Une nouvelle culture a commencé à émerger en Chine, et le peuple chinois s’en est emparé pour exprimer, par ses actes, son opposition à la culture autoritaire instaurée en 1949 : tel est l’élément principal que je retiens du mouvement populaire de Pékin. Deux cultures, l’ancienne et la nouvelle, se sont affrontées au cours de ce mouvement social.
En 1949, la victoire militaire remportée par le Parti communiste chinois a permis à une culture à la fois violente et puérile, issue des cultures chinoise et occidentale, de devenir l’idéologie dominante en Chine. Que cette culture ait pris racine et se soit développée en Chine est une catastrophe bien plus grande, et aux conséquences bien plus profondes, que l’arrivée au pouvoir des dirigeants communistes.
On peut dire, de façon schématique, que cette culture a pour base certains éléments de la culture traditionnelle chinoise, mais qu’elle s’inspire aussi de différents aspects du marxisme-léninisme.
En tant que Chinois, force nous est de reconnaître avec douleur que la culture chinoise n’est pas exempte de certaines tendances à la violence. Mais si cette culture a pu se prolonger depuis des millénaires sans se détruire, c’est parce qu’elle comprend aussi des valeurs rationnelles qui empêchent ces traits négatifs de s’exprimer pleinement. Or ce sont justement ces valeurs positives, telles la bienveillance, l’équité ou la recherche de la rationalité, qui ont été dénoncées et critiquées par les dirigeants communistes. Ces derniers ont choisi, à l’opposé, de valoriser la pensée légiste, un courant minoritaire de la culture chinoise qui prône le pouvoir absolu, la lutte, et méprise les conventions morales. Ce courant attache bien sûr également beaucoup d’importance à la notion de légalité, mais le Parti communiste chinois a rejeté cet aspect. En fait, les nouveaux dirigeants n’ont conservé que les traits les plus négatifs, les plus portés vers la violence de la culture chinoise, et ils les ont mélangés au marxisme-léninisme.
Le marxisme, quelle que soit l’appréciation que l’on porte à son égard, a pour point de départ l’humanisme occidental. Mais cet aspect humanitaire a justement été renié par les communistes chinois. Ces derniers n’ont conservé du marxisme que ce qui pouvait s’intégrer au courant légiste tel qu’ils le concevaient : la notion de révolution violente, par exemple, celle de dictature, ou encore celle de lutte des classes. Cette culture, qui domine la Chine depuis 1949, est donc composée des éléments les plus portés vers la violence des cultures chinoise et occidentale.
Guidé par cette culture, le Parti communiste chinois a procédé en quarante ans à 23 campagnes politiques qui ont fait chacune de nombreuses victimes. Rappelons simplement ici que la répression qui a accompagné la réforme agraire de 1950 a fait plus d’un million de victimes, que quatre cent mille intellectuels ont été étiquetés « droitiers » en 1957, et que plus de cent millions de personnes ont fait l’objet de discriminations pendant la Révolution culturelle. Rappelons, bien sûr, plus près de nous, les massacres commis à Pékin en 1989 et la vague d’arrestations qui a suivi dans tout le pays.
Animé par cette culture, le Parti communiste chinois n’a cessé de se déchirer : huit luttes pour le pouvoir se sont succédé pendant quarante ans…
Il n’est donc pas exagéré de dire que sous la direction de cette culture hybride, il n’existe aucun avenir pour la Chine.
Quand on ouvre le livre de l’histoire de la Chine contemporaine, on s’aperçoit que les Chinois se sont soulevés, à intervalles réguliers, contre le régime en place : il y a eu l’opposition des intellectuels en 1957, le mouvement étudiant et ouvrier de 1966 – 1968, le Printemps de Pékin de 1978, et le mouvement étudiant de 1987. Malgré les différences apparentes entre les slogans utilisés par ces vagues successives d’opposants, il s’agit fondamentalement des mêmes revendications, et le mouvement de 1989 est le fruit de l’accumulation de ces diverses expériences. La pensée des opposants a mûri au fil des mouvements : après avoir dénoncé les manifestations sociales jugées négatives, ils s’en prennent aujourd’hui aux valeurs culturelles qui sous-tendent ces manifestations.
En quarante ans, le régime politique qui repose sur cette culture composite n’a pas changé fondamentalement de nature. Et les problèmes sociaux nés de ce régime, tels le centralisme bureaucratique et l’absence de tous droits démocratiques pour le peuple, n’ont pas été résolus. Chaque vague d’opposants a donc été confrontée aux mêmes phénomènes néfastes et a choisi les mêmes cibles, d’où la possibilité, au travers d’une même expérience, de tirer des enseignements communs. De plus — et il s’agit ici d’un autre fait positif —, les mouvements d’opposition se sont suivis si rapidement que des membres des différentes générations d’opposants sont restés présents et qu’ils ont influencé, de façon directe ou indirecte, le mouvement de 1989. On retrouve ainsi, en 1989, Fang Lizhi, qui a participé au mouvement de 1957, Yan Jiaqi, Su Xiaokang, qui étaient là en 1966 – 1968, Ren Wanding et ceux qui ont participé au mouvement de 1977 – 1978, sans oublier, naturellement, ceux qui ont lutté en 1987. Ces hommes s’étaient déjà engagés lors des luttes précédentes, et cet engagement leur a permis de comprendre qu’il était impossible au peuple chinois de trouver une issue s’il restait prisonnier de la culture instaurée en 1949. Leurs réflexions ont constitué un terrain propice à la naissance d’une nouvelle culture.
Si l’on essaye d’analyser froidement les raisons qui ont permis l’émergence de cette nouvelle culture, on est bien obligé de reconnaître que les dix années de réforme de Deng Xiaoping ont joué sur ce plan un rôle fondamental. Même si c’est ce même Deng Xiaoping qui a tenté d’écraser cette nouvelle culture dans le sang. Pour essayer de mettre un terme au déclin économique, Deng Xiaoping a en effet entrepris, depuis 1979, des réformes dont la rapidité et l’ampleur ont surpris le monde entier.
Une libéralisation politique a été amorcée qui, même si elle est restée limitée, a offert un climat propice au peuple chinois pour engager une réflexion sur son histoire récente et sur sa situation présente, et pour faire le bilan de ses soulèvements passés. L’ouverture économique s’est accompagnée de l’introduction de la pensée occidentale, ce qui a permis aux Chinois de découvir de nouveaux concepts culturels. Dans ce contexte favorable, de nouvelles valeurs ont commencé à émerger.
Bien que cette nouvelle culture ne soit aujourd’hui qu’à l’état de toute jeune pousse, elle était suffisamment développée pour pouvoir profondément influencer le mouvement de Pékin. Et bien qu’elle ne soit pas encore assez mûre pour que l’on puisse distinguer ses contours de façon précise, il est possible, grâce aux événements de Tian’anmen, de dégager certaines de ses tendances majeures.
Le peuple chinois n’a cessé, du début jusqu’à la fin du mouvement, de réclamer l’ouverture d’un dialogue entre lui et le gouvernement, où les deux parties seraient placées sur un pied d’égalité. Ce souhait, apparemment anodin, se fondait sur un présupposé fondamental : le peuple conçu comme un acteur autonome. Or, dans la tradition chinoise, les liens entre le peuple et le gouvernement sont calqués sur le modèle des rapports père-fils. Depuis 1949, le gouvernement a été considéré comme le maître, et le peuple, comme son serviteur. Cette nouvelle revendication a donc modifié les rapports établis, jusque-là, entre la population et les autorités qui la dirigent.
Pendant les quarante ans de règne du Parti communiste chinois, comme au cours des siècles précédents, les luttes politiques ont toujours été associées à la violence. Mais le mouvement démocratique de 1989 n’a cessé de prôner l’usage de moyens « pacifiques », « non-violents ». Ce principe a été érigé en vérité absolue, à tel point que, face à l’encerclement des chars, les étudiants ont continué à clamer que « le principe le plus élevé du pacifisme est le sacrifice de soi-même » et ont obstinément refusé tout recours à la violence. Voilà encore une valeur culturelle nouvelle !
Contemplons, alors, le spectacle que les rues de la capitale ont offert pendant plusieurs jours : jeunes et vieux étaient dans la rue, un air de fête régnait dans les rangs des manifestants, on chantait, on dansait sur la place, et des mariages y ont été célébrés tandis que l’armée approchait… La politique était soudain devenue pour les Chinois une affaire quotidienne. Or, jusqu’à cette date, les Chinois avaient le sentiment que la politique était une affaire grave, mystérieuse, réservée à une élite. Qu’elle ait été soudain considérée comme l’affaire de tous signale vraiment l’émergence d’une conception nouvelle.
Enfin, la création d’organisations telles que l’«Union autonome des étudiants », l’«Union autonome des citadins » ou l’«Union autonome des ouvriers », les revendications pour la liberté de la presse, et le désir manifesté par le peuple de changer les dirigeants nationaux en s’en tenant à des procédures légales, constituent vraiment des phénomènes nouveaux, jamais constatés depuis l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois. Et ils recèlent des valeurs culturelles inconnues jusque-là.
Celles-ci possèdent des éléments démocratiques indéniables que l’on retrouve d’ailleurs à la base de la culture occidentale.
Bien sûr, il ne s’agit pas pour nous d’identifier cette nouvelle culture à la culture occidentale, car, visiblement, elle est profondément imprégnée de culture chinoise. En fait, le comportement manifesté par la population de Pékin en 1989 permet de définir brièvement cette nouvelle culture de la façon suivante : elle plonge ses racines dans la terre profonde de la culture chinoise, mais elle se nourrit, avec audace, de la culture occidentale.
Même si cette nouvelle culture n’existe aujourd’hui qu’à l’état embryonnaire, son apparition est un fait sans précédent. Grâce à elle, de nouvelles valeurs viennent enfin s’opposer aux anciennes. Une remise en cause culturelle, sans laquelle la Chine est perdue, peut enfin commencer !
La répression féroce lancée par les autorités du parti contre le mouvement démocratique de Pékin vise, à nos yeux, cette nouvelle culture. L’objectif recherché étant d’étouffer cette jeune pousse.
En fait, sur le plan politique, aucune revendication tendant à renverser le parti ou le gouvernement n’a été émise par la population. Celle-ci s’est contentée de réclamer, par des moyens pacifiques, l’ouverture d’un dialogue avec les autorités, sa préoccupation majeure étant de mettre un terme au népotisme ou à la corruption des cadres, et d’accélérer les réformes politiques. Mais ce mouvement n’avait aucunement les moyens de se substituer au gouvernement en place. Il ne constituait donc pas une menace mortelle pour lui.
Pourtant, les hauts dirigeants, après avoir analysé la situation, ont conclu qu’il n’y avait plus d’autre « issue » et que le « dernier rempart » possible était de faire appel à l’armée pour la lancer contre le peuple. Quel raisonnement ont-ils tenu pour parvenir à cette conclusion ?
Si l’on se fie à différents discours prononcés par certaines personnalités, dès lors que le gouvernement acceptait l’ouverture d’un dialogue d’égal à égal, tel que le réclamait le mouvement démocratique de Pékin, il s’ensuivait la légalisation d’«organisations illégales » et l’apparition d’une force d’opposition qui briserait le monopole du pouvoir détenu par le Parti communiste et le mènerait à sa perte. Donc, refuser le dialogue, revenait manifestement pour les dirigeants à dénier au peuple sa dimension d’acteur. Ils craignaient que le développement de ce nouveau concept au sein de la société ne provoque des réactions en chaîne.
Le gouvernement a ainsi eu le sentiment qu’il n’y avait pas d’autre « issue » que la répression face au danger que représentait pour lui cette nouvelle culture. Et, de fait, il ne disposait d’aucun autre moyen, pour faire cesser cette menace, que de recourir à la violence. Au cours des années précédentes, les dirigeants avaient lancé d’incessantes campagnes « contre la libéralisation » ou pour « extirper la corruption capitaliste », espérant ainsi lutter contre toutes les valeurs culturelles naissantes. Même si ces dernières ont été reprises, chaque fois, par certains intellectuels, toutes les campagnes du Parti communiste se sont soldées par des échecs. Et, en 1989, plusieurs millions de personnes, en tout, ont marché dans les rues de la capitale, près de 80 villes chinoises ont bougé, 2.400.000 étudiants ont manifesté, ce qui apportait la preuve que la population chinoise était dorénavant acquise, à grande échelle, à ces nouvelles notions. Il devenait, soudain, plus difficile aux dirigeants de stopper leur influence sans faire couler de sang !
Que le Parti communiste ne parvienne pas à étouffer cette nouvelle culture, la culture hybride qu’il avait instaurée, et il viendrait à disparaître, ainsi que les fondements de son pouvoir. C’est pour cette raison que la violence était le seul choix qui s’offrait à lui : les massacres, dès lors, devenaient inévitables.
L’objectif recherché par les dirigeants chinois en agissant de la sorte était donc de détruire cette culture naissante, ou, du moins, de retarder son développement en Chine. Comme l’a dit Deng Xiaoping : « Tuer deux mille personnes, en arrêter vingt mille, pour gagner vingt ans de paix. »
Le type de répression qui a suivi les massacres prouve bien qu’il s’agit d’un affrontement culturel, car les principales victimes des arrestations sont des membres des milieux intellectuels. Tous ceux qui ont diffusé une pensée autre que celle prônée par les dirigeants au cours de ces dix dernières années sont les cibles de la campagne actuelle, qu’ils aient ou non participé au mouvement démocratique.
La lutte entre l’ancienne et la nouvelle culture se poursuit aujourd’hui. Le peuple chinois se trouve à nouveau entre la vie et la mort.
Si la répression violente menée par le Parti communiste chinois parvient, comme il le souhaite, à extirper les racines de la nouvelle culture et à la détruire avant que son influence ne s’étende par des réactions en chaîne, alors l’avenir du peuple chinois sera très sombre.
Mais nous sommes convaincus que ces nouvelles valeurs culturelles, issues de l’expérience de la population chinoise ne pourront pas disparaître malgré le recours à la violence.
Le plus important, aujourd’hui, est d’accorder à cette lutte culturelle l’importance qu’elle mérite. Il faut obstinément refuser tous les mensonges de la propagande et essayer de développer cette nouvelle culture. Alors, seulement, un espoir pourra exister pour la Chine. Une crainte demeure cependant : que la répression et les massacres orchestrés par les dirigeants du Parti ne conduisent le peuple à abandonner la lutte sur le plan culturel, alors même que la culture naissante est encore très fragile.
Hua Linshan