Pour bien saisir l’arrière-plan de ce « procès des 6 », il faut revenir au printemps 1968, lorsqu’à Belgrade existait un mouvement étudiant assez proche par ses idées de ses homologues d’Europe occidentale. Il connut son apogée lors des manifestations de juin 1968 à la suite desquelles les étudiants occupèrent toutes les facultés de l’Université de Belgrade, le mouvement s’étendant alors aux autres universités yougoslaves. Celui qui dans ces évènements joua le rôle le plus en vue fut un jeune étudiant de 22 ans inscrit à la faculté de lettres : V. Mijanovic.
La contestation a continué pendant les années suivantes, particulièrement à la faculté de lettres où Mijanovic était le président de l’organisation des étudiants. Mais à l’automne 1970, Mijanovic se voit condamné à 18 mois de prison, ce qui a provoqué une vague de protestations, dont une grève des étudiants dans plusieurs facultés. D’autres étudiants radicaux sont les cibles de la répression : l’été 1972 Milan Nikolic et Pavlusko Imsirovic sont condamnés chacun à deux ans de prison pour « activités hostiles ». La répression obtient des résultats : en 1974, la protestation massive contre la suspension d’un groupe d’enseignants de la faculté des lettres (Mihailo Markovic, Ljubomir Tadic, Zagorka Golubovic et d’autres) est le dernier signe de vie du mouvement étudiant.
Cependant les idées ne s’étant pas évanouies avec le mouvement, dans la deuxième moitié des années 70 il se crée à Belgrade une forme spécifique de scène publique : des groupes de discussion se constituent, le premier étant fondé par des professeurs suspendus de la faculté de lettres, les autres se composant de personnes plus jeunes, anciens du mouvement étudiant et étudiants actuels. Ces personnes se rassemblent dans des appartements et échangent leurs idées, contribuant ainsi à la continuité de l’état d’esprit de la fin des années 60, confiné en marge de la vie publique par la répression. Ces milieux auxquels appartiennent Mijanovic et les autres accusés doivent être distingués des cercles « dissidents » réunis autour de personnalités comme Djilas et pro-occidentaux, et des divers milieux nationalistes, religieux et staliniens dogmatiques. Les milieux dont nous parlons se différencient par leur orientation socialiste, plutôt radicale, fondée sur autre chose généralement que le marxisme dogmatique.
Ces dernières années, toute une série d’initiatives émana de ces milieux, et on peut citer entre autres choses un grand nombre de protestations adressées aux autorités contre la répression touchant certaines régions. La protestation contre l’état de guerre en Pologne fut particulièrement remarquée, avec les manifestations devant l’ambassade de Pologne à Belgrade. Renouvelée en 1982 cette protestation pris fin avec l’arrestation de 16 personnes dont Imsirovic, Nikolic, Olujic et Jovanovic, emprisonnés quelques temps. Au début des années 80, certaines institutions à Belgrade se libéralisent et beaucoup d’intellectuels marqués à gauche parviennent à participer à des conférences publiques en ville dont la thématique s’élargit sensiblement. Le nombre des discussions dans les appartements diminue en raison de cela, et elles ne sont plus fréquentées que par les plus jeunes. Le 20 avril 1984, M. Djilas, étranger à ces milieux de gauche, participait à une discussion dans l’appartement de D. Olujic lorsque la police fait irruption et arrête 28 personnes dont Olujic, Milic, Imsirovic et Jovanovic. Elles sont toutes relâchées dans les 4 jours qui suivent, mais certaines ont subi des mauvais traitements, comme l’étudiant J. Mihajlovic qui a tenté de se suicider.
L’ouvrier syndicaliste Radomir Radovic, l’un des 28, a été retrouvé mort le 30 avril dans un village près de Belgrade. L’enquête a conclu au suicide, mais de nombreuses personnes le mettent en doute. Un groupe de 19 intellectuels de Belgrade a adressé au secrétaire aux affaires intérieures d’alors, Stane Dolanc, une lettre ouverte exigeant sa démission s’il n’entreprend pas une enquête sérieuse. Dolanc n’a pas démissionné (il est devenu membre de la présidence de la Yougoslavie), mais le 23 mai les initiateurs de la pétition sont arrêtés : Mijanovic, Imsirovic puis Nikolic rejoignent Milic et Olujic en prison. Jovanovic n’est arrêté que le 22 juin. À la suite de la grève de la faim menée par les trois premiers dès leur arrestation et de la pression internationale, les 6 sont relâchés le 2 juillet. Ils ont gagné le droit de se défendre en liberté.
Le procès qui s’est ouvert à Belgrade début novembre est vraiment hors du commun. D’abord, il est d’une longueur exceptionnelle, 3 mois, alors que le début avait déjà été retardé. Des batailles de procédure engagées par les accusés ont donné lieu à de nombreuses interruptions, la liberté de ton des accusés étant particulièrement étonnante : ils n’hésitèrent pas à mettre en cause l’intégrité des juges et même à distribuer en tract le texte de leurs défenses dans la salle d’audience.
Les irrégularités ont été moins nombreuses que d’habitude, du moins au début, en raison des nombreux observateurs étrangers. Mais il y en a eu, à commencer par le fait que ce procès a été annoncé par le président de la Yougoslavie avant que l’acte d’accusation ne parvienne au tribunal, puis le célèbre avocat Popovic a été cité comme témoin pour qu’il ne puisse pas défendre Mijanovic, etc. Notons surtout l’exclusion de Mijanovic de la salle des débats pour avoir déclaré que l’un des juges l’avait déjà condamné injustement, trois modifications de l’acte d’accusation en cours de route, et la disjonction des cas de Mijanovic et de Jovanovic. Enfin, les poursuites contre Imsirovic ont été abandonnées. Cela montre l’extrême embarras des juges devant le bruit fait autour de ce procès.
Et c’est surtout cela qui est inhabituel et intéressant pour un procès politique en Yougoslavie : l’ampleur du soutien dans le pays comme à l’étranger ainsi que l’écho dans la presse. De nombreuses personnalités de divers pays ont signé des pétitions, des observateurs sont venus au procès, dont les leaders des « verts » ouest-allemands, etc. À Belgrade s’est créé un Comité pour la Défense de la Liberté de Presse et d’Expression comprenant de nombreuses personnalités. Un bulletin (Bilten) parait dès le début, rendant compte quotidiennement des audiences et du soutien en serbo-croate et en anglais, signé « les amis des accusés ». Il y a même eu une réplique humoristique, le Tenbil signé « les amis du procureur ».
Tout cela n’a néanmoins pas empêché la police d’être agressive : intimidations pour ceux qui assistaient aux débats, violences contre un accusé et le fils d’un avocat, et même menaces de mort à l’encontre de Milic de la part d’un officier de police qui s’est vanté du meurtre au père d’un autre avocat. Après le procès, l’appareil a voulu se venger en rayant du barreau et en emprisonnant illégalement l’avocat de Mijanovic Vladimir Seks (condamné à 18 mois de prison précédemment, il ne devait pas être arrêté avant le verdict de la cour d’appel) alors qu’il souffre d’un ulcère et qu’il a eu une crise cardiaque pendant le procès.
La presse ne s’est pas privée d’attaquer les accusés et ceux qui les soutiennent : Djilas qui « obéit a la voix de ses maîtres » en assistant au procès avec sa femme, Petra Kelly qui utilise les victimes du nazisme (elle s’était inclinée devant le monument qui leur est consacré en compagnie d’Imsirovic) pour se forger un alibi afin d’organiser ses provocations!!! Les lecteurs yougoslaves ont eu droit à de vrais morceaux d’anthologie, sans oublier les insinuations selon lesquelles les accusés ne seraient que des terroristes : on a trouvé chez Mijanovic une brochure de la RAF. Et pour une fois, à côté du terme usuel mais absurde d’«anarcho-libéraux », on n’hésitait pas à ajouter « anarchistes » dans l’énumération de tous les « ennemis du socialisme et de l’autogestion » qui se retrouvaient dans la salle d’audience. Ajoutons que là-bas aussi le terme « anarchiste » n’est pas très éloigné pour le journaliste moyen de celui de « terroriste ».
Les médias occidentaux ne sont pas exempts de reproches puisqu’ils ont osé qualifier de « clémentes » les peines prononcées le 4 février : 2 ans, 1 ans et demi et 1 an pour Milic, Nikolic et Olujic auxquels on ne reprochait plus que la « propagande hostile ». Ils attendent en liberté leur procès en appel et surtout les 2 « cas disjoints » ne savent pas ce qui va leur arriver alors que le procès est terminé.
Mais il ne faut pas oublier d’autres cas plus graves comme celui ce Seselj, l’un des 28 arrêtés en avril 1984, et condamné à 8 ans ramenés à 4 en appel (une autre « clémence6), ou du poète Mladenovic condamné à 18 mois en février. Laslo Sekelj, dont Iztok a publié un texte dans son n°9, a été appelé à témoigner au procès des 6, et il est en butte à de nombreuses tracasseries et à des attaques dans les journaux, il a été chassé de l’université de Novi Sad et il n’a plus de passeport.
Seks, Seselj et Mladenovic ont entamé tous trois une grève de la faim et les 6 ont également promis de recommencer la leur s’ils étaient emprisonnés. Qu’ils en soient réduits à de telles extrémités prouve que la libéralisation intervenue après la mort de Tito est toute relative.
Au silence pesant qui régnait il y a quelques années a succédé une situation très confuse où les nombreuses interdictions et condamnations répondent aux dissensions entre dirigeants. Citons la prise de position des anciens de la guerre d’Espagne qui se déclarent partisans d’une révision libérale du Code Pénal et d’un respect des libertés garanties par la constitution.
En tout cas, pour l’instant, les éléments les plus durs du pouvoir n’ont pas réussi dans ce qui semblait être leur but : pacifier préventivement Belgrade, faire cesser toute activité à la « nouvelle gauche|, mettre à l’écart les éléments les plus gênants, semer la peur dans la jeunesse, en un mot s’assurer pour l’avenir, un avenir dans lequel on peut s’attendre selon toute probabilité à de graves conflits sociaux.
Des membres du Comité Radovic
(c/o M. Matha, 34 rue Feutrier, 75018 Paris )
(Ce texte a été établi à partir de documents qui nous ont été transmis de Yougoslavie)