pe­ler que la poé­sie est d’a­bord déser­tion. Déser­tion sen­sible qui ne com­mence que de l’é­cart avec la pen­sée domi­nante et se pour­suit loin des sen­tiers bat­tus en décou­vrant, en inven­tant ses propres chemins.

Aujourd’­hui encore, il me semble que cette idée de déser­tion sen­sible contient les pos­si­bi­li­tés dont vous par­lez. Car il ne s’a­git pas seule­ment là d’un refus, mais d’une invi­ta­tion à réin­ven­ter ici et main­te­nant notre exis­tence, à pas­ser avec armes et bagages du côté de la vie. De plus, cette idée de déser­tion per­met d’en finir avec l’i­mage du poète mau­dit qui consent, d’une cer­taine façon, à deve­nir vic­time de la socié­té : en déser­tant, il ne se laisse plus enfer­mer dans une mar­gi­na­li­té qui risque de lui faire perdre son indi­vi­dua­li­té. C’est au poète de mau­dire dans la socié­té les germes de mort bâtis­seurs d’É­tat et d’empire ; c’est au poète de mau­dire cha­cune des muti­la­tions du corps col­lec­tif qui se fait au nom de l’ordre, de la loi, du droit ou de l’homme. Contre le pou­voir, le poète aux mains nues tra­vaille à la recon­quête des pou­voirs per­dus. Et c’est là son seul et dan­ge­reux pouvoir.


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