La Presse Anarchiste

Les réformistes du palais sont dans l’impasse

À pro­pos du Prin­temps de Pékin, du Mou­ve­ment du 5 avril et du mou­ve­ment étu­diant de 1986, contri­bu­tion à la com­mé­mo­ra­tion du dixième anni­ver­saire du Prin­temps de Pékin par Ren Wan­ding 1Fon­da­teur de la Ligue pour les droits de l’homme en Chine, il a été l’un des prin­ci­paux ani­ma­teurs du Prin­temps de Pékin (1978 – 1979), au cours duquel il fut arrê­té, le 4 avril 1979 (il avait déjà été empri­son­né pen­dant la « Révo­lu­tion cultu­relle »). Libé­ré dans le cou­rant de l’an­née 1983, il a été depuis réin­té­gré dans son emploi de tech­ni­cien d’une com­pa­gnie de construc­tion immo­bi­lière chi­noise..

Voi­là dix ans que s’est pro­duit le Prin­temps de Pékin, selon l’ex­pres­sion connue dans le monde entier pour dési­gner le mou­ve­ment du Mur de la Démo­cra­tie au car­re­four Xidan de la capi­tale chi­noise, de la fin 1978 à 1979.

En dix ans, de grands chan­ge­ments sont inter­ve­nus, en Chine comme ailleurs. Dans le monde, la guerre froide a lais­sé la place à la détente. En Chine, l’ou­ver­ture est deve­nue irréversible.

Lorsque appa­rurent, fin 1978, les orga­nismes et publi­ca­tions popu­laires liés au Mur du car­re­four Xidan à Pékin, cela res­sem­bla à l’ir­rup­tion de pousses de bam­bou après la pluie. Les pousses sub­sis­tèrent jus­qu’en 1981. Puis elles furent coupées.

Outre Pékin, toutes les grandes villes de Chine eurent bien­tôt leurs propres « publi­ca­tions popu­laires » [c’est-à-dire non contrô­lées par le par­ti com­mu­niste ndt]: Tian­jin, Can­ton, Shan­ghai, Qing­dao, Jinan, Chang­sha, Hangz­hou, Fuz­hou, Gui­lin, Xi’an, Chong­qing, Wan­xian, Dan­dong, Cong­ming, Shao­guan, Henyang, Anyang, Kai­feng, Taiyuan, Wuhan… Ces publi­ca­tions avaient nom Aujourd’­hui, Renais­sance, Tri­bune du 5 avril, Droits de l’Homme en Chine, Explo­ra­tion, Terre Fer­tile, le Silex, Tri­bune du Peuple, Prin­temps de Pékin, la Rai­son, Jeunes de Pékin, Infor­ma­tions pour la Recherche, la Voix du Peuple, la Voie de la Démo­cra­tie, Étu­diants, la Voix de Bohai, Nou­velle Conscience, l’É­cume, le Jour­nal de la Répu­blique, le Futur, la Vieille Hor­loge, le Prin­temps du Zhe­jiang, le Son de l’Hor­loge, Jour­nal des Récits, le Hari­cot rouge, Lumière des Étoiles, Flo­con de neige, le Mont de Luo­fia, Île de Rose, Cam­pus de Nan­kai, Recherches, l’Hu­ma­ni­té, Cris, la Rivière Jin­jiang, les Flots, le Jour­nal du Citoyen

Tous ces organes s’u­ni­fièrent pour fon­der une Asso­cia­tion natio­nale des publi­ca­tions popu­laires de Chine qui édi­ta la revue le Devoir. Ceux qui étaient publiés dans le cadre des uni­ver­si­tés s’as­so­cièrent autour de la revue Notre Géné­ra­tion.

Dès sa nais­sance, le Prin­temps de Pékin eut un impact qui dépas­sa le cadre de la Chine. Son reten­tis­se­ment à l’é­tran­ger fut consi­dé­rable. De ce fait, son his­toire est consi­gnée non seule­ment dans les archives des auto­ri­tés chi­noises, mais aus­si dans les annales de la presse internationale.

La genèse du Prin­temps de Pékin remonte au mou­ve­ment révo­lu­tion­naire du 5 avril 1976 [mani­fes­ta­tions anti­maoistes à Pékin et dans plu­sieurs grandes ville du pays ndt]. Son dérou­le­ment s’ins­cri­vit dans une époque de com­plète renais­sance. Il sus­ci­ta un inté­rêt sans pré­cé­dent et joua un rôle d’a­vant-garde dans le pro­ces­sus du renou­veau social en Chine, lui don­nant un éclat par­ti­cu­lier. Le Prin­temps de Pékin est une page majeure de l’his­toire de la Chine.

Déjà, en 1976, le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire popu­laire du 5 avril avait conduit au gigan­tesque bou­le­ver­se­ment d’oc­tobre [l’ar­res­ta­tion de Jiang Qing, la veuve de Mao ndt]. Ce der­nier épi­sode consti­tua une vic­toire du peuple, une borne mar­quant la fin de l’ère Mao Zedong. Pour­tant, les auto­ri­tés tirèrent une vani­té bien dépla­cée de l’é­li­mi­na­tion (pré­ten­du­ment sans un coup de feu) de la « bande des quatre ». Cette atti­tude fut très révé­la­trice du mépris dans lequel nos gou­ver­nants tiennent la puis­sance révo­lu­tion­naire du peuple. Par la suite, des réfor­mistes au sein du pou­voir ont, certes, flat­té l’es­prit de la révo­lu­tion du 5 avril. Il faut bien voir que ce n’é­tait que pour ser­vir leurs propres inté­rêts de clan et leur ambi­tions politiques.

Ce dont nous nous flat­tons, nous, est d’ap­par­te­nir au par­ti de la réforme sociale. Ce « par­ti » entend rete­nir, du sou­lè­ve­ment du 5 avril 1976, son apport à la démo­cra­tie et à la révo­lu­tion popu­laires. Il ne sau­rait être ques­tion de com­mé­mo­rer reli­gieu­se­ment cette date : ce qui doit être révé­ré, c’est la véri­té his­to­rique. Il s’a­git de faire res­sor­tir le sens véri­table de ce mou­ve­ment afin de par­ve­nir à des conclu­sions scien­ti­fiques. Car sans théo­rie cor­recte, il n’est point de progrès.

« Debout, esclaves de la misère – Debout, ceux qui souffrent dans le monde – Nos cœurs sont sur le point d’ex­plo­ser – Nous lut­tons pour la véri­té ». Ce chant (l’In­ter­na­tio­nale), que nous enton­nâmes en ce 5 avril 1976 — il fai­sait sombre devant le marbre du Grand Palais du Peuple, et même les poli­ciers gre­lot­taient — com­bien il était dif­fé­rent de la musique éma­nant des haut-par­leurs de la place Tian’an­men ou fil­trant des salons luxueux de la bâtisse offi­cielle. Ce chant, c’é­tait la lance de la révo­lu­tion poin­tée direc­te­ment contre l’en­semble du par­ti au pou­voir, alors repré­sen­té par la « bande des quatre ».

Car on ne nous fera pas croire que l’ap­pa­ri­tion d’une « bande des quatre », d’un Lin Biao, d’une Jiang Qing, d’un Kang Sheng ou d’un Chen Boda sont des phé­no­mènes acci­den­tels. Si, comme dit le pou­voir, ces gens-là s’é­taient réel­le­ment « oppo­sés » au par­ti com­mu­niste, s’ils avaient cher­ché à « ren­ver­ser la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat », cela ne vou­drait dire qu’une chose : que le par­ti com­mu­niste s’op­po­sait direc­te­ment à lui-même, qu’il s’ef­for­çait de ren­ver­ser la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat ! Thèse idiote.

Il faut com­prendre que le par­ti n’est pas une enti­té noble­ment abs­traite, une vue de l’es­prit. Le par­ti com­mu­niste chi­nois de 1927 ne res­sem­blait guère à celui de 1921 [date de sa fon­da­tion ndt]. Celui de 1931 était bien dif­fé­rent, comme, par la suite, celui de 1934 ou de 1966 [début de la « Révo­lu­tion cultu­relle » ndt]. Les éner­gu­mènes énu­mé­rés ci-des­sus ont effec­ti­ve­ment repré­sen­té, pen­dant les dix années pré­cé­dant 1976, le pou­voir et le par­ti, puis­qu’ils les domi­naient. Le par­ti com­mu­niste, c’é­taient eux. C’est bien pour cela qu’ils sont deve­nus la cible de la révo­lu­tion d’a­vril 1976.

À cha­cun de ses revi­re­ments, le par­ti com­mu­niste chi­nois s’est sous­trait à ses res­pon­sa­bi­li­tés devant l’his­toire en dési­gnant, pour cou­pable de la période pas­sée, un clan par­ti­cu­lier en son sein. Ce fai­sant, il a tou­jours dis­si­mu­lé le fait que ces clans s’é­taient suc­ces­si­ve­ment empa­rés de tous les pou­voirs à sa tête et qu’ils étaient deve­nus l’ex­pres­sion même du par­ti. Le par­ti est tou­jours pas­sé à côté d’une évi­dence pour­tant simple : lors­qu’on regroupe plu­sieurs indi­vi­dus, ils deviennent un ensemble. On ne peut en extraire aucun artificiellement.

En 1978 et 1979, la situa­tion poli­tique en Chine a pro­vo­qué une vague de sou­lè­ve­ments popu­laires paci­fiques. Ces sou­lè­ve­ments se sont tra­duits par des mani­fes­ta­tions contre l’op­pres­sion poli­tique et la grande souf­france maté­rielle que le peuple chi­nois endu­rait depuis des dizaines d’an­nées. Le peuple récla­ma la démo­cra­tie, les droits de l’homme, la jus­tice et un renou­veau social.

Ces idéaux, ce n’est pas en fai­sant des­cendre une bro­chette de diri­geants de la scène pour leur sub­sti­tuer une autre bro­chette qu’on peut les réa­li­ser. Nous sommes des par­ti­sans des réfor­mistes du palais, mais nous pré­fé­rons encore la véri­té. La liber­té pro­vi­soire, nous savons l’ap­pré­cier, mais nous lui pré­fé­rons la liber­té per­ma­nente. Nous aimons la Chine, mais nous aimons encore plus le monde.

Le Prin­temps de Pékin n’a pas choi­si l’im­mense place Tian’an­men comme ter­rain d’ex­pres­sion. Il s’est conten­té du mur rouge [en fait, il était gris ndt] de la démo­cra­tie au car­re­four Xidan. En un sens, il n’a pas revê­tu l’as­pect gran­diose du sou­lè­ve­ment du 5 avril 1976. Cela ne l’a pas empê­ché de se don­ner des objec­tifs, des devoirs et un agenda.

Le Prin­temps de Pékin a mis en lumière des exi­gences poli­tiques plus mûres et plus com­plètes que par le pas­sé. Un tra­vail de pré­pa­ra­tion théo­rique plus sys­té­ma­tique du mou­ve­ment popu­laire a été effec­tué. On s’est atta­ché à ren­for­cer la par­ti­ci­pa­tion popu­laire à la vie poli­tique chinoise.

La révo­lu­tion du 5 avril était encore mar­quée par les stig­mates de la révo­lu­tion cultu­relle. Le Prin­temps de Pékin, lui, a réus­si à se dis­tin­guer des divers clans du par­ti qui s’ac­cro­chaient au pou­voir. Il a su se déga­ger des conflits internes au par­ti, et a fait la preuve de sa nature indé­pen­dante, de son carac­tère spon­ta­né et popu­laire. Dès son début, le mou­ve­ment du mur de Xidan a lan­cé un appel à « réfor­mer le sys­tème social chi­nois ». Il s’a­gis­sait, à la dif­fé­rence des objec­tifs limi­tés des révo­lu­tion­naires du 5 avril 1976, de moder­ni­ser la démo­cra­tie poli­tique dans notre pays. Autre dif­fé­rence, la révo­lu­tion du 5 avril s’est éva­po­rée à une vitesse ful­gu­rante, tan­dis que le Prin­temps de Pékin s’est déve­lop­pé de façon conti­nue sur une période prolongée.

Si l’on com­pare les docu­ments his­to­riques du Prin­temps de Pékin aux archives offi­cielles de cette époque, on constate que ce mou­ve­ment a pour la pre­mière fois mis en évi­dence les grandes diver­gences et contra­dic­tions exis­tant entre la socié­té réelle, le socia­lisme mar­xiste et le capi­ta­lisme moderne. Il a aus­si pour la pre­mière fois en Chine popu­laire, expri­mé la néces­si­té d’un renou­veau social com­plet. Il a mon­tré à quel point notre pays était en retard pour accom­plir cette réforme.

Le Prin­temps de Pékin a mis en avant la néces­si­té d’une poli­tique d’ou­ver­ture, d’une démo­cra­ti­sa­tion de la vie poli­tique et de mesures concrètes visant à accroître la par­ti­ci­pa­tion des citoyens à la vie poli­tique et ren­for­cer leurs moyens de contrôle sur le gou­ver­ne­ment. Il a fait res­sor­tir des pro­blèmes comme le sys­tème des charges à vie, la pro­prié­té d’É­tat, le sur­plus de main-d’œuvre, la pro­prié­té publique des moyens de production.

Le Prin­temps de Pékin est allé plus loin encore : il a réfu­té le dogme men­son­ger d’une quel­conque « dégé­né­res­cence révi­sion­niste » du socia­lisme, qui avait ser­vi de clé de voûte à la révo­lu­tion cultu­relle. Il a démas­qué les thèses qui sous-ten­daient une série de crises poli­tiques et sociales créées de toutes pièces par le par­ti au pou­voir. Un juge­ment typi­que­ment féo­dal, celui de délit « contre-révo­lu­tion­naire » — en par­ti­cu­lier appli­qué à l’u­sage trop inten­sif de la liber­té de parole — a été dénoncé.

Enfin, l’hé­ri­tage démo­cra­tique de la civi­li­sa­tion socia­liste, ce qu’elle doit à la civi­li­sa­tion maté­ria­liste de la bour­geoi­sie, et le débat sur le mul­ti­par­tisme, ont pu enfin appa­raître au grand jour. Le Prin­temps de Pékin a pro­cla­mé, avant d’autres, que les maté­riaux étaient inter­chan­geables dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion. Dans le domaine des rela­tions avec les mino­ri­tés natio­nales, le mou­ve­ment a fait œuvre de pion­nier en exi­geant que leur iden­ti­té soit respectée.

Pour toutes ces rai­sons, le Prin­temps de Pékin a joué, dans le mou­ve­ment popu­laire, un rôle de pré­cur­seur qui lui confère une impor­tance his­to­rique de pre­mier plan. La preuve : tout ce que nous avons pré­co­ni­sé à l’é­poque, qui fut dédai­gné, sur le moment, comme autant de mani­fes­ta­tions d’une « pen­sée confuse », est aujourd’­hui mis en œuvre.

Les archives his­to­riques sont sans pitié. Ce qu’elles montrent, c’est que le ferment intel­lec­tuel du Prin­temps de Pékin est infi­ni­ment plus riche que l’i­déo­lo­gie impuis­sante, figée, que lui oppo­sa le par­ti au pou­voir. On voit bien, dès lors, que la classe poli­tique n’est que l’exé­cu­tant tes­ta­men­taire du peuple. Ce regard rétros­pec­tif per­met de véri­fier une autre évi­dence : c’est le peuple qui crée l’Histoire.

On a pu croire que le Prin­temps de Pékin n’a­vait consti­tué qu’une mani­fes­ta­tion éphé­mère d’a­gi­ta­tion futile. Il est recon­nu main­te­nant qu’une civi­li­sa­tion était, alors, en gestation.

Cepen­dant, les réfor­mistes du palais assi­milent encore aujourd’­hui le mou­ve­ment popu­laire à la « révo­lu­tion cultu­relle ». C’est un moyen com­mode de le four­rer dans le même panier que les cam­pagnes que le par­ti com­mu­niste chi­nois a lan­cées arti­fi­ciel­le­ment par le pas­sé. Que furent la « révo­lu­tion cultu­relle » et les autres mou­ve­ments poli­tiques nés de l’i­ma­gi­na­tion du par­ti com­mu­niste ? Des sou­bre­sauts entiè­re­ment télé­gui­dés et diri­gés par ce par­ti. Aucun d’entre eux n’eut le moindre sou­tien popu­laire. Au nom de quelle logique, donc, conti­nue-t-on d’é­touf­fer les exi­gences spon­ta­nées et justes du peuple en les ran­geant dans la même caté­go­rie que les déri­soires que­relles internes et les agi­ta­tions arti­fi­cielle du par­ti com­mu­niste chinois ?

L’exi­gence des droits de l’homme, celle d’une évo­lu­tion de la socié­té, les réfor­mistes du palais l’ont cri­ti­quée et condam­née dès sa nais­sance. On a inven­té des tas de pré­textes pour jeter en pri­son ou en camp de réédu­ca­tion par le tra­vail un grand nombre d’hommes de grande valeur. Ceux qui ont fini de pur­ger leur peine ont été par la suite l’ob­jet de dis­cri­mi­na­tions et de mes­qui­ne­ries innom­mables. Dans leurs droits civils. Dans leur tra­vail. Dans leur cur­sus uni­ver­si­taire. Dans leur vie quotidienne.

Par quelle aber­ra­tion un pou­voir en arrive-t-il à per­sé­cu­ter de la sorte un grand nombre de talents ? Il faut voir là, hélas, l’ef­fet des méca­nismes réac­tion­naires d’une socié­té féodale.

Le par­ti com­mu­niste chi­nois n’é­chappe pas à la règle qui veut qu’un par­ti poli­tique, dès lors qu’il par­vient au pou­voir, est condam­né à assu­rer un rôle his­to­rique. Lors­qu’il exa­cerbe les contra­dic­tions de classe et les conflits poli­tiques l’op­po­sant au peuple, il donne nais­sance à des forces hos­tiles. Aujourd’­hui, l’a­ve­nir de la Chine repose dans ces forces.

Le régime a mon­té en épingle sa démo­cra­tie et son sys­tème légal. Ce fai­sant, il a occul­té le fait que sa « démo­cra­tie » repose sur un sys­tème « par­le­men­taire » com­po­sé d’un nombre infime de per­sonnes, et que son pou­voir judi­ciaire s’a­charne uni­que­ment sur le peuple. À par­tir de la cam­pagne contre les « droi­tiers » de 1957, tous les mou­ve­ments poli­tiques sus­ci­tés par le pou­voir ont eu pour objet de nuire au peuple tout entier, même si, à chaque fois, une par­tie seule­ment du peuple a trinqué.

En même temps, et sans le vou­loir, ce régime a fait naître une liber­té d’as­so­cia­tion géné­ra­li­sée qui consti­tue un signe annon­cia­teur des orages de la révo­lu­tion. Il y a là une jus­tice imma­nente aus­si lim­pide que l’exi­gence de démo­cra­tie directe.

Le mou­ve­ment de la démo­cra­tie popu­laire qui a per­cé à la faveur de la cam­pagne dite « anti-droi­tiers » de 1957 s’est pro­lon­gé jus­qu’aux mou­ve­ments estu­dian­tins des uni­ver­si­tés de 1986. Ces mou­ve­ments estu­dian­tins repré­sentent, jus­qu’à pré­sent, la mani­fes­ta­tion la plus encou­ra­geante, la plus impor­tante et la plus signi­fi­ca­tive de cette exi­gence têtue qu’a le peuple de par­ti­ci­per à la ges­tion des affaires de l’É­tat. En ce sens, ils sont intrin­sè­que­ment socia­listes. Acces­soi­re­ment, ils sont aus­si une résur­gence du Prin­temps de Pékin.

Il est donc par­ti­cu­liè­re­ment mal­séant de dire, comme d’au­cuns, que l’o­rage de 1978 – 1979 a écla­té trop tôt. Une fois que le mou­ve­ment pour la démo­cra­tie est né et se déve­loppe, il est absurde de se deman­der s’il est per­mis que ce mou­ve­ment existe. Est-ce qu’on se pose la ques­tion de savoir si la révo­lu­tion cultu­relle devait avoir lieu ?

Trente ans, c’est un jeune âge, certes, pour ce mou­ve­ment démo­cra­tique popu­laire né en 1957. Mais en Chine, les tra­di­tions démo­cra­tiques sont puis­santes. Ces tra­di­tions sont un encou­ra­ge­ment pour les géné­ra­tions à venir d’in­tel­lec­tuels chinois.

Bien sûr, le mou­ve­ment estu­dian­tin n’a pas encore pris tota­le­ment en compte les inté­rêts des tra­vailleurs dans leur ensemble. Ses mots d’ordre furent plu­tôt super­fi­ciels, déta­chés de la réa­li­té. Pour bien faire, les étu­diants, à l’a­ve­nir, devront aller à la ren­contre du pro­lé­ta­riat, dans les uni­tés de pro­duc­tion, à tra­vers tout le pays ; ils devront inter­ve­nir en faveur des gens qui crou­pissent en pri­son, par­ler au nom des contestataires.

La ques­tion qui se pose est la sui­vante : pour­quoi, dans un pays socia­liste où il est dit que le peuple est le maître, de tels mou­ve­ments sur­gissent épi­so­di­que­ment ? Pour­quoi les cliques qui se suc­cèdent à la tête du par­ti com­mu­niste ne par­viennent-elles pas à mettre en coupe réglée le mou­ve­ment popu­laire pour la démo­cra­tie ? S’a­git-il vrai­ment d’un simple « relâ­che­ment dans le tra­vail idéo­lo­gique et poli­tique » du par­ti au pou­voir, un résul­tat de la « libé­ra­li­sa­tion bour­geoise ». Faut-il voir dans ces mou­ve­ments la main de « contre-révo­lu­tion­naires hos­tiles au socialisme » ?

Ce juge­ment, les auto­ri­tés l’ont por­té jus­qu’au pré­sent sur le Prin­temps de Pékin et sur le mou­ve­ment étu­diant de 1986. Il est fon­da­men­ta­le­ment erro­né. Il ne fait donc aucun doute que ces mou­ve­ments seront réha­bi­li­tés à l’avenir.

Lors de la cam­pagne « anti-droi­tiers » de 1957, on assis­ta à une prise de conscience de la bour­geoi­sie et de la petite bour­geoi­sie cita­dines contre le socia­lisme rural du pou­voir. Cepen­dant, ce n’est que lors du Prin­temps de Pékin et du mou­ve­ment étu­diant de 1986 que le mou­ve­ment popu­laire dis­po­sa de connais­sances théo­riques suf­fi­santes sur la démo­cra­tie moderne et socia­liste pour for­mu­ler une cri­tique cohé­rente de la réa­li­té sociale dans son ensemble.

Quant au fond, la situa­tion se pré­sente ain­si : en trente ans, un contin­gent de plu­sieurs dizaines de mil­lions de tra­vailleurs de l’in­dus­trie est appa­ru en Chine. C’est là que se trouve le réser­voir des forces du mou­ve­ment étu­diant. C’est là que peuvent naître les cyclones de la révolte.

Le par­ti com­mu­niste chi­nois a de tout temps pro­cla­mé que ses inté­rêts se confon­daient avec ceux du peuple. Il a négli­gé ici un détail : depuis des dizaines d’an­nées, c’est lui qui gou­verne ce pays. Le peuple est dans la posi­tion de gou­ver­né. Dans cette pers­pec­tive, il n’est pas inutile de poser à un tel par­ti au pou­voir, qui affirme œuvrer pour le com­mu­nisme, les ques­tions sui­vantes : notre socié­té repose-t-elle réel­le­ment sur un socia­lisme d’es­sence mar­xiste ? S’a­git-il vrai­ment d’une socié­té de démo­cra­tie civi­li­sée dans laquelle le peuple est le maître, d’une socié­té supé­rieure à la civi­li­sa­tion capitaliste ?

En plein XXe siècle infor­ma­ti­sé, quel est donc l’é­tat d’a­van­ce­ment du socia­lisme chi­nois dans l’His­toire mon­diale ? On ne répon­dra pas à cette ques­tion en comp­ta­bi­li­sant les ogives nucléaires et les satel­lites arti­fi­ciels. Ce qu’il faut exa­mi­ner, c’est l’en­semble des carac­té­ris­tiques tra­his­sant la pau­vre­té, l’ar­rié­ra­tion de cette société.

Faute de pou­voir four­nir un diag­nos­tic ration­nel, on ne fait que se leur­rer d’i­dées fumeuses et uto­piques. Le mou­ve­ment des coopé­ra­tives agri­coles de 1956, la trans­for­ma­tion « socia­liste » du com­merce et de l’in­dus­trie capi­ta­listes, puis les catas­trophes qui sui­virent la mise en appli­ca­tion d’i­dées réac­tion­naires pro­cèdent, à l’o­ri­gine, de tels erre­ments. Le résul­tat en fut la des­truc­tion fatale des forces pro­duc­tives de notre socié­té. On a, ni plus ni moins, sabo­té la libé­ra­tion sociale inter­ve­nue en 1949.

Lors du Prin­temps de Pékin, la revue popu­laire non offi­cielle Droits de l’Homme en Chine publia, dans sa deuxième livrai­son, un article inti­tu­lé « Qu’est-ce que le socia­lisme ? » 2Une tra­duc­tion fran­çaise com­plète de ce texte, signé Shi Du et publié le 22 mars 1979, figure dans Huang S., A. Pino, L. Epstein, Un bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le prin­temps de Pékin, Biblio­thèque asia­tique, Chris­tian Bour­gois édi­teur, Paris, 1980, pp.414 – 421. (Note d’lztok). L’ar­ticle expo­sait les deux condi­tions néces­saires pour la réa­li­sa­tion du socia­lisme dans une pers­pec­tive mar­xiste : des forces pro­duc­tives modernes et la libé­ra­tion du tra­vail — en d’autre termes, que les tra­vailleurs gèrent la socié­té en col­lec­ti­vi­té et super­visent la pro­duc­tion. Au cha­pitre de l’im­pos­ture en matière de socia­lisme, il y était deman­dé : « Pour­quoi donc le peuple n’est-il pas par­ve­nu réel­le­ment à gérer la socié­té dans un pays dont il est cen­sé être le maître, où les moyens de pro­duc­tion sont sa pro­prié­té col­lec­tive et où le pro­lé­ta­riat exerce sa dic­ta­ture sur la bour­geoi­sie ? Pour­quoi, quand le peuple de ce pays a démas­qué une poi­gnée d’ar­ri­vistes cou­pables de mille aber­ra­tions, n’a-t-il reçu aucun encou­ra­ge­ment lors­qu’il s’est avi­sé de les éli­mi­ner, mais au contraire s’est retrou­vé la vic­time de cette “dic­ta­ture prolétarienne”?»

La ques­tion est posée : est-ce là vrai­ment le socia­lisme vou­lu par Karl. Est-ce là tout ce qui fait la dif­fé­rence entre le capi­ta­lisme et le socia­lisme à pro­prié­té collective.

Per­sonne, aucun par­ti, n’est habi­li­té à mono­po­li­ser le mar­xisme et ses moyens d’in­ves­ti­ga­tion. Sophistes, allez au diable ! Presque dix ans après l’ac­cou­che­ment théo­rique dou­lou­reux du Prin­temps de Pékin en 1978, le par­ti com­mu­niste chi­nois a enfin recu­lé — on ne l’at­ten­dait plus — pour recon­naître offi­ciel­le­ment que notre pays se trouve dans la « phase élé­men­taire » du socialisme.

La for­mule fut adop­tée par les textes offi­ciels du XIIIe congrès du par­ti com­mu­niste, fin 1987. Les délé­gués y par­ti­ci­pant, les milieux de la pro­pa­gande, tout ce monde-là crut voir dans cette trou­vaille une immense inno­va­tion théo­rique, un déve­lop­pe­ment concep­tuel magis­tral dû au par­ti com­mu­niste chinois.

Misère ! Le socia­lisme est depuis tou­jours défi­ni comme la phase ini­tiale du com­mu­nisme. Alors, quoi ? A‑t-on vrai­ment pen­sé avoir décou­vert un nou­veau conti­nent parce qu’on avait ajou­té le mot « élé­men­taire » devant le terme de socialisme ?

Ce qu’on a fait, tout bon­ne­ment, fut de rame­ner le pays sur le plan théo­rique dans la période pré­cé­dant celle où il se croyait être. Morale de l’af­faire : l’ac­ces­sion au com­mu­nisme est désor­mais divi­sée en trois tron­çons. Au lieu de sim­pli­fier, on a créé une dif­fi­cul­té théo­rique sup­plé­men­taire. Y a‑t-il vrai­ment lieu d’ap­plau­dir comme s’il s’a­gis­sait d’une géniale inno­va­tion philosophique.

À y bien regar­der, l’af­faire tra­hit plu­tôt la connais­sance bien médiocre du mar­xisme qu’ont les pro­sa­teurs de la doc­trine tra­vaillant pour le compte du par­ti com­mu­niste. Ceux-ci prennent sou­vent la peine d’ex­pli­quer que le mar­xisme est le pro­duit d’une « Alle­magne arrié­rée ». Cette asser­tion leur per­met de glo­ri­fier la gran­deur de la « pen­sée-Mao Zedong », pro­duit d’une terre chi­noise elle aus­si retar­da­taire. Cet argu­ment est conster­nant. Ils ne savent même pas que le mar­xisme est né du cer­veau d’un Alle­mand et non de la terre d’Al­le­magne. Ils ignorent même que le mar­xisme est né en Angle­terre, sym­bole de l’é­tat le plus avan­cé des forces pro­duc­tives et des méthodes de pro­duc­tion en Europe à l’é­poque. La réa­li­té his­to­rique est que le mar­xisme est né dans le pays euro­péen le plus moderne du moment, l’Angleterre.

Quant au terme « élé­men­taire » pour qua­li­fier la phase actuelle d’ac­ces­sion au socia­lisme, il est suf­fi­sam­ment vague pour ne rien vou­loir dire. On peut par­ler de la même façon de phy­sique élé­men­taire, de mathé­ma­tique élé­men­taire… Avec des concepts pareils, on ne va pas loin.

En fait, le régime chi­nois actuel est domi­né par un socia­lisme à carac­tère rural. En cela, il se dis­tingue de toutes sortes d’autres socia­lismes : le socia­lisme démo­cra­tique, le socia­lisme du bien-être, le socia­lisme boud­dhiste, le socia­lisme isla­mique, etc. Et du capi­ta­lisme, naturellement.

La poli­tique, l’é­co­no­mie, la culture de la Chine souffrent encore de quatre tares : féo­da­li­té, mono­pole, uto­pie et conser­va­tisme. Les com­munes popu­laires [du « Grand Bond en avant » ndt] repré­sen­taient un sys­tème de ser­vage col­lec­ti­viste typique de la men­ta­li­té de la petite pro­duc­tion. Toutes les carac­té­ris­tiques de la socié­té féo­dale qu’on a pu iden­ti­fier, comme l’a fait la série télé­vi­sée He Shang [objet de polé­mique en 1988 ndt], on les retrouve dans la socié­té actuelle. Ceux qui s’i­ma­ginent que le féo­da­lisme n’existe plus qu’à l’é­tat rési­duel en Chine se trompent lour­de­ment’ En tant qu’i­déo­lo­gie, il ne joue certes pas un rôle déci­sif dans la forme du sys­tème social chi­nois. Mais, quant au fond, il conti­nue de se mani­fes­ter comme un orga­nisme végé­tal dont les ten­ta­cules exercent sans cesse leur pres­sion sous la sur­face du sys­tème poli­tique et éco­no­mique de notre pays. Le féo­da­lisme est une par­tie inté­grante du socia­lisme rural.

Ce féo­da­lisme moderne, il n’est pas venu là tout seul. Il est le pro­duit de notre his­toire. En pré­sen­tant le sys­tème socia­liste comme une pana­cée, le par­ti com­mu­niste chi­nois a lais­sé com­plè­te­ment de côté l’es­sen­tiel : la réa­li­té cruelle qui veut que, rame­né au nombre d’ha­bi­tants, le poten­tiel des forces pro­duc­tives de la Chine est, au mieux, médiocre ; le mode de pro­duc­tion, arrié­ré ; les garan­ties des droits élec­to­raux et autres droits du citoyen, inexistantes.

Le par­ti au pou­voir en Chine est un par­ti radi­cal-natio­na­liste rural dont la tête est com­po­sée de pay­sans-pro­lé­taires et de petits-bour­geois. Il est pour­vu d’une tein­ture idéa­liste, qu’il a héri­tée de pro­prié­taires fon­ciers éclai­rés. Sur le papier, le par­ti com­mu­niste assure que la classe ouvrière consti­tue l’a­vant-garde du pro­lé­ta­riat. Ce qu’il oublie de dire, c’est que, depuis belle lurette, il fonc­tionne, et donc gou­verne, sur des struc­tures qu’il tient de pay­sans culti­vés et d’un pro­gramme réac­tion­naire de démo­cra­tie paysanne.

En consé­quence de quoi le socia­lisme doit à pré­sent se retour­ner contre le socia­lisme rural afin d’ac­com­plir sa mis­sion his­to­rique de jus­tice et de pro­grès. Pour ce faire, il doit s’al­lier au capi­ta­lisme moderne. Cela ne signi­fie pas que le socia­lisme est infé­rieur au capi­ta­lisme. Au contraire : cela veut dire sim­ple­ment que le socia­lisme rural ne vaut pas plus que le capitalisme.

Le par­ti com­mu­niste chi­nois peut se van­ter de cer­tains suc­cès en matière de « réédu­ca­tion » des oppo­sants : il a maté le der­nier empe­reur de Chine, une grande par­tie du per­son­nel admi­nis­tra­tif, poli­tique et mili­taire du Kuo­min­tang, ain­si que les « droi­tiers ». À l’en­tendre, tous ces gens lui sont, à pré­sent, fort recon­nais­sants. Voi­là qui est bien… Mas alors, com­ment se fait-il que le par­ti com­mu­niste chi­nois n’ar­rive pas à mettre au pas les milieux intel­lec­tuels et ces gens du peuple qui ont été jetés en pri­son grâce à la sol­li­ci­tude de sa dictature ?

La ques­tion est pure­ment rhé­to­rique. Cha­cun en connait la réponse : ce par­ti est trop vieux. Il ne faut pas s’y trom­per : quand la classe poli­tique per­sé­cute les contes­ta­taires, érige des murs de dis­cri­mi­na­tions autour de telles per­sonnes, elle va à l’en­contre de l’Histoire.

L’His­toire pro­cla­me­ra notre inno­cence, nous don­ne­ra rai­son. Le peuple, lui, sait : il n’ou­blie pas ceux qui, depuis 1949, se sont sacri­fiés pour le socia­lisme et la démo­cra­tie popu­laire. De même, il n’ou­blie­ra ni les mérites, ni les crimes du par­ti communiste.

Il est une opi­nion répan­due par­mi ceux qui ont fait des recherches his­to­riques sur le Prin­temps de Pékin : nous aurions parait-il, man­qué de théo­rie ; notre ligne était floue, notre niveau idéo­lo­gique était médiocre, dit-on. Bali­vernes. Il suf­fit de lire les textes de l’é­poque, sur­tout ceux qui cherchent à répondre à la ques­tion : « Qu’est-ce que le socia­lisme ? » et à défi­nir le socia­lisme démo­cra­tique libre. Le Prin­temps de Pékin, mou­ve­ment pour les droits démo­cra­tiques popu­laires, a don­né, en son temps, toutes les expli­ca­tions qui s’im­po­saient. On ose­rait même avan­cer que nous n’a­vons pas vu, depuis, d’ex­pli­ca­tions théo­riques plus éla­bo­rées à ce sujet. S’il y en eut, elles furent l’œuvre du peuple.

Il n’est que de se repor­ter à l’ar­ticle paru, alors, dans le numé­ro trois de la revue Droits de l’Homme en Chine et inti­tu­lé « Les fon­de­ments his­to­riques et théo­riques du mou­ve­ment de la démo­cra­tie ». Que ce soit sur les racines his­to­riques et contem­po­raines, ou sur les ori­gines intel­lec­tuelles du Prin­temps de Pékin, on y trou­ve­ra toutes les réponses dési­rées. Il y est ques­tion du sys­tème féo­dal, de ses ori­gines, de son déve­lop­pe­ment, de sa dégé­né­res­cence, et de son mode de suc­ces­sion dans le contexte chinois.

Cet article va un peu plus loin. Il prouve le carac­tère pro­gres­siste du capi­ta­lisme dans sa ver­sion démo­cra­tique civi­li­sée, et expose les condi­tions néces­saires à la réa­li­sa­tion du socia­lisme. Nous avions un objec­tif poli­tique, et un seul : trans­for­mer le sys­tème social de notre pays.

On rap­pel­le­ra tout par­ti­cu­liè­re­ment ce pas­sage de l’ar­ticle en ques­tion : « Nous tire­rons une seule conclu­sion de l’a­vè­ne­ment de la Bande des quatre : si ces arri­vistes ont réus­si pen­dant dix ans à gou­ver­ner le pays par des­sus la tête du peuple, c’est qu’ils tenaient leur influence d’un défaut du sys­tème social de la Chine. Si on n’y remé­die pas radi­ca­le­ment, nous ris­quons un jour d’a­voir droit, après la Bande des quatre, à une bande des cinq, puis à une Bande des six, etc. Ces mes­sieurs vont conti­nuer à user du pou­voir comme d’un outil pour satis­faire leurs inté­rêts per­son­nels, et le peuple ne pour­ra rien contre eux. La direc­tion chi­noise nous parle de réa­li­ser les Quatre moder­ni­sa­tions. Par­fait. Mais ce que nous disons tient en peu de mots : si l’on n’é­li­mine pas les car­cans tota­li­taires enchâs­sés dans le sys­tème poli­tique et qui entravent le déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion, cet objec­tif ne sera jamais réalisé. »

Au pas­sage, une vile­nie rece­vait ce qu’elle méri­tait de mépris qui consis­tait pour les réfor­mistes du palais à pré­tendre que les ani­ma­teurs du mou­ve­ment démo­cra­tique appar­te­naient aux cercles bour­geois et à les assi­mi­ler à un grou­pus­cule d’ex­tré­mistes ani­més de noires inten­tions. On en rit encore.

D’autres articles devaient faire suite à celui-là, comme « L’é­tat actuel du mou­ve­ment démo­cra­tique » et « L’o­rien­ta­tion, les tâches et le pro­gramme du mou­ve­ment démo­cra­tique ». On sait qu’ils furent empê­chés de paraître [par l’ar­res­ta­tion des édi­teurs ndt]. L’His­toire aura, du moins, mon­tré que cet ensemble de thèses concer­nant les pou­voirs de la démo­cra­tie popu­laire et le pro­gramme du socia­lisme n’a­vait rien à voir avec le « libé­ra­lisme bourgeois ».

Ques­tion : com­ment mesure-t-on à quel point la liber­té en démo­cra­tie bour­geoise est en avance sur l’i­déo­lo­gie mono­po­lis­tique et uto­pique du socia­lisme rural. Le mar­xisme que le par­ti com­mu­niste porte en cra­vate, c’est le mar­xisme du pou­voir. C’est un mar­xisme dia­mé­tra­le­ment oppo­sé au mar­xisme du peuple. Que ce soit à l’aune des valeurs bour­geoises ou des valeurs mar­xistes, la socié­té chi­noise n’est ni démo­cra­tique, ni socialiste.

Dans les années qui ont sui­vi 1978, les réfor­mistes du pou­voir ont gra­duel­le­ment décou­vert un secret bien gar­dé : la néces­si­té d’une réforme du sys­tème. Du coup, on com­men­ça à mettre en œuvre une « réforme ». Il ne pou­vait être ques­tion, bien évi­dem­ment, qu’elle excède les limites de la com­pré­hen­sion de ceux qui l’en­tre­pre­naient ou les bornes de la man­sué­tude de ceux qui l’au­to­ri­saient. Le palais, faut-il le rap­pe­ler, est tou­jours plus lent que le peuple à com­prendre les choses…

Le par­ti com­mu­niste n’aime guère regar­der en face l’exi­gence du peuple chi­nois de voir s’ins­tau­rer une socié­té à plu­sieurs par­tis poli­tiques struc­tu­rée autour d’un sys­tème démo­cra­tique. Hélas, com­ment voir dans cette aver­sion autre chose que le sou­ci de sau­ve­gar­der ses intérêts ?

On peut publier des quan­ti­tés innom­brables de docu­ments de pro­pa­gande pour expli­quer les ten­dances actuelles de la poli­tique chi­noise. Il y a mieux à faire. Il suf­fit, pour com­prendre où se tournent ces aspi­ra­tions, de regar­der Taï­wan, Hong­kong et Macao, ain­si que les pays industrialisés.

Pour les gens qui, dans les pays déve­lop­pés, sont en posi­tion de déci­der de l’aide et des échanges éco­no­miques, cultu­rels et tech­niques avec la Chine, cela a des consé­quences impor­tantes. Ils vont devoir prendre en consi­dé­ra­tion une néces­si­té de base : l’ab­so­lue néces­si­té de trans­for­mer le sys­tème social de la Chine et d’é­lar­gir sa démocratie.

Il faut que cessent les per­sé­cu­tions envers les contes­ta­taires poli­tiques. Les res­pon­sables des nations indus­tria­li­sées peuvent, bien sûr, mener une poli­tique à courte vue visant à gagner beau­coup d’argent. Une telle poli­tique, néan­moins, risque de don­ner des résul­tats amers.

Les capi­ta­listes de Hong­kong, de Macao, de Taï­wan et de l’Oc­ci­dent ne doivent pas être ingé­nus dans leurs rela­tions avec Pékin. Si la Chine croît, un jour arri­ve­ra où l’é­qui­libre des forces peut être rom­pu. Plus le pays se déve­lop­pe­ra, plus éner­gique sera l’op­pres­sion de son peuple. Ce qui condui­ra néces­sai­re­ment à la résur­gence d’une vive xéno­pho­bie envers les aides et les échanges avec le monde extérieur.

C’est un phi­lo­sophe de la dynas­tie des Jin de l’Ouest qui a dit : « Pour gou­ver­ner, il faut faire dis­pa­raître les inté­rêts sec­to­riels, sans quoi la Jus­tice meurt. » La Chine appar­tient à son peuple, pas à un parti.

Il existe, certes, en Chine, des par­tis « démo­cra­tiques » dis­tincts du par­ti com­mu­niste. Mais contrai­re­ment à ceux d’autres pays, ils ne sont pas démo­cra­ti­que­ment recon­nus. Il n’ont aucun rôle social ou politique.

Le par­ti com­mu­niste chi­nois, fon­da­teur du socia­lisme rural de notre pays, est sidé­ré de consta­ter à quel point les pay­sans manquent de doci­li­té… Il y ver­rait plus clair s’il pou­vait regar­der en face la réa­li­té poli­tique chi­noise et les ten­dances qui se des­sinent dans ce pays. Alors, peut-être, renon­ce­rait-il à dire à son peuple : « Vous man­gez grâce à nous. Ces­sez donc de nous cou­vrir d’in­sultes ». Alors, peut-être, rava­le­rait-il des juge­ments aus­si indé­cents que celui qui consis­tait récem­ment à accu­ser des pro­lé­taires ouvriers, des étu­diants pauvres et des cita­dins de culti­ver un pen­chant pour le « libé­ra­lisme bourgeois»…

Il faut regar­der la Chine depuis l’es­pace inter­si­dé­ral, et l’His­toire moderne depuis le XVIIIe siècle. On s’a­per­çoit alors que les pays se dis­tinguent entre eux selon leur degré de liber­té poli­tique, et non pas selon des « prin­cipes fon­da­men­taux » comme les quatre qui sont ins­crits dans la Consti­tu­tion actuelle.

Autre­fois, lorsque le peuple chi­nois vou­lait abattre un pou­voir cen­tra­lise qui fai­sait obs­tacle au pro­grès de l’His­toire, il avait recours à la scis­sion. Notre his­toire est par­ti­cu­liè­re­ment riche en exemples d’ap­pli­ca­tion de ce stra­ta­gème. Ce n’est pas le peuple qui les a vou­lus. Il y a eu recours pour prou­ver sa capa­ci­té à ins­tau­rer des règles d’au­to­dé­ter­mi­na­tion natio­nale et d’au­to­ges­tion régio­nale, seule alter­na­tive pos­sible alors à un tel pouvoir.

Depuis que l’an­née 1949 a mar­qué la réuni­fi­ca­tion de la nation chi­noise par la force, le com­bat a chan­gé de mode : ce qui est en jeu, c’est l’ins­tau­ra­tion du suf­frage uni­ver­sel direct. Dans ce com­bat, le rôle des intel­lec­tuels est d’i­ni­tier le peuple.

Le Prin­temps de Pékin et le mou­ve­ment étu­diant de 1986 ne furent que des pré­misses. De nou­veaux mou­ve­ments ras­sem­blant des étu­diants, des ouvriers, des pay­sans, des sol­dats et des com­mer­çants se feront jour.

On peut parier que dans les pro­chaines décen­nies, la Chine sera secouée de tels spasmes. Ce n’est pas là pré­dic­tion de géo­man­cie, mais pré­vi­sion d’ob­ser­va­teurs atten­tifs aux mou­ve­ments pro­fonds de notre société.

Car, que cela plaise ou non, notre pays, à l’é­poque moderne, est domi­né par une com­pé­ti­tion impla­cable : celle des réfor­mistes du palais contre les réfor­mistes de la socié­té. Quelles que soient les méthodes choi­sies par les pre­miers, aus­si bru­taux que soient les moyens de super­vi­sion, de contrôle, de dis­cri­mi­na­tion et de per­sé­cu­tion qu’ils mettent en œuvre à l’en­contre de la socié­té, les déten­teurs du pou­voir res­tent dans une posi­tion fort incon­for­table : celle de la gre­nouille qui cherche à se faire aus­si grosse que le bœuf.

Les réfor­mistes du palais sont condam­nés à s’en­fon­cer dans des contra­dic­tions insur­mon­tables. Ils sont, d’ores et déjà, dans l’impasse.

Ren Wan­ding
Pékin, octobre 1988.
(trad. du chi­nois Le Singe d’or)

* * * *

Sur Ren Wan­ding, et plus géné­ra­le­ment sur la Ligue pour les droits de l’homme en Chine, on consul­te­ra uti­le­ment : C. Widor, article « Ren Wan­ding » in L. Bian­co et Y. Che­vrier (éd.), « la Chine », Dic­tion­naire bio­gra­phique du Mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal (sous la direc­tion de J. Mai­tron), Édi­tions ouvrières et Presses de la Fon­da­tion natio­nale des sciences poli­tiques, Paris, 1985, pp. 548 – 549 ; C. Widor, Zbong­guo minz­hu kam­vu hui­bian [docu­ments sur le mou­ve­ment démo­cra­tique chi­nois] (1978 – 1980), vol. 1, École des Hautes Études en Sciences Sociales-Obser­ver Publi­shers, Paris-Hong Kong, 1981, pp. 405 – 409 ; Huang S., A. Pino et L. Epstein, Un bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le prin­temps de Pékin, Biblio­thèque asia­tique, Chris­tian Bour­gois édi­teur, Paris, 1980, pp. 101 – 102 ; V. Sidane, le Prin­temps de Pékin (oppo­si­tions démo­cra­tiques en Chine, novembre 1978-mars 1980), Col­lec­tion Archives, Gal­li­mard-Jul­liard, Paris, 1980, pp. 73.74 ; F. Deron, « Ren­contre avec un ancien dis­si­dent qui eut rai­son trop tôt…», le Monde, Paris, 28 novembre 1987. Les textes de la Ligue pour les droits de l’homme, et notam­ment les quatre livrai­sons de leur organe, Droits de l’homme en Chine, ont été repris dans C. Widor [1981], pp. 415 – 554 ; cer­tains d’entre eux ont fait l’ob­jet d’une tra­duc­tion en langue fran­çaise : Huang S., A. Pino, L Epstein [1980], pp. 399 – 426, et V. Sidane [1980], pp. 132 – 139. Sur le « Prin­temps de Pékin », on se repor­te­ra à ces deux der­niers ouvrages.

  • 1
    Fon­da­teur de la Ligue pour les droits de l’homme en Chine, il a été l’un des prin­ci­paux ani­ma­teurs du Prin­temps de Pékin (1978 – 1979), au cours duquel il fut arrê­té, le 4 avril 1979 (il avait déjà été empri­son­né pen­dant la « Révo­lu­tion cultu­relle »). Libé­ré dans le cou­rant de l’an­née 1983, il a été depuis réin­té­gré dans son emploi de tech­ni­cien d’une com­pa­gnie de construc­tion immo­bi­lière chinoise.
  • 2
    Une tra­duc­tion fran­çaise com­plète de ce texte, signé Shi Du et publié le 22 mars 1979, figure dans Huang S., A. Pino, L. Epstein, Un bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le prin­temps de Pékin, Biblio­thèque asia­tique, Chris­tian Bour­gois édi­teur, Paris, 1980, pp.414 – 421. (Note d’lztok).

Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste