La Presse Anarchiste

Bulgarie : Littérature engagée ?

La revue lit­té­raire offi­cielle Pla­mak de mars 1984 a publié un conte d’A­lexandre Tomov, qui résume bien les dif­fé­rentes allu­sions et ten­dances cri­tiques qu’on peut rele­ver dans la presse, à la radio et à la télé­vi­sion bul­gares. Nous avons choi­si ce texte pour com­plé­ter notre dos­sier sur la Bul­ga­rie et notre ensemble d’ar­ticles cultu­rels parus dans nos der­niers numé­ros, mais aus­si parce qu’il est paru en 1984, année à la fois orwel­lienne et 40e anni­ver­saire du régime mar­xiste-léni­niste en Bul­ga­rie. Il est en résu­mé car sa valeur tant lit­té­raire que poli­tique reste limitée.
Dossier pour l’étranger

I. Ivan Paliev est chef d’une bri­gade de chauf­feurs de taxis et son ami d’en­fance et col­lègue de tra­vail Pet­sa lui demande de bien vou­loir faire un bon dos­sier pour le chauf­feur Itse, qui veut être nom­mé dans le trans­port inter­na­tio­nal et qui dépend de Paliev. Celui-ci refuse.

II. On apprend que Paliev et Itse se connaissent depuis l’en­fance. Itse est fils de parents « exa­gé­ré­ment actifs ». Les notes d’Itse à l’é­cole étaient tou­jours gon­flées et, au tra­vail, il est en retard et ne res­pecte pas les horaires de ses collègues.

III. Paliev annonce à Itse son refus. Par ailleurs, on apprend que Paliev, sa femme et sa fille vivent dans une mai­son insa­lubre depuis des années, dans l’at­tente d’un appar­te­ment. Sachant qu’il y a plus néces­si­teux que lui, Paliev espère du moins obte­nir un stu­dio. Après plu­sieurs heures de queue à la mai­rie, Paliev peut consul­ter les listes d’at­tri­bu­tion de loge­ments. Il constate qu’il n’a rien.

IV. Paliev et sa femme se déses­pèrent. Arrive Pet­sa, déjà au cou­rant, qui déclare que c’est le tra­vail d’Itse auquel Paliev « a refu­sé de don­ner un bon dos­sier ». Pet­sa annonce que Itse est un copain du chef de ser­vice d’at­tri­bu­tion de loge­ments. Pet­sa ne com­prend pas pour­quoi Paliev s’a­charne à refu­ser de don­ner le dos­sier. « Dans le pire des cas, Itse ira tra­vailler dans une autre entre­prise et dans un an, il aura le dos­sier en ques­tion, et il ira à l’é­tran­ger. Est-ce que tu veux dire que si tu ne donnes pas ce dos­sier, per­sonne d’autre ne va le faire ? Quel cré­ti­nisme. Dans quel monde vis-tu ? A quelle époque ? Tu te crois dans le com­mu­nisme ? Si tu ne donnes pas le dos­sier à Itse, pour moi tu n’es qu’un fou. » Paliev demande à Pet­sa pour­quoi il aide ce « salaud ». La réponse est claire : « Moi et ma femme nous avons fait une demande pour aller tra­vailler en Lybie, et la seule per­sonne qui puisse nous aider, c’est Itse, et nulle autre. » « C’est une mafia », parce que Itse connaît des tas de gens. Paliev met à la porte Petsa.

V. Pet­sa avait décla­ré à Paliev que le stu­dio qui lui était des­ti­né avait été don­né à un cer­tain Pent­chev. Le soir même Paliev va véri­fier, et c’est vrai. Quel­qu’un l’in­ter­pelle par son nom, c’est Pent­chev. Celui-ci explique que depuis dix ans, il demande un loge­ment décent au res­pon­sable du ser­vice d’at­tri­bu­tion. « Mais je suis un indi­vi­du ordi­naire, je n’ai pas de rela­tions, toute ma vie j’ai été ouvrier dans le tex­tile et mon père éga­le­ment. » Ayant appris que le res­pon­sable veut chan­ger sa voi­ture pour avoir une Lada, Pent­chev lui fait croire qu’il peut en avoir une immé­dia­te­ment. « Alors sou­dain, lui-même en per­sonne se mit à me ren­con­trer. Vous vous ren­dez compte ? Depuis dix ans, je suis sur le seuil de son bureau, et c’est seule­ment main­te­nant qu’il me voit, qu’il me remarque et qu’il se met à me par­ler d’une façon bien dif­fé­rente […]. Je veux vous dire aus­si que main­te­nant que je suis sur la liste d’at­tri­bu­tion de loge­ment, je pié­ti­ne­rai les cadavres, mais je ferai en sorte que [le res­pon­sable] ait sa Lada. » Ma conscience ? « Res­tez sans élec­tri­ci­té seule­ment trois ans, et vous oublie­rez même votre conscience, et tout le reste, et vous serez prêts à prier des mil­liers d’instances. »

VI. En allant au tra­vail, Paliev est arrê­té par Itse qui lui fixe ren­dez-vous pour dis­cu­ter au bar du Novo­tel de Sofia. Paliev se sent démo­dé face à Itse, avec des vête­ments dans le vent, des ciga­rettes étran­gères et une bague de valeur au doigt. Itse prend la parole : « Je veux t’ex­pli­quer pour­quoi je te hais. […] Tu consi­dères capables ceux qui s’oc­cupent des autres, qui tra­vaillent comme les autres, et en par­ti­cu­lier pour les autres. Mais qui t’a dit que c’est cela le cri­tère de capa­ci­té ? Moi je crois que c’est le cri­tère de la bêtise. Dès mon enfance, j’ai été et je suis pour l’in­di­vi­dua­lisme. […] Chez nous, il n’y a pas d’a­ris­to­cra­tie par héri­tage, c’est un fait his­to­rique, mais il y a tou­jours des aris­to­crates de nais­sance, c’est aus­si un fait. Des indi­vi­dus naissent, et d’autres comme toi qui luttent contre eux. Je ne sais pas si tu peux me com­prendre, cela ne m’in­té­resse pas de le savoir, mais je te hais à cause de ta nature, et toi tu veux suivre les autres, les autres chefs impor­tants. […] Tu sais très bien ce que veut dire ici, dans une entre­prise de trans­port, et aus­si ailleurs, qu’un indi­vi­du s’oc­cupe de toi et pas des autres. Ce n’est pos­sible que par pis­ton. J’ai envie de fumer des Roth­mans, je ne veux que du whis­ky et je veux cou­cher avec des minettes toutes prêtes. Oui, et avec mon salaire, c’est impos­sible. Voi­là, Paliev, je décide que puisque c’est comme ça, j’au­rai tout cela par pis­ton, au nom de mon moi. […] Je m’a­per­çois que ça peut mar­cher, parce qu’il se trouve qu’il y en a d’autres comme moi qui pensent exac­te­ment comme ça, et qui veulent vivre comme moi. »

Paliev dit seule­ment en s’en allant : « Demain, tu seras mis à la porte par mesure dis­ci­pli­naire […] ou bien je serai licencié ».

VII. Paliev va voir le res­pon­sable du Par­ti pour deman­der une assem­blée géné­rale des tra­vailleurs de l’en­tre­prise de trans­port. Le secré­taire s’é­tonne de ce pro­cé­dé alors qu’on peut faire appel au Par­ti de l’in­té­rieur. Paliev éclate : « Jus­qu’à quand va-t-on agir ain­si dans l’en­tre­prise de trans­port […] On décide en réunion fer­mée qu’un­tel sera licen­cié et qu’un­tel sera aug­men­té, et les gens de leur côté com­mencent à mur­mu­rer et à ima­gi­ner n’im­porte quelle bêtise. C’est comme ça que nous les repous­sons. C’est une faute à tous les niveaux, à mon avis, retiens mon expres­sion — disait Ivan Paliev en s’é­chauf­fant — c’est une faute sans gêne. C’est pour­quoi il arrive sou­vent que les gens du trans­port se taisent dans nos assem­blées, s’en­ferment en eux-mêmes, et votent comme on le leur dit, et pen­dant ce temps-là, des types comme Itse se défoulent, et deviennent même sym­pa­thiques aux yeux de cer­tains. » Le secré­taire est fina­le­ment convain­cu et convoque l’as­sem­blée géné­rale pour 17 heures le lendemain.

VIII. Paliev va voir Pet­sa et l’a­ver­tit que tout sera dit. Pet­sa est effondré.

IX. Paliev va voir Pent­chev, qui vit dans un endroit indes­crip­tible : une masure dans une usine, sans lumière. Paliev lui demande de venir témoi­gner à l’A.G. « Cette fois-ci je ne vais pas être hon­nête, je ne veux plus être hon­nête. Je veux être un salaud, Paliev, je veux être un escroc, je me fous de ce que tu peux pen­ser de moi. » Paliev insiste, mais Pent­chev reste intraitable.

X. L’A.G. com­mence, et tous les tra­vailleurs sont là. Paliev prend la parole et accuse Itse de l’a­voir pri­vé du loge­ment auquel il a droit, à cause de son refus de lui rem­plir un dos­sier pour tra­vailler à l’é­tran­ger. Itse répond que c’est un men­songe, Paliev cite Pet­sa, mais il affirme que Itse a rai­son et que Paliev est même venu le voir la veille en le mena­çant de le mettre à la porte s’il n’ac­cu­sait pas Itse. Les tra­vailleurs sont cho­qués, et Paliev est acca­blé. Il se sent inca­pable de réagir. Pent­chev arrive alors et fait un grand dis­cours : « Jus­qu’à quand, mes frères, tolè­re­rons-nous les escrocs et les fla­gor­neurs par­mi nous et près de nous ? — et la voix de Pent­chev mon­ta. Jus­qu’à quand joue­rons-nous les dis­traits, nous réfu­gie­rons-nous dans nos coquilles en nous fer­mant les yeux, nous, les gens cou­ra­geux et hon­nêtes, face aux ver­mines et aux men­teurs, face aux inca­pables, qui sous notre nez, der­rière notre dos, en face de nous, se moquent de nous, parce que nous sommes hon­nêtes, que nous fai­sons bien notre tra­vail, que nous sommes francs et modestes ? Jus­qu’à quand leur per­met­trons-nous de faire leurs choses illé­gales, leurs com­bines, à nos dépens ? […] Com­ment se fait-il que bien sou­vent celui qui est connais­seur et capable reste dans l’ombre, et que l’in­ca­pable et l’in­so­lent le dépassent ? Et pour­quoi est-ce ain­si, alors que cette bande de para­sites a été et sera tou­jours mino­ri­taire, mais que nous, les autres, nous serons tou­jours l’é­cra­sante majo­ri­té ? » L’A.G. est fran­che­ment en faveur de Paliev. Un vieil ouvrier prend la parole pour cri­ti­quer Itse : « Si Ivan Paliev s’é­tait tu et avait don­né son dos­sier à cet indi­vi­du mal­propre ? Et si tous se tai­saient en haut et encore plus haut ? Que devien­drions-nous ? Que devien­drait la classe ouvrière dans son ensemble ? »

Pet­sa demande par­don et Itse est licencié.

XI. Pent­chev a fina­le­ment écou­té sa conscience mais il est bien triste main­te­nant de ne plus avoir de loge­ment, puisque le sien était celui de Paliev. Mais Paliev lui fait com­prendre qu’«en haut », on va leur don­ner un loge­ment à l’un et à l’autre.

XII. Paliev rentre le soir après l’A.G., heu­reux. Mais sa fille est malade. Le doc­teur a pres­crit le seul médi­ca­ment effi­cace, qui est introu­vable. Et la femme de Paliev lui annonce que le médi­ca­ment est trou­vé. C’est la femme de Itse qui l’a, elle le don­ne­ra si Paliev fait le dos­sier. Et ce médi­ca­ment, « on ne le trouve pas, même à l’hô­pi­tal du gouvernement ».

Paliev refuse de se plier et part à la recherche du médi­ca­ment. Il ne le trouve nulle part dans les phar­ma­cies de nuit. Mais dans un hôpi­tal, un méde­cin l’a chez lui, pour son enfant, et il envoie un ambu­lan­cier le cher­cher pour Paliev. « Com­bien vous dois-je pour cela ? — bre­douilla Ivan Paliev, et le méde­cin haus­sa les épaules. Rien — dit-il — abso­lu­ment rien, si ce n’est un au-revoir… Mais ça — bégaya Ivan Paliev — mais ça m’ar­rive pour la pre­mière fois dans ma vie… Que ce ne soit pas la der­nière — sou­rit le méde­cin ». Mais quand Paliev arrive chez lui, sa femme et l’en­fant sont parties.

EPILOGUE : Pent­chev et Paliev ont reçu leur loge­ment. Mais la femme de Paliev a deman­dé le divorce et ne vit plus avec lui. Paliev est cer­tain d’a­voir bien agi et que si sa femme l’ai­mait, elle serait res­tée. L’au­teur annonce une suite sur les futurs rap­ports entre les ex-époux.

résu­mé d’a­près Alexandre Tomov

Cer­taines for­mules dures peuvent sur­prendre dans un texte publié offi­ciel­le­ment. Il est cer­tain que dans le Par­ti bul­gare un cer­tain nombre de cliques existent, prêtes à cer­taines réformes pour­vu qu’elles conservent le pou­voir. C’est dans ce sens qu’il faut com­prendre que la cen­sure per­met cer­taines « liber­tés » du style de celles pré­sen­tées ci-des­sus. Ce ne sont en fait que des pré­pa­ra­tions idéo­lo­giques à de futurs chan­ge­ments, qui du reste par­fois n’ar­rivent pas, parce que la clique au pou­voir est fina­le­ment mieux éta­blie que pré­vu ou parce que c’est elle qui est allée au-devant des attaques en per­met­tant de vagues réformes.

Merak­lia


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