La Presse Anarchiste

Belgrade, procès new look

En août 1984, le par­quet de Bel­grade a éta­bli un acte d’ac­cu­sa­tion à l’en­contre de Vla­di­mir Mija­no­vic (né en 1946, ancien étu­diant en socio­lo­gie), Mio­drag Mille (né en 1929, scé­na­riste), Pav­lus­ko Imsi­ro­vic (né en 1948, tra­duc­teur), Dra­go­mir Olu­jic (né en 1949, jour­na­liste à Radio-Bel­grade), Milan Niko­lic (né en 1947, employé à l’Ins­ti­tut d’É­co­no­mie Agri­cole de Bel­grade) et Gor­dan Jova­no­vic (né en 1961, étu­diant en his­toire de l’art), habi­tant tous Bel­grade et appar­te­nant à ce que l’on appelle la « nou­velle gauche ». Leur acti­vi­té « contre-révo­lu­tion­naire » consis­te­rait à avoir orga­ni­sé dans leurs appar­te­ments des dis­cus­sions sur divers thèmes à carac­tère théo­rique ou poli­tique et dans le fait d’a­voir par­ti­ci­per à ces discussions.

Pour bien sai­sir l’ar­rière-plan de ce « pro­cès des 6 », il faut reve­nir au prin­temps 1968, lors­qu’à Bel­grade exis­tait un mou­ve­ment étu­diant assez proche par ses idées de ses homo­logues d’Eu­rope occi­den­tale. Il connut son apo­gée lors des mani­fes­ta­tions de juin 1968 à la suite des­quelles les étu­diants occu­pèrent toutes les facul­tés de l’U­ni­ver­si­té de Bel­grade, le mou­ve­ment s’é­ten­dant alors aux autres uni­ver­si­tés you­go­slaves. Celui qui dans ces évè­ne­ments joua le rôle le plus en vue fut un jeune étu­diant de 22 ans ins­crit à la facul­té de lettres : V. Mijanovic.

La contes­ta­tion a conti­nué pen­dant les années sui­vantes, par­ti­cu­liè­re­ment à la facul­té de lettres où Mija­no­vic était le pré­sident de l’or­ga­ni­sa­tion des étu­diants. Mais à l’au­tomne 1970, Mija­no­vic se voit condam­né à 18 mois de pri­son, ce qui a pro­vo­qué une vague de pro­tes­ta­tions, dont une grève des étu­diants dans plu­sieurs facul­tés. D’autres étu­diants radi­caux sont les cibles de la répres­sion : l’é­té 1972 Milan Niko­lic et Pav­lus­ko Imsi­ro­vic sont condam­nés cha­cun à deux ans de pri­son pour « acti­vi­tés hos­tiles ». La répres­sion obtient des résul­tats : en 1974, la pro­tes­ta­tion mas­sive contre la sus­pen­sion d’un groupe d’en­sei­gnants de la facul­té des lettres (Mihai­lo Mar­ko­vic, Lju­bo­mir Tadic, Zagor­ka Golu­bo­vic et d’autres) est le der­nier signe de vie du mou­ve­ment étudiant.

Cepen­dant les idées ne s’é­tant pas éva­nouies avec le mou­ve­ment, dans la deuxième moi­tié des années 70 il se crée à Bel­grade une forme spé­ci­fique de scène publique : des groupes de dis­cus­sion se consti­tuent, le pre­mier étant fon­dé par des pro­fes­seurs sus­pen­dus de la facul­té de lettres, les autres se com­po­sant de per­sonnes plus jeunes, anciens du mou­ve­ment étu­diant et étu­diants actuels. Ces per­sonnes se ras­semblent dans des appar­te­ments et échangent leurs idées, contri­buant ain­si à la conti­nui­té de l’é­tat d’es­prit de la fin des années 60, confi­né en marge de la vie publique par la répres­sion. Ces milieux aux­quels appar­tiennent Mija­no­vic et les autres accu­sés doivent être dis­tin­gués des cercles « dis­si­dents » réunis autour de per­son­na­li­tés comme Dji­las et pro-occi­den­taux, et des divers milieux natio­na­listes, reli­gieux et sta­li­niens dog­ma­tiques. Les milieux dont nous par­lons se dif­fé­ren­cient par leur orien­ta­tion socia­liste, plu­tôt radi­cale, fon­dée sur autre chose géné­ra­le­ment que le mar­xisme dogmatique.

Ces der­nières années, toute une série d’i­ni­tia­tives éma­na de ces milieux, et on peut citer entre autres choses un grand nombre de pro­tes­ta­tions adres­sées aux auto­ri­tés contre la répres­sion tou­chant cer­taines régions. La pro­tes­ta­tion contre l’é­tat de guerre en Pologne fut par­ti­cu­liè­re­ment remar­quée, avec les mani­fes­ta­tions devant l’am­bas­sade de Pologne à Bel­grade. Renou­ve­lée en 1982 cette pro­tes­ta­tion pris fin avec l’ar­res­ta­tion de 16 per­sonnes dont Imsi­ro­vic, Niko­lic, Olu­jic et Jova­no­vic, empri­son­nés quelques temps. Au début des années 80, cer­taines ins­ti­tu­tions à Bel­grade se libé­ra­lisent et beau­coup d’in­tel­lec­tuels mar­qués à gauche par­viennent à par­ti­ci­per à des confé­rences publiques en ville dont la thé­ma­tique s’é­lar­git sen­si­ble­ment. Le nombre des dis­cus­sions dans les appar­te­ments dimi­nue en rai­son de cela, et elles ne sont plus fré­quen­tées que par les plus jeunes. Le 20 avril 1984, M. Dji­las, étran­ger à ces milieux de gauche, par­ti­ci­pait à une dis­cus­sion dans l’ap­par­te­ment de D. Olu­jic lorsque la police fait irrup­tion et arrête 28 per­sonnes dont Olu­jic, Milic, Imsi­ro­vic et Jova­no­vic. Elles sont toutes relâ­chées dans les 4 jours qui suivent, mais cer­taines ont subi des mau­vais trai­te­ments, comme l’é­tu­diant J. Miha­j­lo­vic qui a ten­té de se suicider.

L’ou­vrier syn­di­ca­liste Rado­mir Rado­vic, l’un des 28, a été retrou­vé mort le 30 avril dans un vil­lage près de Bel­grade. L’en­quête a conclu au sui­cide, mais de nom­breuses per­sonnes le mettent en doute. Un groupe de 19 intel­lec­tuels de Bel­grade a adres­sé au secré­taire aux affaires inté­rieures d’a­lors, Stane Dolanc, une lettre ouverte exi­geant sa démis­sion s’il n’en­tre­prend pas une enquête sérieuse. Dolanc n’a pas démis­sion­né (il est deve­nu membre de la pré­si­dence de la You­go­sla­vie), mais le 23 mai les ini­tia­teurs de la péti­tion sont arrê­tés : Mija­no­vic, Imsi­ro­vic puis Niko­lic rejoignent Milic et Olu­jic en pri­son. Jova­no­vic n’est arrê­té que le 22 juin. À la suite de la grève de la faim menée par les trois pre­miers dès leur arres­ta­tion et de la pres­sion inter­na­tio­nale, les 6 sont relâ­chés le 2 juillet. Ils ont gagné le droit de se défendre en liberté.

Le pro­cès qui s’est ouvert à Bel­grade début novembre est vrai­ment hors du com­mun. D’a­bord, il est d’une lon­gueur excep­tion­nelle, 3 mois, alors que le début avait déjà été retar­dé. Des batailles de pro­cé­dure enga­gées par les accu­sés ont don­né lieu à de nom­breuses inter­rup­tions, la liber­té de ton des accu­sés étant par­ti­cu­liè­re­ment éton­nante : ils n’hé­si­tèrent pas à mettre en cause l’in­té­gri­té des juges et même à dis­tri­buer en tract le texte de leurs défenses dans la salle d’audience.

Les irré­gu­la­ri­tés ont été moins nom­breuses que d’ha­bi­tude, du moins au début, en rai­son des nom­breux obser­va­teurs étran­gers. Mais il y en a eu, à com­men­cer par le fait que ce pro­cès a été annon­cé par le pré­sident de la You­go­sla­vie avant que l’acte d’ac­cu­sa­tion ne par­vienne au tri­bu­nal, puis le célèbre avo­cat Popo­vic a été cité comme témoin pour qu’il ne puisse pas défendre Mija­no­vic, etc. Notons sur­tout l’ex­clu­sion de Mija­no­vic de la salle des débats pour avoir décla­ré que l’un des juges l’a­vait déjà condam­né injus­te­ment, trois modi­fi­ca­tions de l’acte d’ac­cu­sa­tion en cours de route, et la dis­jonc­tion des cas de Mija­no­vic et de Jova­no­vic. Enfin, les pour­suites contre Imsi­ro­vic ont été aban­don­nées. Cela montre l’ex­trême embar­ras des juges devant le bruit fait autour de ce procès.

Et c’est sur­tout cela qui est inha­bi­tuel et inté­res­sant pour un pro­cès poli­tique en You­go­sla­vie : l’am­pleur du sou­tien dans le pays comme à l’é­tran­ger ain­si que l’é­cho dans la presse. De nom­breuses per­son­na­li­tés de divers pays ont signé des péti­tions, des obser­va­teurs sont venus au pro­cès, dont les lea­ders des « verts » ouest-alle­mands, etc. À Bel­grade s’est créé un Comi­té pour la Défense de la Liber­té de Presse et d’Ex­pres­sion com­pre­nant de nom­breuses per­son­na­li­tés. Un bul­le­tin (Bil­ten) parait dès le début, ren­dant compte quo­ti­dien­ne­ment des audiences et du sou­tien en ser­bo-croate et en anglais, signé « les amis des accu­sés ». Il y a même eu une réplique humo­ris­tique, le Ten­bil signé « les amis du procureur ».

Tout cela n’a néan­moins pas empê­ché la police d’être agres­sive : inti­mi­da­tions pour ceux qui assis­taient aux débats, vio­lences contre un accu­sé et le fils d’un avo­cat, et même menaces de mort à l’en­contre de Milic de la part d’un offi­cier de police qui s’est van­té du meurtre au père d’un autre avo­cat. Après le pro­cès, l’ap­pa­reil a vou­lu se ven­ger en rayant du bar­reau et en empri­son­nant illé­ga­le­ment l’a­vo­cat de Mija­no­vic Vla­di­mir Seks (condam­né à 18 mois de pri­son pré­cé­dem­ment, il ne devait pas être arrê­té avant le ver­dict de la cour d’ap­pel) alors qu’il souffre d’un ulcère et qu’il a eu une crise car­diaque pen­dant le procès.

La presse ne s’est pas pri­vée d’at­ta­quer les accu­sés et ceux qui les sou­tiennent : Dji­las qui « obéit a la voix de ses maîtres » en assis­tant au pro­cès avec sa femme, Petra Kel­ly qui uti­lise les vic­times du nazisme (elle s’é­tait incli­née devant le monu­ment qui leur est consa­cré en com­pa­gnie d’Im­si­ro­vic) pour se for­ger un ali­bi afin d’or­ga­ni­ser ses pro­vo­ca­tions!!! Les lec­teurs you­go­slaves ont eu droit à de vrais mor­ceaux d’an­tho­lo­gie, sans oublier les insi­nua­tions selon les­quelles les accu­sés ne seraient que des ter­ro­ristes : on a trou­vé chez Mija­no­vic une bro­chure de la RAF. Et pour une fois, à côté du terme usuel mais absurde d’«anarcho-libéraux », on n’hé­si­tait pas à ajou­ter « anar­chistes » dans l’é­nu­mé­ra­tion de tous les « enne­mis du socia­lisme et de l’au­to­ges­tion » qui se retrou­vaient dans la salle d’au­dience. Ajou­tons que là-bas aus­si le terme « anar­chiste » n’est pas très éloi­gné pour le jour­na­liste moyen de celui de « terroriste ».

Les médias occi­den­taux ne sont pas exempts de reproches puis­qu’ils ont osé qua­li­fier de « clé­mentes » les peines pro­non­cées le 4 février : 2 ans, 1 ans et demi et 1 an pour Milic, Niko­lic et Olu­jic aux­quels on ne repro­chait plus que la « pro­pa­gande hos­tile ». Ils attendent en liber­té leur pro­cès en appel et sur­tout les 2 « cas dis­joints » ne savent pas ce qui va leur arri­ver alors que le pro­cès est terminé.

Mais il ne faut pas oublier d’autres cas plus graves comme celui ce Seselj, l’un des 28 arrê­tés en avril 1984, et condam­né à 8 ans rame­nés à 4 en appel (une autre « clémence6), ou du poète Mla­de­no­vic condam­né à 18 mois en février. Las­lo Sekelj, dont Iztok a publié un texte dans son n°9, a été appe­lé à témoi­gner au pro­cès des 6, et il est en butte à de nom­breuses tra­cas­se­ries et à des attaques dans les jour­naux, il a été chas­sé de l’u­ni­ver­si­té de Novi Sad et il n’a plus de passeport.

Seks, Seselj et Mla­de­no­vic ont enta­mé tous trois une grève de la faim et les 6 ont éga­le­ment pro­mis de recom­men­cer la leur s’ils étaient empri­son­nés. Qu’ils en soient réduits à de telles extré­mi­tés prouve que la libé­ra­li­sa­tion inter­ve­nue après la mort de Tito est toute relative.

Au silence pesant qui régnait il y a quelques années a suc­cé­dé une situa­tion très confuse où les nom­breuses inter­dic­tions et condam­na­tions répondent aux dis­sen­sions entre diri­geants. Citons la prise de posi­tion des anciens de la guerre d’Es­pagne qui se déclarent par­ti­sans d’une révi­sion libé­rale du Code Pénal et d’un res­pect des liber­tés garan­ties par la constitution.

En tout cas, pour l’ins­tant, les élé­ments les plus durs du pou­voir n’ont pas réus­si dans ce qui sem­blait être leur but : paci­fier pré­ven­ti­ve­ment Bel­grade, faire ces­ser toute acti­vi­té à la « nou­velle gauche|, mettre à l’é­cart les élé­ments les plus gênants, semer la peur dans la jeu­nesse, en un mot s’as­su­rer pour l’a­ve­nir, un ave­nir dans lequel on peut s’at­tendre selon toute pro­ba­bi­li­té à de graves conflits sociaux.

Des membres du Comi­té Radovic
(c/​o M. Matha, 34 rue Feu­trier, 75018 Paris )
(Ce texte a été éta­bli à par­tir de docu­ments qui nous ont été trans­mis de Yougoslavie)


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