La Presse Anarchiste

Le déclin de la dynaste Deng

Les années 80 vivront dans la mémoire des Chi­nois, et dans celle de l’o­pi­nion publique inter­na­tio­nale, comme les années de la gloire de Deng Xiao­ping et comme celles de son déclin. Les années de sa gloire, parce que le Sichua­nais aura, aux yeux de ses sujets, incar­né la fin du maoïsme, c’est-à-dire la nais­sance d’une époque nou­velle. Les années de sa gloire aus­si parce que, à l’é­tran­ger, Deng aura pu pas­ser pour le sau­veur du socia­lisme. Deux fois, au cours de la décen­nie, le maga­zine amé­ri­cain Time lui aura décer­né le titre d’«homme de l’année ».

Mais l’illu­sion aura fait long feu, à l’in­té­rieur comme à l’ex­té­rieur du pays. Le rêve s’est dis­si­pé pro­gres­si­ve­ment, lais­sant place à la réa­li­té. On a fini par com­prendre ce que la réforme signi­fiait dans la tête de son ini­tia­teur : des mesures se can­ton­nant à la stricte sphère de l’é­co­no­mie, et le sta­tu quo dans le domaine de la poli­tique. Mieux, si les auto­ri­tés chi­noises se sont décla­rées prêtes à s’en­ga­ger sur la voie du capi­ta­lisme, y com­pris dans sa variante la plus sau­vage — au prix, il est vrai, de contor­sions idéo­lo­giques embar­ras­sées —, rien de ce qui ris­quait d’en­ta­mer leur pou­voir, et par­tant d’at­ten­ter à leurs pri­vi­lèges, n’a été tolé­ré. Or, pour une large part, l’é­chec de la réforme éco­no­mique est direc­te­ment impu­table au refus obs­ti­né de la classe domi­nante chi­noise de trans­for­mer le sys­tème poli­tique, l’af­fai­risme offi­ciel ou la cor­rup­tion man­da­ri­nale — de façon géné­rale tout ce qu’on englobe un peu faci­le­ment sous le terme d’«effets secon­daires » — expli­quant lar­ge­ment les déra­pages de la conjonc­ture. Il est, en effet, un dogme sur lequel Deng n’a jamais tran­si­gé : le droit au contrôle abso­lu de la socié­té que s’est arro­gé le Par­ti com­mu­niste. Et on ne sau­rait trop insis­ter sur la luci­di­té cri­tique d’un Wei Jing­sheng consi­dé­rant le pro­gramme de Deng, à un moment où seules les inten­tions du rival de Hua Guo­feng 1Bureau­crate chi­nois de la fin des années 70. étaient connues : sans la « cin­quième moder­ni­sa­tion » — à savoir une véri­table démo­cra­tie —, écri­vait Wei, les quatre moder­ni­sa­tions (indus­trie, agri­cul­ture, sciences et tech­niques, armée) van­tées par le gou­ver­ne­ment ne se réa­li­se­raient pas. Son incré­du­li­té amère, quant à la capa­ci­té du régime à se renou­ve­ler de lui-même, ses contem­po­rains ont été ame­nés à la par­ta­ger assez rapi­de­ment. Même si pour beau­coup, à l’é­tran­ger sur­tout, il aura fal­lu attendre les mas­sacres de juin pour que la cause soit déci­dé­ment enten­due. Et si la Chine a pu figu­rer l’es­pace d’un ins­tant, en matière de réno­va­tion, à l’a­vant-garde des pays qui se réclament du com­mu­nisme, elle a, depuis, rejoint le pelo­ton de queue, où elle voyage — triste pri­vi­lège ! — de com­pa­gnie avec Cuba, l’Al­ba­nie, la Corée du Nord ou bien encore le Vietnam.

Aus­si pro­non­cé qu’il ait pu paraître, le consen­sus obser­vé lors du retour aux affaires de Deng Xiao­ping ne s’est pas dou­blé d’un arrêt total du mou­ve­ment social. Avec le temps, estom­pée l’eu­pho­rie des pre­mières heures, celui-ci n’a fait que gagner en puis­sance et en audience. La contes­ta­tion s’est nour­rie d’une colère cumu­la­tive (que la crise des valeurs et l’ou­ver­ture sur l’ex­té­rieur n’ont pas peu aigui­sée). L’é­lan des réformes s’est enli­sé dans une sorte de fata­li­té au jour le jour qui s’est objec­ti­vée : plus la ligne nou­velle a pro­gres­sé, plus les erre­ments de la logique qui l’ins­pi­rait ont trans­pa­ru. Et les injus­tices sociales induites ont don­né corps à la contro­verse ouverte, de laquelle toute condam­na­tion morale n’é­tait pas absente. Le point culmi­nant ayant bien sûr été atteint lors de l’ex­plo­sion du prin­temps 1989 où, pour la pre­mière fois dans l’his­toire de la Chine pop., la rue a enjoint nom­mé­ment au numé­ro un du régime, et à ses com­men­saux, de vider les lieux. Le gou­ver­ne­ment a bien com­pris la menace et, cédant à la panique, il s’est vu contraint d’u­ser contre la foule de l’arme ultime, la sol­da­tesque — au point où en étaient les choses, même l’at­ti­tude de la police ins­pi­rait aux loca­taires de Zhon­gnan­hai les plus pres­santes inquié­tudes. Fait sans pré­cé­dent, dans un État se disant ouvrier, les auto­ri­tés ont fait don­ner leurs propres chars contre le peuple et ont mobi­li­sé 300.000 mili­taires pour répri­mer des masses qui, jus­qu’au der­nier moment, n’au­ront pas dévié d’un paci­fisme intransigeant.

Mais les chars n’ont en rien remé­dié aux pro­blèmes qui se posent au pays, les­quels sont à l’o­ri­gine du sou­lè­ve­ment, et il n’est même pas sûr que ceux qui les ont fait don­ner se soient de cette manière dura­ble­ment pré­ser­vé la pos­si­bi­li­té de les régler. Ils viennent de replon­ger le pays dans une phase de stag­na­tion qui, si elle per­dure, ne pour­ra qu’exa­cer­ber les ten­sions : rien que pour impo­ser les der­nières déci­sions arrê­tées, le pro­ces­sus de nor­ma­li­sa­tion sou­met d’ores et déjà la socié­té à de grandes souffrances.

Ajou­tons à cela que depuis les évé­ne­ments de la place Tian’an­men plus per­sonne n’ac­corde le moindre cré­dit à la parole des ins­tances diri­geantes, d’au­tant que, désor­mais, situa­tion inédite, une autre voix que la leur réus­sit à se faire entendre, celle de l’op­po­si­tion qui s’est consti­tuée hors des frontières.

Des bou­le­ver­se­ments déci­sifs se sont pro­duits, et conti­nuent de se pro­duire, dans l’ain­si nom­mée « com­mu­nau­té socia­liste », par­fois même dans des zones voi­sines de la Chine, comme la Mon­go­lie. Mais la Chine, contre vents et marées, résiste, der­nier bas­tion véri­table du conser­va­tisme sta­li­nien : qu’elle tombe et les autres pays qui se réclament encore de l’«unique dogme de salut » [allein­se­lig­ma­chendes Dog­ma] tom­be­ront avec elle. On connaît le slo­gan — les organes de la pro­pa­gande ne se privent pas de le cla­mer sur tous les tons : « Seul le socia­lisme peut sau­ver la Chine. » La situa­tion actuelle plai­de­rait plu­tôt en faveur de son inver­sion : « Seule la Chine peut sau­ver le socia­lisme ». Si d’a­ven­ture Deng Xiao­ping devait de nou­veau être auréo­lé par la presse inter­na­tio­nale, dans un monde où le mar­xisme-léni­nisme s’ef­fondre, ce serait en qua­li­té de rédemp­teur de l’orthodoxie.

Les années 80, disions-nous en ouvrant ce texte, accé­de­ront à la pos­té­ri­té sous le double signe de la gloire et du déclin de Deng Xiao­ping. La chro­nique dira à quel moment du nou­veau cycle, qui vient de s’ou­vrir avec l’an­née du che­val, on aura assis­té à la fin de sa dynas­tie et com­ment celle-ci se sera dis­soute. Reste à savoir si le règne de Deng Xiao­ping aura été, en Chine, le der­nier de l’ère léniniste.

Angel Pino

  • 1
    Bureau­crate chi­nois de la fin des années 70.

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