La Presse Anarchiste

Notes sur les rapports économiques Est-Ouest

Mal­gré l’op­po­si­tion des sys­tèmes poli­tiques et éco­no­miques qui règnent actuel­le­ment en Occi­dent et dans le camp dit socia­liste, les rap­ports éco­no­miques n’ont pas ces­sé de se déve­lop­per entre ces deux blocs depuis la fin de la der­nière guerre. Cet article a pour but non pas de faire le tour du sujet, ce qui deman­de­rait d’autres moyens et une place beau­coup plus impor­tante, mais de don­ner quelques élé­ments de réflexion et quelques opi­nions sur ce sujet qu’on ne peut pas igno­rer si l’on s’in­té­resse aux pays de l’Est et à leurs régimes.

On pour­rait pen­ser que le pro­blème du déve­lop­pe­ment des rap­ports éco­no­miques entre les pays de l’Est et l’Oc­ci­dent est clas­sique, que c’est la répé­ti­tion de la NEP de Lénine, qui ne chan­gea rien à la struc­ture du régime. Mais une telle ana­lyse risque de nous rendre aveugles vis-à-vis de la réa­li­té. D’autre part, des pen­seurs proches de nous comme Albert Meis­ter sont allés jus­qu’à évo­quer un ordre inter­na­tio­nal issu des mul­ti­na­tio­nales qui serait supé­rieur aux conflits entre les impé­ria­lismes 1«L’au­to­ges­tion en uni­forme » dans Auto­ges­tion no10.. Voyons briè­ve­ment de quels élé­ments d’a­na­lyse nous disposons.

La pre­mière consta­ta­tion que l’on peut faire est qu’il est impos­sible d’é­ta­blir un blo­cus de l’URSS. Le refus de vendre du blé amé­ri­cain oppo­sé par Car­ter à l’in­va­sion de l’Af­gha­nis­tan a entraî­né des accords rus­so-argen­tins impor­tants pour la livrai­son de céréales et de viande à l’URSS et la conso­li­da­tion de la pré­sence sovié­tique en Amé­rique du Sud (qui s’é­ten­dait déjà à la Colom­bie et au Bré­sil). La ten­ta­tive de Rea­gan de blo­quer la construc­tion du gazo­duc URSS-pays occi­den­taux s’est sol­dée aus­si par un échec net. Cepen­dant l’im­por­tance de la péné­tra­tion éco­no­mique occi­den­tale à l’Est est-elle dan­ge­reuse pour les pays dits communistes ?

Le capi­ta­lisme de l’Ouest agit, à mon avis, sous trois formes.

La pre­mière est l’en­det­te­ment exté­rieur. Fran­çois Geze cite la situa­tion cri­tique de la Pologne, la Rou­ma­nie et la RDA. Il écrit même : « L’ar­rêt de l’ap­port occi­den­tal amè­ne­rait un effon­dre­ment éco­no­mique en Europe de l’Est tel qu’il condui­rait à de graves pro­blèmes de sur­vie quo­ti­dienne des popu­la­tions, à des révoltes, et à terme à une “éco­no­mie de guerre” très dif­fi­ci­le­ment contrô­lable. » 2 L’Al­ter­na­tive, mai-août 1982. Per­son­nel­le­ment, je ne crois pas que l’on puisse aller jus­qu’à confondre la pénu­rie éco­no­mique avec la pénu­rie pla­ni­fiée poli­ti­que­ment. Cette der­nière, qui se carac­té­rise par les grandes villes mieux acha­lan­dées que les petites, à leur tour plus four­nies que les vil­lages, com­porte plu­sieurs avan­tages. Le sys­tème des queues per­met de mieux contrô­ler la popu­la­tion par la fatigue et le temps per­du qu’il pro­voque ; il donne aus­si plus de pou­voir aux com­mu­nistes bien pla­cés ― il en existe sans grands avan­tages directs ― qui dis­tri­buent sous forme de ser­vice des biens cou­rants et élé­men­taires en échange d’autres ser­vices. La preuve de la dif­fé­rence de ces deux types de pénu­rie cités plus haut n’est pas dif­fi­cile à trou­ver : par exemple, après la « nor­ma­li­sa­tion » de Jaru­zels­ki, la Pologne a retrou­vé, comme par hasard, un mar­ché plus abon­dam­ment four­ni qu’a­vant le 13 décembre. Que cette situa­tion n’ait pu être main­te­nue est une autre his­toire. De même, la Bul­ga­rie a vu au moment des évè­ne­ments polo­nais les maga­sins réser­vés au com­mun des mor­tels se rem­plir de viande.

Le pro­blème de l’ar­rêt total de l’ap­port occi­den­tal que Fran­çois Geze envi­sage ne se pose même pas. L’exemple de pays en ces­sa­tion de paie­ment comme le Mexique, l’Ar­gen­tine, etc. est clair. Les bailleurs de fonds capi­ta­listes pré­fèrent céder et accor­der des délais plu­tôt que de ne rien tou­cher du tout. On peut même dire que pour le cha­pitre de l’en­det­te­ment, ce sont les pays de l’Est qui contrôlent l’Oc­ci­dent, notam­ment si l’on pense à la fra­gi­li­sa­tion du sys­tème ban­caire pri­vé qui a beau­coup prê­té à de nom­breux pays inca­pables de rem­bour­ser aujourd’hui.

La deuxième forme est plus insi­dieuse : c’est la péné­tra­tion tech­no­lo­gique. D’a­bord indi­recte, sous forme de bre­vets (rasoirs élec­triques russes sous licence Phi­lips ou montres russes sous licence suisse par exemple), elle est éga­le­ment directe aujourd’­hui : pré­sence de Krupp et d’ITT en URSS et plus géné­ra­le­ment ins­tal­la­tion sur place de socié­tés occi­den­tales et fon­da­tion de socié­tés mixtes.

Une étude récente montre l’as­pect très « libé­ral » de la légis­la­tion de cer­tains pays au sujet du rapa­trie­ment des fonds. Les exemples sont pro­bants : liber­té totale en Chine, au Viet­nam, à Cuba, en Pologne et en Hon­grie, un impôt de 10% en Rou­ma­nie et en Bul­ga­rie, le pays le plus sévère étant la You­go­sla­vie. Les impôts sur place sont en géné­ral de 30%, sauf en Pologne où ils s’é­lèvent à 50 et 65% selon les cas, et en Hon­grie et au Viet­nam où ils atteignent 40%. La You­go­sla­vie offre une grille allant de 5 à 35%, la Chine 15 ou 30%, alors que la Bul­ga­rie prend 20%. Ces lois sont rela­ti­ve­ment récentes : 1982 pour Cuba, 1980 pour la Bul­ga­rie, 1979 pour la Chine, et entre 1972 et 1977 pour les autres pays. Curieu­se­ment, ni la RDA, ni la Tché­co­slo­va­quie, ni l’URSS n’ont pris de mesures sem­blables. La You­go­sla­vie compte 177 socié­tés mixtes sur­tout dans l’in­dus­trie chi­mique et métal­lur­gique, les trans­ports, l’a­gro-ali­men­taire et l’élec­tri­ci­té. La Hon­grie en pos­sède 11 et la Rou­ma­nie 9 seule­ment, dans ces mêmes sec­teurs. La Chine pos­sède déjà 45 de ces socié­tés, sur­tout dans le tou­risme 3 Le Cour­rier des Pays de l’Est, avril 1983..

En fait, aucun de ces sec­teurs n’est vrai­ment vital. Je n’ai pas vu d’é­tudes sur la péné­tra­tion des ordi­na­teurs et de la robo­tique occi­den­tale à l’Est, qui sont par contre des sec­teurs très impor­tants aujourd’­hui. Les infor­ma­tions semblent indi­quer qu’elle est à 90% occi­den­tale pour les ordi­na­teurs. Cette dépen­dance peut-elle être com­blée par la tech­no­lo­gie des pays de l’Est, et avec une effi­ca­ci­té égale ? Si l’on se réfère au pas­sé et au pré­sent, cela semble presque impos­sible, mais sait-on jamais.

La troi­sième forme découle des bre­vets et des socié­tés mixtes. C’est ce que l’on peut appe­ler la « taï­wa­ni­sa­tion » ou la « tiers-mon­dia­li­sa­tion » des pays de l’Est. Je me rap­pelle avoir vu dans un super­mar­ché une série de che­mises d’homme qui venaient de Hong-Kong ou de Bul­ga­rie selon les tailles. On pour­rait mul­ti­plier de tels exemples. Les capi­ta­listes doivent esti­mer, à juste rai­son, que les seuls pays où le cli­mat social est « sain » sont les pays de l’Est, et non le Maroc, le Bré­sil, la Tuni­sie, etc., qui sont tou­jours à la veille d’une émeute possible.

Il est facile. de voir que ce mar­ché est double. Les capi­ta­listes de l’Ouest acquièrent des pro­duits bon mar­ché et les capi­ta­listes d’É­tat empochent des devises fortes, ce qui est leur obsession.

Ce fait nous amène à la deuxième par­tie de ces notes, la péné­tra­tion éco­no­mique des pays dits socia­listes dans l’é­co­no­mie occidentale.

Les pays de l’Est connaissent bien cer­tains points faibles des « mœurs » occi­den­tales, et ils les uti­lisent pour pro­mou­voir leurs expor­ta­tions. Cela va du gibier ven­du aux socié­tés de chasse jus­qu’à l’o­pium pour les labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques, en pas­sant par le foie gras. Mais tout ceci reste marginal.

Indi­rec­te­ment, le refus ou l’ac­cep­ta­tion de cer­tains contrats par tel ou tel pays dit socia­liste peut remettre à flot ou au contraire cou­ler une grande socié­té occi­den­tale. Dans le même ordre d’i­dée, les pro­blèmes qu’ont connus les pro­duc­teurs de blé amé­ri­cains à la suite de l’embargo des ventes à l’URSS déci­dé par Car­ter ont été uti­li­sés par Rea­gan pour se faire élire.

Il est cer­tain aus­si que les Occi­den­taux ont sous-esti­mé les capa­ci­tés des capi­ta­listes d’É­tat. Habi­tués à imi­ter les armes et les véhi­cules de l’Ouest, mais de qua­li­té plus basse, les spé­cia­listes de l’Est n’ont pas eu de mal à pro­duire de la came­lote pour la socié­té de consom­ma­tion. Le meilleur exemple est celui de FIAT en URSS. Les Sovié­tiques ont ache­té une belle usine clé en main qu’ils ins­tallent à Togliat­ti­grad, sans doute en hom­mage au côté capi­ta­liste de ce com­mu­niste ita­lien. Et main­te­nant, non seule­ment ils inondent le mar­ché des pays de l’Est, mais de plus ils vendent à grand ren­fort de dum­ping leurs Lada en Occi­dent. Cette concur­rence directe sur le mar­ché occi­den­tal s’est éten­due à plu­sieurs sec­teurs : outre les voi­tures, on peut citer l’op­tique, les éléc­tro­cars, les four­rures, etc. Mais elle reste néan­moins limi­tée du fait de la qua­li­té infé­rieure des pro­duits pro­po­sés. Il n’y a qu’a voir la dif­fé­rence entre un appa­reil pho­to sovié­tique et son homo­logue japo­nais pour com­prendre le retard qu’il reste encore à com­bler pour que l’in­dus­trie sovié­tique soit capable de conqué­rir une part impor­tante du mar­ché occidental.

L’in­fluence directe la plus nette et la plus impor­tante de l’é­co­no­mie des pays dits socia­listes sur l’é­co­no­mie occi­den­tale concerne le sec­teur éner­gé­tique. L’URSS est déjà un four­nis­seur impor­tant de gaz à l’Eu­rope de l’Ouest et va encore accroître ses four­ni­tures, la Pologne est un gros expor­ta­teur de char­bon vers ces mêmes pays. Même si les poli­tiques éco­no­miques accordent toutes une place impor­tante à la diver­si­fi­ca­tion des sources d’éner­gie, cette dépen­dance, notam­ment vis-à-vis de l’URSS et de son gaz, même si elle n’est que par­tielle, n’est pas à négliger.

Il est un autre ter­rain où les capa­ci­tés des pays de l’Est à copier les pro­duc­tions occi­den­tales se révèlent très gênantes pour l’Oc­ci­dent : il s’a­git du vaste mar­ché d’ex­por­ta­tion vers le Tiers-Monde. Les machines copiées sans auto­ri­sa­tion, depuis les trac­teurs FIAT jus­qu’aux dif­fé­rents moteurs néces­saires aux indus­tries et aux agri­cul­tures embryon­naires, dans tous les pays de l’Est et inven­dables à l’Ouest deviennent une aubaine dans les pays du Tiers-Monde. Ce sont les mêmes que celles que pro­posent les Occi­den­taux, et elles sont deux fois moins chères. De plus, les pays de l’Est pro­posent sou­vent le troc pour les régler.

Cette concur­rence se retrouve sur le mar­ché de la « matière grise », pour les tech­ni­ciens et le savoir-faire néces­saire pour acqué­rir un déve­lop­pe­ment à l’oc­ci­den­tale. Un Bul­gare, un You­go­slave, un Alle­mand de l’Est (méde­cin, agro­nome, ingé­nieur, etc.) valent deux fois moins chers qu’un Occidental.

Pour conclure ce cha­pitre, on peut remar­quer que 19% en 1975 et 21% en 1978 des expor­ta­tions de l’URSS se fai­saient vers les pays en voie de déve­lop­pe­ment contre 16,8% et 14% des impor­ta­tions pour les mêmes dates. Les chiffres concer­nant le com­merce avec les pays indus­triels étaient à ces mêmes dates tou­jours de 30% et 28% pour les expor­ta­tions et de 40,1% et 35% pour les impor­ta­tions. Les autres pays dits socia­listes étaient beau­coup plus dépen­dants du com­merce inter-pays de l’Est que l’URSS : c’est le pri­vi­lège des colo­nies ! Pour finir, il faut tout de même recom­man­der la pru­dence dans les déduc­tions : aucune pré­vi­sion des experts ne s’est avé­rée exacte en 1981 – 824. Cepen­dant, je crois qu’il se des­sine un cou­rant uni­taire entre pays capi­ta­listes et pays dits socia­listes pour exploi­ter le Tiers-Monde. Ain­si la Bul­ga­rie a pu équi­li­brer en 1982 sa balance des paie­ments grâce aux recettes tirées des échanges avec le Tiers-Monde5.

Il faut remar­quer la fra­gi­li­té des éti­quettes. Le CAEM (la CEE com­mu­niste) com­prend le Viet­nam et Cuba, consi­dé­rés comme pays indus­tria­li­sés (puisque mar­xistes-léni­nistes) alors qu’ils sont en voie de déve­lop­pe­ment en réa­li­té. Dans la pra­tique, Cuba effec­tue en moyenne 70% de ses échanges avec les autres pays socialistes6. Depuis 1961, Cuba importe 100% de son pétrole d’URSS, alors que le Mexique et le Vene­zue­la sont si près… Bref, il est évident que des ten­sions vont sur­gir entre les pays du CAEM qui font les frais du déve­lop­pe­ment (lent et dis­cu­table) du Viet­nam et de Cuba.

La dépen­dance éco­no­mique de l’A­mé­rique Latine vis-à-vis des USA et son anti-yan­quisme décla­ré semblent trou­ver un paral­lèle dans la dépen­dance du Viet­nam, de Cuba, du Laos, du Cam­bodge, de l’An­go­la, du Mozam­bique, et avec des nuances de l’É­thio­pie et de la Syrie vis-à-vis des pays de l’Est, dépen­dance qui va de pair avec un refus de leur poli­tique et de leur culture.

Merak­lia

  • 1
    « L’au­to­ges­tion en uni­forme » dans Auto­ges­tion no10.
  • 2
     L’Al­ter­na­tive, mai-août 1982.
  • 3
     Le Cour­rier des Pays de l’Est, avril 1983.

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