Cette année 1989 n’est pas seulement celle du bicentenaire de la Révolution bourgeoise en France. Elle marque aussi le centième anniversaire de la naissance du plus populaire des anarchistes russes. Les biographes du cosaque de l’anarchie ne s’entendent pas sur la date exacte de sa venue au monde : pour Litvinov, c’est le 26 octobre 1888, pour les Occidentaux le 21 octobre 1889. Au fond, peu importe, Makhno, que beaucoup de Russes et d’Ukrainiens continuent d’appeler affectueusement « Batko » (le petit père), est incontestablement la figure la plus aimée du mouvement libertaire russe. Cela tient à diverses raisons, toutes fort éloignées des questions posées par sa théorie révolutionnaire… L’image de Makhno est d’abord celle d’un guerrier courageux, d’un tacticien redoutable. C’est, en outre, celle d’un jeune paysan autodidacte, d’un rebelle farouchement antibolchevik, mais aussi celle d’un très jeune homme, d’un farceur et d’un buveur. Il doit cette réputation à la tradition orale cosaque autant qu’à la mythologie du Goulag. Dans les camps, les makhnovistes furent longtemps les seuls « caves » respectés par les prisonniers de droit commun. Ils étonnaient leurs compagnons de misère par leur endurance et leur morgue. Très agressifs (certains menaçaient leurs gardiens), ils ne s’embarrassaient pas de scrupules moraux dans leur lutte quotidienne pour la survie …
Au cinéma, Makhno est l’anti-héros par excellence. Les films officiels le montrent maigre et pâle, boiteux, les cheveux longs et englouti dans une large houppelande noire. Ses compagnons sont plus farouches encore, leur mise de dépravés est outrée pour dégoûter le public. Erreur magistrale : leur look est semblable à celui des rockers anglais dont la jeunesse soviétique des années 80 raffole ! L’un arbore des brillants aux doigts, une boucle d’oreille de pirate, une casquette de cuir, une cravate fine sur une chemise sans col, un autre est presque torse nu dans une pelisse de loup, le troisième est moulé dans un uniforme d’officier aux épaulettes arrachées… Tous brandissent de longs sabres, boivent la vodka au goulot ou dansent avec des putains. Bref, la vie de château ! À telle enseigne que le nom du village natal de Nestor, Gouliaï Polié, est employé dans le jargon des rockers comme synonyme d’expressions du genre : « un joyeux bordel », « une éclate d’enfer », « une foire à tout casser », etc.
Le nom de Makhno réapparaît donc tout naturellement dans les chansons. Dans celles qui ne sont pas présentées à la censure, bien sûr. Dans les autres, il est discrètement question d’un « ataman indompté » ou d’un « vengeur boiteux au cœur d’or ». C’est encore une fois au groupe « D.K. » de Moscou que revient l’honneur d’avoir chanté Makhno le premier. C’était en 1983, époque où le groupe respectait les règles d’une clandestinité absolue. La composition du groupe a changé depuis, et les opinions de ses leaders sont aujourd’hui très éloignées de l’orthodoxie libertaire. Dans la chanson Petit frère, il est énigmatiquement question « d’adeptes du petit frère Nestor ». Une autre chanson s’intitule plus franchement Notre Batko et l’on y trouve ces vers éloquents :
Je m’extirpe de la fosse où je croupis et me jette dans les bras du Batko
(…)
Comment trouver un homme de vérité comme le Batko
(…) Ils écharnent le but ultime, mais je crache sur le malheur…
Je ne vois qu’une solution : rejoignons le Batko !
Adieu mes amis, je pars ! Je vais où l’ataman chevauche, aérien, sa monture, là-bas…
Dans le registre de l’allusion plus discrète, le groupe punk de Leningrad « Objet de moquerie » crée la surprise au cinquième festival de rock non formel de juin 1987 en improvisant inopinément une ballade assez peu fidèle à la mémoire du Batko-ataman :
Pour mon malheur j’ai été atteint d’une balle au côté droit
À la force de mon sabre j’ai regagné ma maison
Le commissaire a déniché l’arme
Abattu ma monture et emmené ma femme
Refrain :
Eï-oï fouille indécente
Oï-da Batko-ataman
Tout ensanglanté, j’ai caché mon arme sous ma chemise
J’ai bondi pour mettre fin à la perquisition
(…)
Combien parmi nous y en eut-il
De ces martyrs qui, inflexibles,
Ont emporté leur croix dans les forêts.
Les punks de Sibérie, probablement moins avantagés par le sort, ont gardé plus de hargne que leurs amis de Moscou et de Leningrad. C’est sur un ton bien plus amer et désespéré que « Autodéfense populaire » chante :
Sous la palissade chavirée
De l’amour languissant
Dans la dépossession, tous reconnaissez Makhno
Ils l’ont serré dans une trappe, le promeneur doré…
Enfin le groupe « Poireau noir » de Tioumen, fait allusion à Nestor en ces termes :
C’était il y a longtemps, longtemps
Accablés, les Russes versent des pleurs
La mémoire populaire a conservé le souvenir
Du héros taciturne et marginal
Ainsi il se redresse devant nous de toute sa hauteur
Renaît sous nos yeux comme un surgeon de chêne
Émerge de sa dure prison souterraine
(…)
Ses idées lumineuses et jeunes vivent
Son cœur d’or bat.
V. Sanine
Sur le phénomène du rock soviétique, Iztok a publié dans son numéro 15 (mars 1988) un dossier intitulé Rock against nomenklatura qui comporte la traduction de nombreux textes des principaux groupes contestataires.