La Presse Anarchiste

Pluralité (2)

L’Unique n°2 (juillet 1945)

Pluralité
Entretien à quatre personnages – 2

 

Lionel. – Badin­er avec l’amour, en plaisan­ter est le pro­pre de la bête de trou­peau ou de l’as­sidu des maisons clos­es. Traiter à la légère des sen­ti­ments est le pro­pre des esprits super­fi­ciels, friv­o­les, qui ne savent pas ce que c’est qu’aimer, se sen­tir com­plété, achevé, accom­pli par un autre être à un point tel que, sans lui, — sans eux, quand il y a plu­ral­ité, — votre vie vous appa­raît mutilée, vide, dénuée de tout ce qui peut la ren­dre sup­port­able, douce, fleurie, illu­minée. Je plains les sous-hommes qui ne voient dans l’amour que la sat­is­fac­tion d’une néces­sité d’or­dre physique, et même en serait-il ain­si que je ne com­prendrais pas qu’on en plaisante davan­tage que de toute autre néces­sité phys­i­ologique. Qu’on me qual­i­fie de moral­iste, je m’en moque, mais je n’ai que pitié pour les incultes, les faiseurs de bons mots, qui tour­nent en ridicule les sécré­tions de l’or­gan­isme humain, quelles qu’elles soient.

Fabi­enne. – Voilà ce qui me plaît tant en vous deux, en toi en Roland. C’est que vous répugne l’amour envis­agé comme un sim­ple impératif phys­i­ologique… Rien ne m’éloigne plus d’un homme ou d’une femme que la con­vic­tion qu’il con­sid­ère son parte­naire comme un instru­ment de plaisir, c’est-à-dire, pour l’homme, quand on y réflé­chit bien, comme le déver­soir d’un trop-plein glan­du­laire gênant.

Claire. – Non pas – et je te sais d’ac­cord avec moi là-dessus – que la volup­té qui résulte des man­i­fes­ta­tions amoureuses – et j’a­joute : peu importe le moyen par quoi elle est obtenue, cette volup­té – com­porte quoi que ce soit de répug­nant ou de blâmable en soi, mais ce qui me fait hor­reur, c’est l’amour physique envis­agé comme une fin en soi, c’est-à-dire con­sid­éré autrement que comme l’ac­com­pa­g­ne­ment du duo que con­stitue l’at­trac­tion éprou­vée et voulue de deux êtres sélec­tion­nés en rai­son de leurs qual­ités de coeur et d’e­sprit – et on peut rem­plac­er duo par trio ou quatuor. Qu’est l’amour physique s’il n’est pas l’ac­com­pa­g­ne­ment d’une éthique et d’un sen­ti­ment ? Une harpe sans cordes, un vais­seau sans mâture, un aigle sans ailes…

Roland. – Voyez-vous, l’amour est bien recherche de com­plé­ment éthique, sen­ti­men­tal, physique, atti­rance vers tels ou tels êtres affini­taires, mais il est aus­si autre chose. C’est un véri­ta­ble dédou­ble­ment de la per­son­nal­ité, au cours duquel les êtres que vous aimez se muent en autant d’autres vous-mêmes, où vous vous trans­formez en autant d’autres eux-mêmes. L’amour égale con­som­ma­tion mutuelle, si je puis me servir de ce terme à la Stirn­er. Ces êtres vous con­som­ment sans ren­con­tr­er en vous de réti­cences ou de dérobades ; vous les con­som­mez sans ren­con­tr­er en eux de réserves ou d’hési­ta­tion. Vous leur aban­don­nez tout, ils ne gar­dent rien. Et si, pour tous ceux qu’on aime, il en va autrement, on n’ob­tient que tour­ments et larmes.

Lionel. – Aimer, c’est renon­cer à se tenir sur la défen­sive à l’é­gard des aimés. En amour, il n’est pas d’empiétement pos­si­ble sur la per­son­nal­ité des aimés. Puisqu’il y a autant de vous en eux que d’eux en vous. Sans cette inter­péné­tra­tion psy­chologique, il n’est pas d’amour, de véri­ta­ble amour.

Fabi­enne. – Et., cepen­dant, il n’y a, dans cette inter­péné­tra­tion réciproque, ni dépen­dance ni sujétion.

Lionel. – Évidem­ment. Il n’y a qu’à en revenir aux liens qui nous unis­sent, tous les qua­tre ; à notre petite alliance. Ne sommes-nous pas par­venus à ce point d’in­ter­com­préhen­sion mutuelle que nous ne sauri­ons con­cevoir que l’un de nous soit une occa­sion de soucis pour n’im­porte lequel des trois autres, lui cause une peine quel­conque ? Ne sommes-nous pas, pris indi­vidu­elle­ment, pour cha­cun d’en­tre nous, ce que celui-ci attend que nous soyons : affectueux, aimant, cares­sant, ten­dre et pas­sion­né à la fois ?

Claire. – Oui, c’est bien le secret de notre entente : amis et amants à la fois. Oui, cha­cun de nous est exacte­ment pour cha­cun des autres ce que celui-ci demande qu’il soit. C’est bien là le résul­tat con­cret de ce dédou­ble­ment dont tu viens de par­ler, mon cher Roland. Une par­tie de cha­cun de nous, parce qu’il les aime, a pris loge­ment chez les autres ; c’est pourquoi il ne lui est pas dif­fi­cile de prévoir ce que cha­cun de ces autres attend de lui. Il n’y a là ni sac­ri­fice, ni renon­ce­ment, mais bonne volon­té et réal­i­sa­tion com­préhen­sive, effort que l’af­fec­tion que nous nous por­tons les uns aux autres rend d’une aisance élémentaire.

Fabi­enne. – Pour ce qui est de Lionel et de moi, nous n’y sommes pas arrivés du pre­mier coup. Te sou­viens-tu, Claire, du temps qu’il m’a fal­lu pour com­pren­dre tout cela ? Je ne pou­vais me faire à lui, les affinités entre nous me parais­saient si peu con­sis­tantes ; je m’imag­i­nais aus­si qu’y répon­dre entraîn­erait je ne sais quelle main­mise sur ma per­son­nal­ité. Et je le savais mal­heureux et que ma froideur le dés­espérait. Il n’ig­no­rait rien de ce qui se pas­sait en moi, des caus­es de ma réserve, des motifs de mes réti­cences. Il savait que mes hési­ta­tions, ma répug­nance – c’est pour­tant le terme exact – avaient leur source dans une sorte de « pho­bie » nerveuse, involon­taire, incon­trôlable, stu­pide même…

(S’adres­sant à Lionel :)

Lionel, je n’avais pas le moin­dre doute que tu m’aimais et que ne fût sincère ton amour, et qu’au­cune cir­con­stance ne pour­rait l’ébran­ler ; j’é­tais con­va­in­cue qu’il était solide et durable. Ah ! je souf­frais, moi aus­si, tu peux le croire. Je me rendais compte qu’au début de nos rela­tions, quand tu t’es déclaré, j’au­rais dû t’é­carter, loyale­ment, mais résol­u­ment. Me laiss­er aimer par toi sans te le ren­dre, ma fierté ne s’en accom­modait pas. Il m’é­tait telle­ment désagréable de recevoir de toi sans te ren­dre ce que tu attendais de moi ! J’avais hor­reur de cette sit­u­a­tion de débi­teur qui ne peut faire hon­neur a la let­tre de change tirée sur lui sans que le tireur la fasse jamais pro­test­er. Je me sen­tais humil­iée, hon­teuse de moi-même. Je savais que « l’amour ne peut se pay­er que par de l’amour » – je puis, moi aus­si, citer du Stirn­er. On pour­rait don­ner tout ce que l’on pos­sède, se dépouiller entière­ment, ce ne servi­rait de rien : l’amour appelle l’amour. Mon remords était grand de t’avoir lais­sé t’en­gager à fond au lieu de t’avoir éloigné dès l’abord. Que je me sen­tais coupable à ton égard ! Tu avais tant de peine et aucun raison­nement ne pou­vait tenir con­tre cette voix intérieure qui me répé­tait : « C’est ta faute. » Et quand je pense que cela a duré des années ! Jusqu’au jour où mes yeux se sont décil­lés. Par la réflex­ion, en faisant appel au bon sens, aus­si par un effort de volon­té insis­tante, je me suis débar­rassée de cette mal­heureuse pho­bie dont, en mon for intime, je ne pou­vais nier le car­ac­tère injurieux pour toi. Je me suis per­suadée enfin qu’au­cune con­sid­éra­tion ne pou­vait tenir con­tre le fait que j’avais lais­sé croître ton amour pour moi et que, étant don­né ton tem­péra­ment, le temps n’avait fait que le cimenter. Je sen­tais le poids de ma respon­s­abil­ité. Je me jugeais insen­si­ble, cru­elle, impi­toy­able même… Enfin, à force de m’in­ter­roger, de me con­damn­er, j’ai mis fin à ce désac­cord qui m’é­tait insup­port­able. Alors, tout est devenu aisé et clair dans nos rela­tions… Je sais bien que tu mas par­don­né tout ce que je t’ai fait endurer…

Lionel. – .Je ne t’en ai jamais voulu, Fabi­enne, même aux heures les plus som­bres. Je te trou­vais par­fois si dure, si inex­orable, que ma douleur était inouïe. Mais je t’aimais et, mal­gré mon immense cha­grin, mal­gré ce que je lais­sais extéri­oris­er de la déso­la­tion qui me déchi­rait, il m’é­tait impos­si­ble de t’en vouloir. Quelqu’un qui n’au­rait pas con­nu la véri­ta­ble pro­fondeur de mes sen­ti­ments pour toi m’au­rait volon­tiers accusé de capit­uler, mais puisqu’il me sem­blait que tu ne me com­pre­nais pas comme je souhaitais que tu la fiss­es, il n’y avait pas capit­u­la­tion de ma part, mais per­sévérance. Je ne pou­vais même pas t’en vouloir de ne pas saisir les raisons qui me dic­taient mon atti­tude envers toi d’au­tant plus que je n’ig­no­rais rien de ce qui se pas­sait en toi, ni des phénomènes nerveux que tu ne pou­vais alors sur­mon­ter. Faute de les regarder bien en face, de te col­leter avec eux, si j’ose employ­er cette métaphore. J’ac­cep­tais une sit­u­a­tion fausse, bien sûr, qui me déchi­rait sen­ti­men­tale­ment et sen­suelle­ment, c’est enten­du, mais je t’aimais, je tenais à toi, et bien loin de capit­uler, j’avais foi en mon amour pour toi. Intérieure­ment, une voix me dis­ait, à moi, qu’un jour viendrait où tu me com­prendrais, où tu me paierais de retour. Et cela aus­si, parce que j’avais appro­fon­di ta bon­té d’âme naturelle.

(à suiv­re)

E. Armand


pre­mière partie