La Presse Anarchiste

Comment choisir son compagnon

Encore si cet amour exal­tait, comme il advient par­fois, s’il pous­sait l’homme à l’hé­roïsme, la femme à la ver­tu, tous deux à quelque épa­nouis­se­ment dont, iso­lés, ils n’eussent pas été capables, et que, sans l’é­veil de l’u­nion, ils n’eussent même pas entrevu…

(A. Gide, Inter­views imaginaires).

Je me sou­viens d’une bro­chure qu’ E. Armand me fit par­ve­nir lorsque je rési­dais en France et qui était inti­tu­lée « Com­ment choi­sir sa femme ». Il me semble qu’il est aus­si utile de se deman­der « Com­ment choi­sir son com­pa­gnon ». Je ne me pro­pose certes pas de com­po­ser une bro­chure, mais de jeter sur le papier quelques réflexions concer­nant ce sujet et, en pas­sant, concer­nant le fait sexuel.

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Que le fait sexuel soit, on ne peut le nier. Qu’il ait son impor­tance dans l’exis­tence de cha­cun de nous, c’est l’é­vi­dence même. Mais il convient de ne pas exa­gé­rer cette impor­tance, comme le font les obsé­dés. Il y d’autres canaux où l’éner­gie indi­vi­duelle peut se déver­ser avan­ta­geu­se­ment ; d’autres recherches qui sol­li­citent l’at­ten­tion de la pen­sée. J’ai tou­jours défen­du les cam­pagnes contre l’hy­po­cri­sie sexuelle qu’E. Armand mena jadis dans « l’en dehors ». J’ai cor­res­pon­du avec lui, je sais que son but était de débar­ras­ser le cer­veau de ses lec­teurs des pré­ju­gés domi­nant en cette matière, mais je sais éga­le­ment son aver­sion pour « l’a­mour enfant de Bohème », pour la débauche, pour la « chien­ne­rie sexuelle », son dédain de l’in­cons­tance, son hos­ti­li­té à la rup­ture impo­sée par le caprice d’un seul. Il a pro­po­sé des thèses, par­fois har­dies, mais en spé­ci­fiant qu’elles ne pou­vaient se réa­li­ser que « sur les som­mets », c’est-à-dire par des êtres d’une mora­li­té excep­tion­nelle. Beau­coup se sont crus ou pré­ten­dus ses dis­ciples, alors qu’ils tra­his­saient sa concep­tion intime du fait sexuel. Pour ma part, j’es­time que si l’on ne peut exa­mi­ner le pro­blème sexuel comme on envi­sage n’im­porte quelle ques­tion bio­lo­gique, c’est-à-dire de sang froid et sans être trou­blé sen­suel­le­ment, c’est qu’on relève d’une thé­ra­peu­tique appro­priée. Il en est du sexua­lisme comme du nudisme, qui se mue en exhi­bi­tion­nisme dès qu’il pro­voque l’é­ré­thisme J’a­joute que je suis heu­reuse d’a­voir retrou­vé E. Armand, égal à lui-même dans « Plu­ra­lisme » que je consi­dère comme une pro­fonde et sub­tile ana­lyse de sen­ti­ments amou­reux. Je me per­mets de conseiller aux lec­teurs de « l’U­nique », de relire, à tête repo­sée, ces trois feuille­tons : ils ne per­dront pas leur temps. 

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Cette digres­sion ache­vée, j’en reviens à mon sujet, Et d’a­bord, qu’il soit enten­du que je ne suis pas « uni­ciste », comme on dit dans vos milieux. Non pas que je consi­dère comme infé­rieure à la plu­ra­li­té l’u­ni­ci­té en ami­tié ou en amour j’ap­pré­cie sin­cè­re­ment la ou le cama­rade qui a trou­vé en son com­pa­gnon ou sa com­pagne l’être qu’il appe­lait de tous ses vœux, et qui n’é­prouve aucun besoin de cher­cher ailleurs un com­plé­ment. Je trouve dépla­cé pour un plu­ra­liste de tour­ner en ridi­cule, ouver­te­ment ou sour­noi­se­ment, des indi­vi­dus dont il ne com­prend, de par sa men­ta­li­té, ni le tem­pé­ra­ment, ni les aspirations. 

Mais, pour ma part, je suis plu­ra­liste, c’est-à-dire que, de même que je ne crois pas répondre jamais à l’i­déal que mon com­pa­gnon dési­re­rait trou­ver en moi, je ne pense pas ren­con­trer jamais en lui la tota­li­té des qua­li­fi­ca­tions que je demande à un com­pa­gnon. Je me suis tou­jours sen­tie capable d’ai­mer plu­sieurs êtres dans le même temps, pour­vu qu’ils soient dis­sem­blables, autre­ment dit pour­vu que je trouve chez celui-ci ce qui fait défaut à celui là. Mon plu­ra­lisme, d’ailleurs, est limi­té. Je ne suis pas une débau­chée et la Don Juane me répugne autant que le trous­seur de cotillons, comme vous dites en fran­çais. Pour limi­té que soit mon plu­ra­lisme, mon com­pa­gnon accep­te­ra dès l’a­bord de ne pas être mon unique com­pa­gnon de route et de ne pas être le seul avec lequel je veuille faire ma vie. Tout ce qui va suivre, vaut non pour mon, mais pour mes com­pa­gnons de route, c’est bien entendu. 



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Ce point acquis, je tiens à trou­ver en mon com­pa­gnon un homme loyal, un ami solide, sur lequel je puisse comp­ter lorsque j’au­rai besoin de lui, qui tienne les enga­ge­ments qu’il aura pris à mon égard ; si je le désire aus­si culti­vé que pos­sible, je le veux simple de tenue et d’al­lures. Je ne me sou­cie guère de son exté­rieur, ce n’est pas d’une gra­vure de mode que je veux pour com­pa­gnon de route, mais d’un carac­tère. Peut-être ne sera-t-il pas exempt de défauts, mais je tiens à ce que ces défauts soient com­pen­sés par l’é­lé­va­tion de son sens moral et ses qua­li­tés de coeur, telles, par exemple, sa constance dans l’af­fec­tion qu’il me porte, sa confiance en moi, son atti­tude per­sé­vé­rante au cours des heures dif­fi­ciles qu’il m’ar­ri­ve­ra de tra­ver­ser. Je n’en­tends pas être pour lui une pas­sade, une amie de vacances (a swee­theart for holi­days), mais une com­pagne. J’en­tends donc qu’il me consi­dère comme une femme et non comme une femelle, de la chair à plai­sir, une dis­trac­tion sen­suelle. Ce qui le pous­se­ra vers moi c’est le sen­ti­ment amou­reux et non l’at­trac­tion uni­que­ment coï­tale (est-ce que je me fais bien com­prendre ?). C’est un ami que je cherche en mon com­pa­gnon, non un inas­sou­vi éro­tique. Un ami d’a­bord et avant tout, qui ne relâ­che­ra pas sa ten­dresse et son affec­tion pour moi lors­qu’entre nous aura dis­pa­ru l’at­trac­tion sen­suelle. Je me sens assez de volon­té et de bonne volon­té pour lui rendre la pareille, 

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j’en­tends qu’il me laisse toute ma liber­té et qu’il accepte que je ne lui rende de mes actes que le compte que je vou­drai bien. Je ne veux pas d’un com­pa­gnon qui m’in­ter­ro­ge­rait sans cesse sur mes allées et venues, quoique, de mon propre chef, je n’aie nulle inten­tion de man­quer de fran­chise à son endroit. Il est cer­tain que je ferai en sorte de n’é­veiller en lui aucun soup­çon qui m’a­moin­dri­rait à ses yeux, sus­ci­te­rait sa méfiance quant à la noblesse ou à la digni­té de mes réa­li­sa­tions per­son­nelles. J’ac­cep­te­rais donc fort bien que la liber­té qu’il m’ac­cor­de­rait n’ad­mette pas que je sois coquette, fri­vole, légère, capri­cieuse, incon­sis­tante, une créa­trice de souf­france évi­table ; que je manque à ma parole vis-à-vis des tiers ; que mes sen­ti­ments s’é­garent sur un être mani­fes­te­ment des­ti­né à trou­bler ou souiller ma vie inté­rieure ; que je me pros­ti­tue véna­le­ment ou béné­vo­le­ment ; que je me conduise comme une « garce », ain­si que l’é­cri­rait E Armand. Je mépri­se­rais l’homme qui décla­re­rait me lais­ser user de ma liber­té à des fins sem­blables. Nous ne ferions pas long­temps bon ménage. 

J’en­tends lui lais­ser toute sa liber­té et n’in­ter­ve­nir en rien dans ses actions, mais cette liber­té, je la conçois comme celle qu’il me lais­se­rait et dont j’ai esquis­sé ci-des­sus les limites. Ain­si, je n’ad­met­trais pas qu’à cause de lui et par son immix­tion dans leur exis­tence, des êtres rompent l’a­mi­tié, l’at­ta­che­ment, l’af­fec­tion qu’ils pou­vaient éprou­ver l’un pour l’autre. Je lui en vou­drais tel­le­ment qu’au­cun rap­port ne serait plus pos­sible entre nous. 

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Enfin, j’en­tends qu’il ne se montre pas jaloux. Je. ne sau­rais m’ac­com­mo­der d’un com­pa­gnon, de com­pa­gnons jaloux. Mais je pren­drais mes res­pon­sa­bi­li­tés. J’ai sui­vi avec sym­pa­thie la cam­pagne menée dans « l’en dehors » contre la jalou­sie. On ne sau­rait trop com­battre ce fau­teur de tour­ments, de sou­cis, de cha­grins. Mon expé­rience m’a mon­tré, dans le plu­ra­lisme en ami­tié comme en amour, que les faits de jalou­sie seraient bien moins nom­breux si l’on arri­vait à jugu­ler les mani­fes­ta­tions pré­fé­ren­tielles Voi­là, selon moi, la cause pri­mor­diale de la jalou­sie, le sen­ti­ment pro­fon­dé­ment ancré chez votre amie ou votre ami que vous accor­dez à un tiers la « chose » dont vous le sevrer, ce qu’il tient tant à rece­voir de vous, peu importe en quoi consiste cette « chose ». La pré­fé­rence mon­trée par une mère à l’un de ses enfants n’a ordi­nai­re­ment pour résul­tat que d’empoisonner l’exis­tence des autres, sou­vent pour leur vie entière. D’ailleurs, puisque dans une ami­tié ou affec­tion autre que celle dont nous jouis­sons déjà, c’est la dis­sem­blance ou le com­plé­men­taire qui nous déter­mine, on ne com­prend pus pour­quoi on pré­fé­re­rait celui-ci à l’autre puisque est dif­fé­rent chaque objet de noire ami­tié ou de notre affec­tion. De même que je me sens capable d’af­fec­tion et d’a­mour pour plu­sieurs êtres dans le même temps, je me sens assez forte pour pra­ti­quer la « balance égale », si chère à E. Armand, c’est-à-dire pour être pour cha­cun d’eux ce qu’il me demande d’être. Je ne veux pas d’un com­pa­gnon jaloux, mais je me sens assez forte. assez sûre de moi pour ne pas éveiller en lui la jalou­sie, dès lors qu’il aura accep­té mon plu­ra­lisme. Et de tout cela, je parle par expérience. 

Vera Livins­ka

(Tra­duit par E. A.) 

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