Cher camarade,
…Dans l’espoir que cela intéressera les lecteurs de « l’Unique » et vous-même (puisque vous avez séjourné aux Pays-Bas), voici quelques nouvelles sur ce qui se passe chez nous. La situation, à vrai dire, est assez confuse. Durant l’occupation allemande, tous les mouvements politiques et idéologiques, de l’extrême-droite à l’extrême gauche, ont coopéré dans la résistance à la terreur nazie, qui n’a jamais été aussi terrible qu’au cours de l’hiver dernier. L’héroïsme et la solidarité ont joué à plein. Beaucoup de nos amis ont été déportés en Allemagne où ils ont été assassinés. Parmi les camarades que notre mouvement a perdus, se trouvent Jo de Haas, anarchisant depuis une trentaine d’années, fusillé quelques semaines avant la libération, et Henk Eikeboom, qui n’est pas un inconnu pour vous, assassiné tragiquement le 11 mai de cette année-ci, dans un camp de concentration allemand ; arrêté il y a quatre ans, à cause de sa propagande anti-nazie et de sa diffusion de tracts illégaux, on le jeta d’abord dans un camp de concentration, ici, en Hollande ; en 1944, on le déporta en Allemagne où il fut tué quelques jours après la défaite des Allemands. Ce ne sont d’ailleurs pas les seuls que nous ayons perdus.
La situation politique est, je le répète, assez confuse. Le parti communiste, très actif pendant l’occupation, publie un quotidien au tirage assez élevé. Les social- démocrates — vos S.F.I.O. — comptent beaucoup d’adhérents et ont la chance de posséder quatre ministres au sein du cabinet actuel, cabinet qui tente de gouverner sans parlement. Étant donné le désordre qui règne dans les bureaux de l’état-civil (à cause de l’illégalité indispensable à la lutte contre la déportation des juifs et des jeunes ouvriers), les élections n’auront lieu qu’en avril 1946. Il existe en outre un mouvement N.V.B. (mouvement néerlandais populaire), où plusieurs tendances convergent dans le but de former un front unitaire à demi-socialiste ; on y trouve, mêlés des catholiques, des libéraux, des socialistes, etc. ; ils publient, un hebdomadaire à grand tirage et recrutent leurs rédacteurs dans la résistance.
Vous apprendrez. avec plaisir que notre camarade anti-militariste Schermerhorn (dont le neveu est premier ministre !) est encore vivant ; il compte 80 ans et, la semaine passée, il a exalté la mémoire du libre-penseur Léo Polak, assassiné par les Allemands.
La vie économique est complètement anéantie : nos chantiers sont ruinés, nos ports démolis, nos usines pillées, les machines ayant été emportées par les Allemands. Nos villes les plus belles, telles Arnhem, Nimègue, La Haye, Rotterdam, ont été entièrement dévastées par la guerre. Les Pays-Bas sont un pays détruit et désolé. C’est à peine si les trains, recommencent à rouler… La vie n’est pas chère, mais il n’y a presque rien à acheter. Cependant, le ravitaillement s’améliore un peu chaque jour et nous sommes heureux de trouver quand même quelque chose à manger après l’affreuse famine de l’hiver dernier. Ce qui nous manque le plus, ce sont les chaussures et les vêtements. Jadis l’un plus riches pays de l’Europe, nous voici devenus l’un des plus pauvres…
Ce qui occupe tous les esprits ici c’est ce que vous appelez « l’épuration ». Les ex-membres de l’ancien parti nazi hollandais ont partout disparu ou se trouvent dans nos camps de concentration qui en comptent 120, renfermant 85 000 nazis et collaborateurs néerlandais. Inutile de vous dire que nombre de grands collaborateurs ont été laissés en liberté et que dans ces camps, étant donné les lenteurs apportées à l’examen des dossiers, innocents et coupables sont confondus. Un décret-loi promulgué par le gouvernement néerlandais, lorsqu’il siégeait à Londres, a rétabli la peine de mort, abolie il y a 71 ans. L’épuration de la presse est difficile et son application entrave la liberté de la presse, qui constitue l’un des principaux articles de la constitution des Pays-Bas. Toutes ces mesures sont, bien entendu, présentées comme provisoires, mais on court le risque que ce provisoire se prolonge et se tourne contre les publications qui prendront à partie le gouvernement…
Le mouvement syndical se développe assez curieusement. Les groupements réformistes, toujours très puissants chez nous, ont complètement échoué durant l’occupation. Après la libération, il s’est constitué un « mouvement syndical unitaireé » qui vise à réunir tous les ouvriers et accuse une orientation révolutionnaire. Les dockers de Rotterdam en font tous partie et ce groupement espère fusionner avec les syndicats réformistes et confessionnels…
Naturellement, j’expose la situation à un point de vue général et non au point de vite libertaire. Nous savons à quoi nous en tenir sur la politique et les politiciens. Voici maintenant où en est notre presse à nous : De Vrije Socialist (le socialiste libertaire) reparaît, toujours avec G. Rjjnders comme rédacteur, tendance purement anarchiste. Paraît également la revue De Gemeenschap (la communauté) à tendance libertaire. Enfin, il y a De Vlam (la Flamme qui rassemble touts les courants socialistes (à l’exception du parti communiste) : social-démocrates, socialistes révolutionnaires, socialistes chrétiens, syndicalistes de toutes nuances, socialistes libertaires même, cette revue à tendance humanitaire tire à 30 000 exemplaires par semaine…
A.-G Bakels