La Presse Anarchiste

La dernière grande digue du barrage

Les lignes qui suivent forment le texte d’un dis­cours pro­non­cé par Yang Shang­kun, le Pré­sident de la Répu­blique, le 22 mai 1989. Le titre a été choi­si par nous. Nous l’a­vons tra­duit d’a­près : He Zhiz­hou, Xue wo zhong­hua [le sang fer­ti­lise la Chine], Bai­jiu­nian Bei­jing xue­chao ziliao ji [recueil de docu­ments sur le mou­ve­ment étu­diant péki­nois de 1989], Xiang­gang xin yidai wen­hua xie­hui, Hong Kong, juin 1989.

Huang S. — A. Pino

Les étu­diants ont com­men­cé par expri­mer leurs condo­léances à la mémoire du cama­rade Hu Yao­bang et, petit à petit, cela s’est trans­for­mé en slo­gans poli­tiques s’op­po­sant ouver­te­ment au gou­ver­ne­ment et récla­mant son ren­ver­se­ment. À ce moment-là, le cama­rade [Zhao] Ziyang se trou­vait encore dans le pays. Ensuite, tan­dis qu’il était en Corée du Nord 1Il y a séjour­né du 23 au 29 avril., la situa­tion s’est aggra­vée et on a fini par entendre : « À bas le gou­ver­ne­ment cor­rom­pu ! », « À bas le gou­ver­ne­ment bureau­cra­tique ! » Une mino­ri­té a même crié ce slo­gan : « À bas Deng Xiao­ping ! » Les vieux cama­rades du Par­ti, [Deng] Xiao­ping, Chen Yun, [Li] Xian­nian, Peng Zhen, ont sen­ti alors que la nature du mou­ve­ment avait chan­gé. Aus­si a‑t-on déci­dé de rédi­ger l’é­di­to­rial [du Quo­ti­dien du peuple] du 26 avril. Le dis­cours du cama­rade [Deng] Xiao­ping et l’es­prit de cet édi­to­rial ont été trans­mis par télé­gramme au cama­rade [Zhao] Ziyang. Il a répon­du au télé­gramme en disant qu’il se mon­trait plei­ne­ment d’ac­cord. Mais, le len­de­main du jour où il est ren­tré à Pékin, il a dit que la déter­mi­na­tion de la nature [du mou­ve­ment] par l’é­di­to­rial n’é­tait pas cor­recte et qu’on l’a­vait éva­luée de façon dis­pro­por­tion­née. Il a esti­mé que l’é­di­to­rial était erro­né et a vou­lu le changer.

Tout le monde, alors, a ten­té de le convaincre. En signe de soli­da­ri­té, cha­cun se devait de pro­non­cer ses dis­cours sur la base de cet édi­to­rial. Par la suite, il [Zhao Ziyang] a don­né quelques articles : le 3 mai, repré­sen­tant le Comi­té cen­tral du Par­ti, il a pro­non­cé un dis­cours à la céré­mo­nie du 70e anni­ver­saire du mou­ve­ment du 4 mai. Li Peng, Qiao Shi, [Yao] Yilin, [Li] Ximing et moi, nous aurions vou­lu qu’il ajoute au moins une phrase, dans ce dis­cours, contre le libé­ra­lisme bour­geois. Mais il n’a pas accep­té. Le cama­rade Li Peng m’a don­né ses cor­rec­tions et je suis allé le trou­ver [Zhao Ziyang]. Je lui ai deman­dé, puisque plu­sieurs cama­rades avaient expri­mé leur point de vue, s’il allait ajou­ter cette phrase. Il n’y a pas consenti.

Mais c’est sur­tout après le dis­cours que le cama­rade [Zhao] Ziyang a pro­non­cé lors de la confé­rence de la Banque asia­tique 2Le 4 mai. que le cama­rade [Deng] Xiao­ping a com­pris que la situa­tion était mau­vaise. Il s’est entre­te­nu avec les cama­rades Chen Yun, [Li] Xian­nian et Peng Zhen.

Ensuite, on a orga­ni­sé une réunion chez le cama­rade [Deng] Xiao­ping à laquelle le cama­rade [Zhao] Ziyang par­ti­ci­pait. J’y assis­tais, moi-même, à titre consul­ta­tif, de même que quelques autres. Le cama­rade [Deng] Xiao­ping a sou­le­vé un pro­blème : « Recu­ler, jus­qu’où pen­sez-vous qu’on puisse recu­ler ? » J’ai, alors, pris la parole : « C’est la der­nière grande digue du bar­rage. Si on recule, elle s’é­crou­le­ra. » Le cama­rade [Deng] Xiao­ping a dit : « Je sais qu’entre vous il existe des diver­gences. Mais pour l’ins­tant, nous ne sommes pas là pour les tran­cher. Aujourd’­hui, nous ne dis­cu­tons pas de cette ques­tion, nous dis­cu­tons seule­ment sur le fait de savoir si, en fin de compte, nous allons recu­ler ou pas. » Et le cama­rade [Deng] Xiao­ping a esti­mé qu’on ne devait pas recu­ler. Un pro­blème était appa­ru à l’in­té­rieur du Par­ti, il fal­lait appli­quer la loi mar­tiale. Plu­sieurs cama­rades du Comi­té per­ma­nent se sont expri­més. J’ai par­lé, moi aus­si. J’ai esti­mé qu’on ne pou­vait pas recu­ler. L’at­ti­tude du cama­rade [Zhao] Ziyang ne se don­nait pas à voir clai­re­ment. Il a dit : « Je n’ar­ri­ve­rai pas à mettre en appli­ca­tion cette poli­tique. Cela me sera dif­fi­cile. » Le cama­rade [Deng] Xiao­ping a dit : « La mino­ri­té doit obéir à la majo­ri­té. » Le cama­rade [Zhao] Ziyang a recon­nu éga­le­ment qu’au sein du Par­ti il exis­tait le prin­cipe de l’o­béis­sance de la mino­ri­té envers la majo­ri­té. Il s’est décla­ré prêt à obéir à la majo­ri­té. Ensuite, à vingt heures, on a convo­qué une réunion du Comi­té per­ma­nent du Bureau poli­tique pour déci­der des moyens. J’é­tais là moi aus­si. Au cours de cette réunion le cama­rade [Zhao] Ziyang a dit : « Ma tâche s’a­chève aujourd’­hui. Je ne peux pas conti­nuer à tra­vailler puisque mon opi­nion dif­fère de celle de la plu­part d’entre vous. Je ne par­viens pas à vous suivre. En tant que secré­taire géné­ral, com­ment pour­rais-je m’exé­cu­ter ? Comme je ne peux pas m’exé­cu­ter, je vais vous mettre en dif­fi­cul­té, vous les membres du Comi­té per­ma­nent. Aus­si, je démis­sionne. » Tout le monde a dit : « Ne par­lons pas de cette ques­tion. Chez le cama­rade [Deng] Xiao­ping n’é­tais-tu pas d’ac­cord pour recon­naître que la mino­ri­té se devait d’o­béir à la majo­ri­té et que la déci­sion était pré­fé­rable à l’in­dé­ci­sion ? » J’ai dit : « Cama­rade [Zhao] Ziyang, ton atti­tude n’est pas cor­recte. Main­te­nant, alors que le moment est venu de sau­ve­gar­der la soli­da­ri­té, tu te défiles. » Il a dit qu’il était en mau­vaise san­té et qu’il n’a­vait pas beau­coup d’en­thou­siasme pour les dis­po­si­tions que nous avions prises. Par la suite, il a rédi­gé une lettre à l’in­ten­tion du Bureau poli­tique, du Comi­té per­ma­nent du Bureau poli­tique et du cama­rade [Deng] Xiao­ping. Il disait : « La poli­tique que vous avez déci­dée, je ne suis pas en mesure de la mettre en appli­ca­tion. Je per­siste dans mon point de vue. » Son point de vue consis­tait à deman­der au cama­rade [Deng] Xiao­ping de recon­naître que l’é­di­to­rial du 26 avril était erroné.

Le cama­rade [Deng] Xiao­ping a pro­non­cé une phrase très impor­tante : « Cama­rade [Zhao] Ziyang, ton dis­cours du 4 mai à la confé­rence de la Banque asia­tique a mar­qué un tour­nant. Depuis, les étu­diants se montrent encore plus véhé­ments. » 3Dans ce dis­cours, Zhao Ziyang décla­rait notam­ment : « Je reste per­sua­dé que la situa­tion va se cal­mer pro­gres­si­ve­ment et que la Chine ne connaî­tra pas de gros bou­le­ver­se­ments. […] Main­te­nant, nous avons besoin de dia­logue et de grande concer­ta­tion. Dia­lo­guer avec les étu­diants sur la voie de la démo­cra­tie et de la léga­li­té, dans une atmo­sphère de rai­son et d’ordre, pour échan­ger des opi­nions, pour nous com­prendre mieux et cher­cher à résoudre des pro­blèmes qui nous concernent tous. »

Le cama­rade [Zhao] Ziyang disait éga­le­ment dans sa lettre qu’il vou­lait démis­sion­ner de ses postes de secré­taire géné­ral [du Par­ti] et de vice-pré­sident de la Com­mis­sion des affaires mili­taires. Je l’ai cri­ti­qué. J’ai dit qu’il y avait cinq défauts : « Toi, le secré­taire géné­ral si tu démis­sionnes : 1) Com­ment vas-tu expli­quer cela au peuple de tout le pays ? 2) Com­ment vas-tu expli­quer cela au Par­ti ? 3) Com­ment vas-tu expli­quer cela au Bureau poli­tique ? 4) Com­ment vas-tu expli­quer cela au Comi­té per­ma­nent ? 5) Plus impor­tant : n’as tu pas tou­jours dit que tu vou­lais sau­ve­gar­der le pres­tige du cama­rade [Deng] Xiao­ping ? Or le cama­rade [Deng] Xiao­ping s’est déjà pro­non­cé et tu étais d’ac­cord avec lui. En fin de compte, veux-tu sau­ve­gar­der le cama­rade [Deng] Xiao­ping ou t’op­poses-tu à lui ? » Mes pro­pos étaient très directs. Pour finir, il m’a écrit une lettre où il disait : « Cama­rade [Yang] Shang­kun, je res­pecte ton point de vue. Je n’en­voie pas cette lettre mais je per­siste dans mon point de vue. Tou­te­fois, je sens que mon tra­vail va être dif­fi­cile et que je n’ar­ri­ve­rai pas à mettre en appli­ca­tion cette politique. »

Par la suite, il m’a télé­pho­né. Il espé­rait que je dirais encore un mot au cama­rade [Deng] Xiao­ping. Il espé­rait que le cama­rade [Deng] Xiao­ping recon­naî­trait que l’é­di­to­rial du 26 avril était erro­né. Je lui ai dit que je ne pou­vais pas par­ler en ce sens. Ensuite, il a décla­ré qu’il était malade et qu’é­crire des lettres ou bien par­ler, cela lui don­nait des ver­tiges, et il a sol­li­ci­té un congé.

Main­te­nant, il reste chez lui et il est vrai­ment malade. Selon les méde­cins, son cœur n’est pas assez ali­men­té en sang et la tête lui tourne.

Par la suite, les cama­rades Chen Yun, [Li] Xian­nian, Peng Zhen, Wang Zhen, ont tous été mis au cou­rant de la nou­velle. Ils ont décla­ré que ces ques­tions devaient être réso­lues en pré­sence du cama­rade [Deng] Xiao­ping. Ce jour-là le cama­rade [Deng] Xiao­ping nous a fait appe­ler, Chen Yun, [Li] Xian­nian, Peng Zhen, Wang Zhen, et moi, ain­si que quelques membres du Comi­té per­ma­nent et quelques per­sonnes de l’ar­mée, afin de dis­cu­ter. Et les cama­rades Chen Yun, [Li] Xian­nian et Peng Zhen ont tous jugé que la situa­tion était inad­mis­sible. Ils ont tous approu­vé la pro­po­si­tion sur la loi mar­tiale du cama­rade [Deng] Xiao­ping. Si on ne pro­cla­mait pas la loi mar­tiale, Pékin allait som­brer dans l’a­nar­chie. À cette réunion, le cama­rade [Zhao] Ziyang n’a pas paru. il avait sol­li­ci­té un congé pour mala­die. Le même jour, le cama­rade [Deng] Xiao­ping a invi­té les cama­rades Chen Yun, [Li] Xian­nian, Peng Zhen, et d’autres, à dis­cu­ter. Tout le monde s’est accor­dé pour recon­naître que le pro­blème rési­dait au sein du par­ti. S’il n’y avait pas eu de diver­gence au sein du par­ti, si le par­ti était res­té uni, une telle situa­tion d’a­gi­ta­tion ne se serait pas pro­duite. On ne pou­vait plus tenir Pékin, il fal­lait pro­cla­mer la loi mar­tiale. On devait avant tout résoudre le pro­blème de la sta­bi­li­té dans Pékin, sinon les pro­blèmes qui se posaient dans toutes les autres pro­vinces, régions auto­nomes, muni­ci­pa­li­tés, ne pou­vaient être réso­lus. Se cou­cher sur les rails, frap­per, cas­ser, piller, s’il ne s’a­gis­sait pas là d’a­gi­ta­tion, alors de quoi s’a­gis­sait-il ? Nous étions acculés.

Récem­ment, quatre uni­tés : l’Ins­ti­tut de recherche sur la réforme du sys­tème éco­no­mique chi­nois, l’Ins­ti­tut de recherche sur le déve­lop­pe­ment du Centre d’é­tudes du Conseil des affaires d’É­tat, l’Ins­ti­tut de recherche sur les pro­blèmes inter­na­tio­naux de la Com­pa­gnie Zhongxin, l’As­so­cia­tion des jeunes éco­no­mistes de Pékin, se fai­sant pas­ser pour le Quo­ti­dien du peuple, ont publié un faux numé­ro spé­cial. Elles y révé­laient la sub­stance de cer­tains pro­pos tenus par le cama­rade [Zhao] Ziyang, les mêlant à beau­coup de rumeurs. On pré­ten­dait ain­si que cinq pro­po­si­tions avan­cées par le cama­rade [Zhao] Ziyang auraient été repous­sées. Mais c’est une inven­tion. Lui, il a pro­po­sé de résoudre le pro­blème démo­cra­ti­que­ment et léga­le­ment. Mais tout le monde était d’ac­cord pour cela. Il a pro­po­sé de remettre de l’ordre dans les com­pa­gnies. Et tout le monde était d’ac­cord aussi.

Le cama­rade [Li] Xian­nian a dit qu’il y avait deux quar­tiers géné­raux, et a deman­dé quel était, en fin de compte, le quar­tier géné­ral qui com­man­dait. Et que si on ne fai­sait pas vite, si on ne dévoi­lait pas rapi­de­ment le fond des choses, il serait dif­fi­cile d’a­gir. Aux yeux de tout le monde, le cama­rade [Zhao] Ziyang passe pour un réfor­ma­teur. En réa­li­té toutes les réformes qu’il a appor­tées, pour l’es­sen­tiel, l’ont été sur le pro­jet du cama­rade [Deng] Xiao­ping. Des troubles sem­blables étaient déjà appa­rus lors­qu’il était Pre­mier ministre. Le cama­rade [Deng] Xiao­ping a dit : « Il y a trois ans que ces troubles sont évi­dents, et il y a cinq ans qu’ils sont appa­rus. » (Yao Yilin inter­vient : « Au moment où le cama­rade Li Peng a éta­bli le rap­port sur les acti­vi­tés du gou­ver­ne­ment, la par­tie auto­cri­tique, le cama­rade [Zhao] Ziyang n’é­tait pas d’ac­cord avec elle. Fina­le­ment, on a por­té toutes les erreurs au compte du cama­rade Li Peng. » Li Peng inter­vient : « Il s’est refu­sé à recon­naître que les pro­blèmes s’é­taient accu­mu­lés au cours des ans. Il n’a admis des erreurs que pour l’an dernier ».)

Yang Shang­kun
[Tra­duit du chi­nois par Huang San et Angel Pino.]

  • 1
    Il y a séjour­né du 23 au 29 avril.
  • 2
    Le 4 mai.
  • 3
    Dans ce dis­cours, Zhao Ziyang décla­rait notam­ment : « Je reste per­sua­dé que la situa­tion va se cal­mer pro­gres­si­ve­ment et que la Chine ne connaî­tra pas de gros bou­le­ver­se­ments. […] Main­te­nant, nous avons besoin de dia­logue et de grande concer­ta­tion. Dia­lo­guer avec les étu­diants sur la voie de la démo­cra­tie et de la léga­li­té, dans une atmo­sphère de rai­son et d’ordre, pour échan­ger des opi­nions, pour nous com­prendre mieux et cher­cher à résoudre des pro­blèmes qui nous concernent tous. »

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