La Presse Anarchiste

Nouvelles du front

Iztok : À quel moment remonte la mou­vance dis­si­dente hon­groise telle qu’elle se mani­feste de nos jours ?

G.M. Tamas : Le noyau de l’ac­tuelle oppo­si­tion démo­cra­tique est consti­tuée par un groupe d’an­ciens « révi­sion­nistes », dis­ciples de Lukacs. Au début des années 70, G. Bence, J. Kiss et G. Mar­kus ter­minent une volu­mi­neuse (12.000 pages) et dense étude sur le thème : « Une éco­no­mie poli­tique cri­tique est-elle encore pos­sible ? ». Au départ ils s’é­taient pro­po­sé de for­ger un modèle de socia­lisme mar­xien pour abou­tir à une sévère cri­tique de Marx lui-même. Refu­sé par les mai­sons d’é­di­tion (offi­cielles), ce livre contri­bue­ra à la condam­na­tion des dis­ciples de Lukacs. Cer­tains par­mi eux allaient émi­grer (notam­ment en Aus­tra­lie), d’autres allaient cher­cher un public indé­pen­dant et dans une autre pers­pec­tive. On aban­donne les recherches théo­riques au pro­fit d’un inté­rêt crois­sant pour l’a­na­lyse des socié­tés com­mu­nistes à par­tir de consi­dé­ra­tions de bon sens, empi­riques. Pen­dant la période 1972 – 1973, tout le monde écrit et dis­cute là-des­sus. L’en­quête sur « Marx dans la qua­trième décen­nie » tra­duit bien cette évo­lu­tion : deux per­sonnes inter­ro­gées sur 35 conser­vaient une cer­taine sym­pa­thie pour le mar­xisme. Les autres l’a­vaient aban­don­né, et pour de bon ! Bence et Kiss, qui signaient dans le temps des livres sous le pseu­do­nyme de Rakovs­ki, consi­dèrent main­te­nant par exemple que le mar­xisme comme méthode d’a­na­lyse n’est plus apte. Il convient de noter que le Par­ti a renon­cé au mar­xisme en même temps que les révi­sion­nistes. En effet, avec la fin du révi­sion­nisme, le mar­xisme offi­ciel per­dait tout son charme. Si après 1968 le régime essayait de pui­ser dans le révi­sion­nisme l’i­déo­lo­gie néces­saire pour faire pas­ser ses réformes, aujourd’­hui il doit se conten­ter des pro­duits impor­tés. Il exige un conser­va­tisme res­pec­table, non radi­cal (cf. la cri­tique du natio­na­lisme extré­miste), figé, auto­ri­taire et natio­na­liste (mais pas sau­vage) : cos­tume, cra­vate, attaché-case…

I.: Tu es par­ti de Rou­ma­nie pour t’ins­tal­ler en Hon­grie en 1978, donc au moment où l’en­ga­ge­ment révi­sion­niste s’épuisait…

G.M.T.: …et où, après l’or­gueil mar­xiste, on retrou­vait la modes­tie, et l’on par­tait de zéro. Les gens se pas­sion­naient pour la sovié­to­lo­gie, l’his­toire de l’URSS et des démo­cra­ties popu­laires. Subi­te­ment, on décou­vrait les Pays de l’Est. La pro­blé­ma­tique des droits de l’homme, le réfor­misme radi­cal polo­nais (le KOR) et la phi­lo­so­phie poli­tique de Bibo 1Dans notre pro­chain numé­ro paraî­tra un entre­tien avec Ist­van Keme­ny inti­tu­lé « L’An-archie selon Bibo ». ont joué un rôle déci­sif. La stra­té­gie était la sui­vante : ne rien pro­po­ser, ne rien pres­crire, être la voix des couches et des groupes sociaux qui ne peuvent pas s’ex­pri­mer : les sectes per­sé­cu­tées, les tzi­ganes, les pauvres… C’est Keme­ny qui a fait la pre­mière grande enquête sur les popu­la­tions pauvres et sur les tzi­ganes en inau­gu­rant ain­si toute une tra­di­tion en ce sens chez les sociologues.

I.: Tu joues un rôle de pre­mier plan dans les acti­vi­tés de l’op­po­si­tion hon­groise. Com­ment résu­mer ta posi­tion ? Je pense à ton enga­ge­ment intel­lec­tuel spé­ci­fique, à l’im­pact de tes interventions.

G.M.T.: Chez les anciens mar­xistes, nom­breux, la crise évo­quée plus haut a entraî­né en quelque sorte la dis­pa­ri­tion du jour au len­de­main de la théo­rie. Disons que l’i­dée du droit natu­rel fonde impli­ci­te­ment le consen­sus de la dyna­mique actuelle. Impli­ci­te­ment, parce que en Hon­grie per­sonne ne veut dire des lieux com­muns. N’ayant jamais été mar­xiste moi-même, je n’a­vais pas de rai­son pour renon­cer à la théo­rie. Très som­mai­re­ment, voi­là ma posi­tion : Je déclare tout haut renon­cer au prin­cipe hégé­lien selon lequel il n’y aurait pas de sens à juger l’his­toire à par­tir de cri­tères moraux. Non pas que l’his­toire ait for­cé­ment un sens, mais parce que — tout en res­tant dans la tra­di­tion de la phi­lo­so­phie alle­mande — on peut consi­dé­rer que s’il y a un sujet et un objet du pou­voir, avec l’ac­crois­se­ment de la dis­tance qui les sépare, l’his­toire va vers le mal, alors que leur coïn­ci­dence consti­tue un bien poli­tique. On peut donc pen­ser la liber­té en termes poli­tiques.

I.: Ton livre L’Œil et la Main, intro­duc­tion à la poli­tique 2Nous avons publié l’in­tro­duc­tion et la conclu­sion de cet essai dans notre n°9 de sep­tembre 1984. qui sera bien­tôt édi­té en fran­çais est paru en samiz­dat ; par ailleurs, tu écris beau­coup dans les revues clan­des­tines. Aupa­ra­vant, tu étais publié par des mai­sons d’é­di­tion légales ; quelle est la différence ?

G.M.T.: Immense ! Il y a un véri­table plai­sir du samiz­dat : pou­voir inven­ter son opi­nion et, sur­tout, pen­ser de manière directe au public qui te lira. L’au­teur offi­ciel pra­tique en règle géné­rale le jeu sui­vant : il écrit quelque-chose que la cen­sure lais­se­ra pas­ser, mais en sorte que le public pense qu’il vou­lait dire autre chose. Il s’a­dresse en fait au cen­seur ! Aupa­ra­vant, je n’ai jamais sérieu­se­ment pen­sé à la res­pon­sa­bi­li­té de ce que l’on écrit et de ce que l’on fait. Avec le samiz­dat, je pro­pose une atti­tude ; il faut donc en assu­mer la res­pon­sa­bi­li­té. Lors­qu’on pro­pose un refus et une alliance, un mode de vie, on ne peut pas ne pas se deman­der : et si je vais convaincre… Qui plus est, on est par­tie pre­nante d’une seconde sphère publique, d’une contre-culture. Il y a donc res­pon­sa­bi­li­té collective.

I.: Un tel bon­heur com­porte aus­si des contre­par­ties moins réjouissantes…

G.M.T.: D’a­bord, il faut se débrouiller pour sur­vivre en fai­sant des bou­lots qui n’ont pas grand chose à voir avec son inté­rêt, ensuite on est extrê­me­ment pris par l’ac­ti­vi­té orga­ni­sa­tion­nelle — inven­ter et faire fonc­tion­ner toute une infra­struc­ture — et enfin, il y a la soli­tude et la ten­sion. Cer­tains d’entre nous vieillissent plus vite. Les pres­sions sont per­ma­nentes. Mon fils par exemple, qui a trois ans et demi, s’est mis un jour à fer­mer par­tout les portes. Évi­dem­ment, ce n’é­tait pas à cause des voleurs mais des « mau­vais poli­ciers ». Il l’a­vait sen­ti, puisque je ne lui en avais jamais par­lé auparavant.


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