La Presse Anarchiste

Un musée de la Révolution culturelle

1 Sui xiang lu [au fil de la plume], Librai­rie San­lian, Pékin, 1987, t. 2, pp. 819 – 823.

Il y a quelque temps, rap­por­tant dans « Au fil de la plume » une conver­sa­tion que j’a­vais eue avec un ami, je disais : « le mieux serait de créer un musée de la “Révo­lu­tion cultu­relle” 2«Se sou­ve­nir », cf. supra.. Bien que n’ayant, alors, arrê­té abso­lu­ment aucun pro­jet défi­ni­tif, et n’ayant pas davan­tage consi­dé­ré les choses dans le détail, j’é­tais mu par une convic­tion inébran­lable : la créa­tion d’un musée de la « Révo­lu­tion cultu­relle » est un acte indis­pen­sable qui engage la res­pon­sa­bi­li­té de chaque Chinois.

Je n’en avais tou­ché qu’un seul mot, atten­dant que d’autres s’ex­priment. Je croyais que ceux, nom­breux, qui avaient endu­ré des épreuves de sang et de feu au cours de la « Révo­lu­tion cultu­relle » ne pou­vaient demeu­rer silen­cieux. Chaque indi­vi­du pos­sède une expé­rience qui lui appar­tient en propre. Mais per­sonne ne pour­ra retou­cher les « étables » au point d’en faire un « para­dis » ni pré­sen­ter les mas­sacres d’une cruau­té hor­rible sous les traits d’une « Grande Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne ». Même si les avis de tous divergent cer­tai­ne­ment, nous par­ta­geons une même déter­mi­na­tion : celle de ne lais­ser en aucune façon se pro­duire dans notre pays une autre « Révo­lu­tion cultu­relle », parce que une deuxième telle cala­mi­té entraî­ne­rait l’a­néan­tis­se­ment radi­cal de notre nation.

Je ne noir­cis nul­le­ment le tableau, en quête de sen­sa­tion­nel. Les évé­ne­ments qui se sont pro­duits il y a vingt ans conti­nuent de défi­ler clai­re­ment sous mes yeux. Ces jours innom­brables dif­fi­ciles à sup­por­ter et à oublier, les outrages et les épreuves de toutes sortes infli­gés, en dépit du ciel et de la rai­son, à nos com­pa­triotes, ce grand chaos où le vrai et le faux s’in­ver­saient, où le blanc et le noir se confon­daient, où la fidé­li­té et la traî­trise ne se dis­cer­naient pas, où l’on dis­tin­guait dif­fi­ci­le­ment entre la véri­té et le men­songe, et tous ces dos­siers d’in­jus­tices dont on ne fini­ra jamais de s’oc­cu­per, et tout cet amour et toute cette haine qu’on ne peut éva­luer ! Serait-il pos­sible que nous devions oublier tout cela et qu’on empêche les gens de l’é­vo­quer, pour que vingt ans après se déclenche une deuxième « Révo­lu­tion cultu­relle » qu’on pré­sen­te­ra comme une nou­veau­té pour semer le chaos en Chine 3Allu­sion à Mao.. À ceux qui disent : « Que cela se repro­duise ? Impos­sible », je veux poser une ques­tion : « Pour­quoi, impos­sible ? » C’est cette ques­tion que je me pose depuis plu­sieurs années. J’es­père y appor­ter une réponse précise:possible ou impos­sible. Comme ça, la nuit, je ne ferai plus de rêves étranges. Mais qui pour­ra m’as­su­rer que les évé­ne­ments qui se sont pro­duits il y a vingt ans ne se repro­dui­ront pas ? Com­ment croire que je par­vien­drai à dor­mir pai­si­ble­ment sans jamais plus, au milieu d’un rêve, agi­ter les bras ou tom­ber de mon lit ?

Ce n’est certes pas moi qui désire ne pas oublier. Mais les ombres des démons asper­gés de sang m’ont sai­si très fer­me­ment et m’empêchent d’ou­blier. Je me suis trou­vé com­plè­te­ment désar­mé. Com­ment la catas­trophe est arri­vée, com­ment la tra­gé­die s’est pro­duite, com­ment j’ai inter­pré­té un rôle que je trou­vais détes­table, avan­çant pro­gres­si­ve­ment vers le gouffre, tout cela, c’é­tait hier encore. Je n’ai pas été anéan­ti mais les épreuves ont failli me trans­for­mer en déchet, de nom­breux génies éclai­rants ont été rui­nés sous mes yeux, de nom­breuses vies ché­ries sont mortes à mes côtés. « Il est impos­sible qu’on assiste encore à de tels évé­ne­ments, mieux vaut que tu sèches tes larmes et que tu regardes devant toi ». Mes amis me récon­fortent ain­si et me redonnent cou­rage. Soup­çon­neux, je me dis en moi-même : attends et vois. J’ai atten­du jus­qu’au moment où l’on a fait de la pro­pa­gande sur l’«anéantissement de la pol­lu­tion spi­ri­tuelle » 4Cam­pagne approu­vée par le IIe ple­num du XIIe comi­té cen­tral en octobre 1983 et qui s’est apai­sée quelques semaines plus tard..

À ce moment-là, je venais juste d’en­trer à l’hô­pi­tal. C’é­tait ma deuxième hos­pi­ta­li­sa­tion. Mon affec­tion étant la mala­die de Par­kin­son, j’é­tais un malade en neu­ro­lo­gie. Ma jambe gauche, frac­tu­rée dans une chute un an plus tôt, était réta­blie. Il lui man­quait seule­ment trois cen­ti­mètres et depuis long­temps on m’a­vait enle­vé les broches. En m’ap­puyant sur une canne, je par­ve­nais à mar­cher avec peine. La lec­ture des livres ou celle des jour­naux m’é­tant très pénible, j’a­vais cou­tume, le matin, d’é­cou­ter les nou­velles dif­fu­sées à la radio, et le soir je me ren­dais dans la salle de réunion pour regar­der les nou­velles trans­mises simul­ta­né­ment sur toutes les chaines à la télé­vi­sion. À par­tir de trois heures de l’a­près-midi, mes vieilles connais­sances venaient me rendre visite et sou­vent elles m’ap­por­taient des infor­ma­tions non offi­cielles bizarres. Je n’é­tais à l’hô­pi­tal que depuis quelques jours quand l’at­mo­sphère com­men­ça de se tendre. Chaque jour, la radio rap­por­tait les avis expri­més sur la ques­tion de l’«anéantissement de la pol­lu­tion » par un cadre diri­geant de telle ville ou de telle pro­vince. Sur les écrans, les artistes et les écri­vains se relayaient devant les spec­ta­teurs pour expri­mer leur déter­mi­na­tion à liqui­der la pol­lu­tion. J’en­ten­dis dire que dans l’ar­mée, les sol­dats livraient les pho­to­gra­phies les mon­trant en com­pa­gnie de leurs cama­rades femmes, qu’il s’a­gisse de parentes ou bien d’a­mies. J’en­ten­dis dire encore que dans les concier­ge­ries des uni­tés de tra­vail de la capi­tale, on avait pré­pa­ré de grand tas d’é­las­tiques et qu’on deman­dait aux femmes ayant les che­veux longs de les nouer en nattes avant de leur per­mettre d’en­trer. En appa­rence, je res­tais assez impas­sible, mais chaque soir en ren­trant dans ma chambre je me remé­mo­rais tou­jours quelque cir­cons­tance du moment où s’est déclen­chée la « Révo­lu­tion cultu­relle » en 1966. Je ne pou­vais ne pas res­sen­tir que la grande tem­pête appro­chait déjà, que la grande catas­trophe allait arri­ver. Je n’en­tre­te­nais aucune crainte, n’é­tant nul­le­ment atta­ché à mes vieux os, mais les rai­sons m’é­chap­paient : est-ce que par hasard il était vrai­ment néces­saire de refaire une « Révo­lu­tion cultu­relle » pour pous­ser le peuple chi­nois vers un gouffre d’où il ne sor­ti­rait pas de si tôt ? Per­sonne, encore, ne m’a­vait four­ni de réponse expli­cite. Les infor­ma­tions non offi­cielles se mul­ti­pliaient. Il me sem­blait que devant moi un grand balai balayait, balayait. J’ai atten­du ain­si en comp­tant un jour, puis deux, puis trois. Comme le temps était long ! Comme l’at­tente était dou­lou­reuse ! J’ai pris garde aux sombres nuées qui, à mesure qu’elles se ras­sem­blaient, se res­ser­raient. Autour, les rou­le­ments de tam­bours s’ac­cé­lé­raient. Seul mon cer­veau demeu­rait lucide, et j’é­tais encore capable de com­pa­rer cha­cune des affaires qui écla­taient à ce moment-là avec les étapes de la pro­gres­sion de la der­nière « Révo­lu­tion cultu­relle ». Je n’a­vais enten­du aucune voix crier « longue vie », per­sonne n’ex­pri­mait publi­que­ment son opi­nion, et per­sonne, non plus, ne bais­sait les armes ni ne capi­tu­lait. Tout conti­nuait d’a­van­cer. Des coups de ton­nerre ont reten­ti au loin 5C’est-à-dire à Pékin, Ba Jin vivant à Shan­ghai., la pluie a com­men­cé de tom­ber. Pour­tant, moins d’un mois plus tard, des gens sor­taient pour prendre la parole, les balais n’a­vaient pas enle­vé la « pous­sière », les nuages ser­rés se dis­per­saient vers on ne sait quelle direc­tion, et ceux qui embou­chaient les trom­pettes ont dû se résoudre à entrer dans leur coquille. Nous venions de frô­ler la catastrophe.

En mai 1984, j’ai été invi­té à par­ti­ci­per à la 47e assem­blée du Pen Club Inter­na­tio­nal qui s’est tenue au Japon, à Tokyo, et le texte de mon dis­cours, c’est dans ma chambre d’hô­pi­tal que je l’ai rédi­gé. J’a­vais pas­sé en toute quié­tude le deuxième semestre à l’hô­pi­tal. Un flot inin­ter­rom­pu de gens venaient me visi­ter à l’hô­pi­tal, les nou­velles non offi­cielles n’ar­rê­taient pas, le vrai et le faux se mêlaient, et je ne pou­vais que m’en remettre à mon propre cer­veau pour ana­ly­ser. Dans ma chambre d’hô­pi­tal, je n’é­tais pas déran­gé. Je dois remer­cier ces gens qui ont fixé fer­me­ment dans leur mémoire la « Révo­lu­tion cultu­relle ». Ils n’ont pas vou­lu que les fleurs de la « Révo­lu­tion cultu­relle » poussent de nou­veau sur le sol de la Chine avec leur sang ver­sé. Les fleurs qui poussent grâce au sang humain sont écla­tantes mais elles sont empoi­son­nées. À sup­po­ser que ses fleurs se soient ouvertes de nou­veau, quand bien même ne s’en serait-il ouverte qu’une seule, on m’au­rait tiré hors de l’hô­pi­tal sans m’a­voir pro­di­gué de soins 6Quelques cri­tiques, au moment de la cam­pagne sur la « pol­lu­tion intel­lec­tuelle » ont concer­né Ba Jin..

Au terme d’une période de réflexion et d’a­na­lyse longue de six mois, j’ai tout com­pris : s’il se pro­duit une deuxième « Révo­lu­tion cultu­relle », ce ne sera abso­lu­ment pas par manque de terre, ni parce que le cli­mat ne s’y prête pas, bien au contraire. Il semble que tout soit déjà prêt. Si la période de « moins d’un mois » que je viens d’é­vo­quer s’é­tait pro­lon­gée un peu, par exemple si elle avait duré deux fois plus, ou quatre fois plus, la situa­tion alors eut été dif­fi­cile à reprendre en main, parce que beau­coup de gens ont tiré pro­fit de la « Révo­lu­tion culturelle»…

Il est inutile que je conti­nue d’ex­pli­quer. Les nom­breuses lettres que m’en­voient mes amis et mes lec­teurs, les articles qui abondent dans ce sens et que publie la presse, expliquent cela en pro­fon­deur, com­plè­te­ment, et avec plus de fer­me­té. Leurs auteurs ont aus­si une expé­rience plus pro­fonde et un pas­sé plus dou­lou­reux. « On ne peut abso­lu­ment lais­ser se répé­ter cet épi­sode hideux de l’his­toire, ne fût-ce qu’un petit peu ! » Ils sont sor­tis dire cela.

Construire un musée de la « Révo­lu­tion cultu­relle », ce n’est pas l’af­faire d’une per­sonne en par­ti­cu­lier, nous en por­tons tous la res­pon­sa­bi­li­té pour que nos des­cen­dants et les géné­ra­tions futures fixent dans leurs mémoires cette leçon dou­lou­reuse qui a duré dix ans. « Ne pas lais­ser l’his­toire se répé­ter », ne doit pas être seule­ment un mot creux. Pour que tout le monde voit très clair, se sou­vienne très net­te­ment, le mieux est de construire un musée de la « Révo­lu­tion cultu­relle », en uti­li­sant des objets concrets et réels, en uti­li­sant des détails impres­sion­nants et authen­tiques, qui expliquent ce qui eut fina­le­ment lieu sur cette terre de Chine il y a vingt ans ! Qui mette sous les yeux de tous le pro­ces­sus glo­bal des évé­ne­ments, qui rap­pelle à cha­cun quel fut son com­por­te­ment pen­dant dix ans, qui fasse tom­ber les masques, qui creuse les consciences, qui dévoile le vrai visage de cha­cun, qui rem­bourse les petites comme les grandes dettes contrac­tées dans le pas­sé. Si nous ces­sons de nous mon­trer égoïstes, nous n’au­ront plus à craindre d’être dupés, et si nous osons dire la véri­té, nous ne croi­rons plus aux men­songes à la légère. C’est uni­que­ment en gra­vant dans leur mémoire les évé­ne­ments de la « Révo­lu­tion cultu­relle » que les gens pour­ront empê­cher que l’his­toire ne se répète, qu’ils évi­te­ront que la « Révo­lu­tion cultu­relle » ne se reproduise.

Construire un musée de la « Révo­lu­tion cultu­relle » est une affaire d’une extrême néces­si­té. Seuls ceux qui n’ou­blie­ront pas le « pas­sé » par­vien­dront à se rendre maîtres de l’«avenir ».

Ba Jin
15 juin [1986]
(trad. du chi­nois A. Pino)

  • 1
     Sui xiang lu [au fil de la plume], Librai­rie San­lian, Pékin, 1987, t. 2, pp. 819 – 823.
  • 2
    « Se sou­ve­nir », cf. supra.
  • 3
    Allu­sion à Mao.
  • 4
    Cam­pagne approu­vée par le IIe ple­num du XIIe comi­té cen­tral en octobre 1983 et qui s’est apai­sée quelques semaines plus tard.
  • 5
    C’est-à-dire à Pékin, Ba Jin vivant à Shanghai.
  • 6
    Quelques cri­tiques, au moment de la cam­pagne sur la « pol­lu­tion intel­lec­tuelle » ont concer­né Ba Jin.

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