La Presse Anarchiste

Militaires contre alternatifs : le procès de Ljubljana

Il y a deux ans, un pro­cès poli­tique spec­ta­cu­laire se tenait à Bel­grade 1cf. Iztok n°10 et 11. Sur le mou­ve­ment alter­na­tif en Slo­vé­nie, cf. Iztok n°14, pp. 29 – 37. Pour tout sou­tien aux accu­sés, contac­ter le Comi­té pour la défense de J. Jan­sa, D. Tasic, I. Borst­ner et F. Zavrl, c/​o J. A. Derens, 7, impasse des Che­va­liers, 75020 Paris.. Par­mi les accu­sés se trou­vaient les lea­ders du mou­ve­ment de 1968 en You­go­sla­vie. Cet été, c’est devant un tri­bu­nal mili­taire que com­pa­raissent les ani­ma­teurs du mou­ve­ment alter­na­tif slo­vène. L’af­faire est exem­plaire par la mobi­li­sa­tion popu­laire sans pré­cé­dent qu’elle a pro­vo­quée en Slo­vé­nie. Mais elle l’est aus­si par le rôle que l’on y voit tenir par l’armée.

Depuis que la Slo­vé­nie connaît un pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion, un cer­tain nombre d’i­ni­tia­tives alter­na­tives et de textes publiés par la presse de jeu­nesse slo­vène pro­voque épi­so­di­que­ment la colère des « durs » du par­ti, des auto­ri­tés fédé­rales ou de l’ar­mée. Cette der­nière, après avoir déjà condam­né dans le pas­sé la cam­pagne en faveur de l’ob­jec­tion de conscience, s’est sen­tie « atta­quée » dans un cer­tain nombre d’ar­ticles publiés cette année par Mla­di­na (La Jeu­nesse, organe de l’U­nion de la jeu­nesse socia­liste de Slo­vé­nie — UJSS — tiré à 70.000 exem­plaires). Il s’a­gis­sait prin­ci­pa­le­ment, d’une part, d’un feuille­ton consa­cré à la vil­la que le ministre de la Défense Mamu­la s’é­tait fait construire par les conscrits et, d’autre part, d’une série d’ar­ticles sur la vente d’armes par la You­go­sla­vie aux pays du tiers monde et en par­ti­cu­lier à l’É­thio­pie en guerre en Ery­thrée 2Signa­lons, à titre de curio­si­té, que l’an­cien ministre Mamu­la a com­mis, en France, un ouvrage inti­tu­lé : Le Monde contem­po­rain et la défense you­go­slave, (Hachette, 1987)..

La contre-attaque a d’a­bord été menée dans les jour­naux, de pré­fé­rence ceux des autres répu­bliques. De nom­breux articles van­taient l’ar­mée popu­laire qui « a tou­jours par­ta­gé le sort du peuple » et fus­ti­geaient les « attaques » de ceux qui « vou­draient enfer­mer l’ar­mée dans ses casernes ». Or « née du peuple et de sa révo­lu­tion, elle fait par­tie inté­grante de la socié­té et du sys­tème socia­liste auto­ges­tion­naire et ne peut en être sépa­rée. » Conclu­sion : les articles de Mla­di­na rele­vaient de l’«activité contre-révo­lu­tion­naire » et d’une « forme de guerre spéciale ».

En mars, Fran­ci Zavrl, direc­teur de la publi­ca­tion de Mla­di­na, a été incul­pé pour des articles trai­tant du voyage que Mamu­la avait effec­tué en Éthio­pie. Le pro­cès a fina­le­ment été ajour­né sine die mais des cen­taines de per­sonnes s’é­taient réunies devant le tri­bu­nal le jour de l’audience.

Ce ras­sem­ble­ment aurait beau­coup sur­pris en haut lieu et aurait pro­vo­qué une réunion du Conseil mili­taire fédé­ral. On y aurait sou­le­vé la ques­tion de la capa­ci­té des auto­ri­tés slo­vènes à contrô­ler la situa­tion qui résul­te­rait d’une éven­tuelle arres­ta­tion des intel­lec­tuels cou­pables d’a­voir écrit contre l’ar­mée. L’ar­mée serait prête à appor­ter son aide. Le com­man­dant du dis­trict mili­taire de Lju­bl­ja­na a contac­té le chef de la police slo­vène pour lui poser la ques­tion. Aver­ti par ce der­nier, Kucan, le pré­sident du comi­té cen­tral de la Ligue des com­mu­nistes de Slo­vé­nie est alors inter­ve­nu de manière très déci­dée devant le comi­té cen­tral de la Ligue des com­mu­nistes de You­go­sla­vie, s’op­po­sant à toute ten­ta­tive exté­rieure de « résoudre » la situa­tion poli­tique en Slo­vé­nie. Toutes ces réunions se sont tenues à huis clos, mais la trans­crip­tion du dis­cours de Kucan a cir­cu­lé clan­des­ti­ne­ment, ali­men­tant les rumeurs sur la pos­si­bi­li­té d’une inter­ven­tion mili­taire en Slo­vé­nie. D’autres rumeurs ont fait état d’une longue liste de per­sonnes à arrê­ter. La situa­tion est deve­nue telle que les hommes poli­tiques se sont sen­tis obli­gés de démen­tir publi­que­ment la pré­pa­ra­tion d’un coup d’É­tat mili­taire. La revue Mla­di­na a essayé de publier un docu­ment sur ce qu’elle a appe­lé la « nuit des longs cou­teaux » mais elle fut contrainte de le retirer.

La Slo­vé­nie est encore sous le choc, lorsque le 31 mai la police arrête Janez Jan­sa sur ordre du pro­cu­reur mili­taire. Elle pré­tend avoir décou­vert chez lui un docu­ment mili­taire top secret. Janez Jan­sa, paci­fiste connu, spé­cia­liste des ques­tions mili­taires, a publié un grand nombre de textes dans des revues telle que Mla­di­na. Il est aus­si can­di­dat à la pré­si­dence de l’U­JSS. Cette arres­ta­tion est annon­cée le jour même par les médias de jeu­nesse dans un appel à l’o­pi­nion publique et aux res­pon­sables poli­tiques. La nou­velle sus­cite un émoi consi­dé­rable et dès le len­de­main on publie lettres et décla­ra­tions : ain­si, 88 intel­lec­tuels dénoncent cette arres­ta­tion « res­sen­tie par nous comme des­ti­née à semer la peur ». Une péti­tion est éta­blie deman­dant une libé­ra­tion immé­diate, per­met­tant éven­tuel­le­ment une com­pa­ru­tion en pré­ve­nu libre, une infor­ma­tion com­plète sur la pro­cé­dure et des prises de posi­tion claires de la part des dif­fé­rentes ins­tances diri­geantes. Un Comi­té pour la défense de Janez Jan­sa est créé, rebap­ti­sé ensuite Comi­té pour la défense des droits de l’homme. En effet, quelques jours plus tard, on apprend l’ar­res­ta­tion (sur­ve­nue le même jour que celle de Janez ) du sous-offi­cier Ivan Borst­ner et celle de David Tasic membre de la rédac­tion de Mla­di­na, le 4 juin. Le Comi­té est reçu par les auto­ri­tés slo­vènes et leur demande d’in­ter­ve­nir auprès des auto­ri­tés fédé­rales. Si les auto­ri­tés slo­vènes semblent avoir du mal à se faire com­prendre des auto­ri­tés fédé­rales, elles ne s’en­tendent pas du tout avec l’ar­mée, ou du moins telle est l’i­mage don­née au public. En effet, le 14 juin le géné­ral Tominc (éga­le­ment slo­vène) attaque dure­ment la poli­tique slo­vène et le Comi­té et se plaint d’a­gres­sions dont seraient vic­times les mili­taires en Slo­vé­nie. Le soir même dans le jour­nal télé­vi­sé, Sta­nov­nik pré­sident de la répu­blique de Slo­vé­nie déclare « dans l’in­ter­ven­tion de Tominc il y a autant d’i­nexac­ti­tudes que de phrases pro­non­cées ». Zakelj, un diri­geant slo­vène de l’or­ga­ni­sa­tion de masse regrette « l’in­gé­rence de l’ar­mée dans la vie poli­tique you­go­slave » et rap­pelle les inter­ven­tions mili­taires en Hon­grie, Tché­co­slo­va­quie et Pologne « pour pro­té­ger les inté­rêts de la bureau­cra­tie dirigeante ».

Le 21 juin le Comi­té orga­nise une « mani­fes­ta­tion cultu­relle » sur une grande place de Lju­bl­ja­na ; 30.000 per­sonnes (pour une ville de 200.000 habi­tants) viennent assis­ter à un grand concert entre­cou­pé par la lec­ture des lettres de soli­da­ri­té venues de toute la Slo­vé­nie, mais aus­si du reste de la You­go­sla­vie et de l’é­tran­ger, notam­ment des pays de l’Est. Après le concert, une petite mani­fes­ta­tion spon­ta­née se dirige, sans inci­dents, vers la pri­son militaire.

Lorsque l’acte d’ac­cu­sa­tion est publié, on apprend qu’une qua­trième per­sonne sera sur le banc des accu­sés : Fran­ci Zavrl. Selon cet acte d’ac­cu­sa­tion les choses sont très simples : l’ad­ju­dant I. Borst­ner aurait pho­to­co­pié un docu­ment top secret et l’au­rait remis à D. Tasic qui l’au­rait remis à F. Zavrl qui l’au­rait remis à J. Jan­sa qui aurait eu l’in­ten­tion de s’en ser­vir pour ses articles. Ils risquent jus­qu’à 15 ans de pri­son pour divul­ga­tion de secrets militaires.

À la veille du pro­cès qui com­mence le 18 juillet et se ter­mine le 27, le Comi­té a recueilli 67.633 signa­tures indi­vi­duelles et 500 signa­tures col­lec­tives ou ins­ti­tu­tion­nelles (cel­lules du par­ti et de l’U­JSS, sec­tions syn­di­cales, revues, etc.). Devant le tri­bu­nal il y a chaque jour plus de monde, tous âges et toutes classes confon­dus : étu­diants, intel­lec­tuels, ouvriers, pay­sans, punks, anciens com­bat­tants… sont là avec fleurs, dra­peaux, pan­cartes, etc. Le pro­cès est à huis clos mais tous les jours F. Zavrl, seul pré­ve­nu libre, donne une confé­rence du presse retrans­mise en par­ti­cu­lier par Radio študent, la radio étu­diante de Lju­bl­ja­na qui, ren­dant compte du moindre détail concer­nant le pro­cès, est écou­tée jusque dans les cafés. Le jour du ver­dict ce sont 10.000 per­sonnes qui se ras­semblent devant le tri­bu­nal. Même si les quatre sont condam­nés (5 mois pour D. Tasic, 18 mois pour J. Jan­sa et F. Zavrl et 4 ans pour I. Borst­ner), lors­qu’ils sont remis en liber­té pro­vi­soire à l’is­sue du pro­cès (jus­qu’à ce que la peine devienne léga­le­ment appli­cable) c’est en fai­sant le V de la vic­toire que la foule les salue à la sor­tie du tribunal.

La revue Teleks par­le­ra d’une « ter­rible défaite morale et poli­tique pour l’ar­mée (…) comme elle n’au­rait pu en subir en temps de guerre de la part d’au­cun enne­mi ». « Un abîme » sépare l’ar­mée popu­laire du peuple slovène.

Et l’af­faire n’est pas encore terminée …

P.S. En atten­dant la révi­sion en appel de ce pro­cès, une autre affaire res­sur­git : un Comi­té slo­vène offi­ciel de défense des droits de l’homme met en cause les ser­vices de sécu­ri­té mili­taire en deman­dant la révi­sion du pro­cès d’un appe­lé slo­vène, Tomo Boga­taj, condam­né à un an de pri­son mili­taire, pour « avoir pro­fes­sé des idées sépa­ra­tistes et sous­crit à des textes de Mla­di­na »

C. Fabian

  • 1
    cf. Iztok n°10 et 11. Sur le mou­ve­ment alter­na­tif en Slo­vé­nie, cf. Iztok n°14, pp. 29 – 37. Pour tout sou­tien aux accu­sés, contac­ter le Comi­té pour la défense de J. Jan­sa, D. Tasic, I. Borst­ner et F. Zavrl, c/​o J. A. Derens, 7, impasse des Che­va­liers, 75020 Paris.
  • 2
    Signa­lons, à titre de curio­si­té, que l’an­cien ministre Mamu­la a com­mis, en France, un ouvrage inti­tu­lé : Le Monde contem­po­rain et la défense you­go­slave, (Hachette, 1987).

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