La Presse Anarchiste

Lettre des Pays-Bas

Haar­lem, le 10 octobre 1945

Cher cama­rade,

…Dans l’es­poir que cela inté­res­se­ra les lec­teurs de « l’U­nique » et vous-même (puisque vous avez séjour­né aux Pays-Bas), voi­ci quelques nou­velles sur ce qui se passe chez nous. La situa­tion, à vrai dire, est assez confuse. Durant l’oc­cu­pa­tion alle­mande, tous les mou­ve­ments poli­tiques et idéo­lo­giques, de l’ex­trême-droite à l’ex­trême gauche, ont coopé­ré dans la résis­tance à la ter­reur nazie, qui n’a jamais été aus­si ter­rible qu’au cours de l’hi­ver der­nier. L’hé­roïsme et la soli­da­ri­té ont joué à plein. Beau­coup de nos amis ont été dépor­tés en Alle­magne où ils ont été assas­si­nés. Par­mi les cama­rades que notre mou­ve­ment a per­dus, se trouvent Jo de Haas, anar­chi­sant depuis une tren­taine d’an­nées, fusillé quelques semaines avant la libé­ra­tion, et Henk Eike­boom, qui n’est pas un incon­nu pour vous, assas­si­né tra­gi­que­ment le 11 mai de cette année-ci, dans un camp de concen­tra­tion alle­mand ; arrê­té il y a quatre ans, à cause de sa pro­pa­gande anti-nazie et de sa dif­fu­sion de tracts illé­gaux, on le jeta d’a­bord dans un camp de concen­tra­tion, ici, en Hol­lande ; en 1944, on le dépor­ta en Alle­magne où il fut tué quelques jours après la défaite des Alle­mands. Ce ne sont d’ailleurs pas les seuls que nous ayons perdus. 

La situa­tion poli­tique est, je le répète, assez confuse. Le par­ti com­mu­niste, très actif pen­dant l’oc­cu­pa­tion, publie un quo­ti­dien au tirage assez éle­vé. Les social- démo­crates — vos S.F.I.O. — comptent beau­coup d’adhé­rents et ont la chance de pos­sé­der quatre ministres au sein du cabi­net actuel, cabi­net qui tente de gou­ver­ner sans par­le­ment. Étant don­né le désordre qui règne dans les bureaux de l’é­tat-civil (à cause de l’illé­ga­li­té indis­pen­sable à la lutte contre la dépor­ta­tion des juifs et des jeunes ouvriers), les élec­tions n’au­ront lieu qu’en avril 1946. Il existe en outre un mou­ve­ment N.V.B. (mou­ve­ment néer­lan­dais popu­laire), où plu­sieurs ten­dances convergent dans le but de for­mer un front uni­taire à demi-socia­liste ; on y trouve, mêlés des catho­liques, des libé­raux, des socia­listes, etc. ; ils publient, un heb­do­ma­daire à grand tirage et recrutent leurs rédac­teurs dans la résistance. 

Vous appren­drez. avec plai­sir que notre cama­rade anti-mili­ta­riste Scher­me­rhorn (dont le neveu est pre­mier ministre !) est encore vivant ; il compte 80 ans et, la semaine pas­sée, il a exal­té la mémoire du libre-pen­seur Léo Polak, assas­si­né par les Allemands. 

La vie éco­no­mique est com­plè­te­ment anéan­tie : nos chan­tiers sont rui­nés, nos ports démo­lis, nos usines pillées, les machines ayant été empor­tées par les Alle­mands. Nos villes les plus belles, telles Arn­hem, Nimègue, La Haye, Rot­ter­dam, ont été entiè­re­ment dévas­tées par la guerre. Les Pays-Bas sont un pays détruit et déso­lé. C’est à peine si les trains, recom­mencent à rou­ler… La vie n’est pas chère, mais il n’y a presque rien à ache­ter. Cepen­dant, le ravi­taille­ment s’a­mé­liore un peu chaque jour et nous sommes heu­reux de trou­ver quand même quelque chose à man­ger après l’af­freuse famine de l’hi­ver der­nier. Ce qui nous manque le plus, ce sont les chaus­sures et les vête­ments. Jadis l’un plus riches pays de l’Eu­rope, nous voi­ci deve­nus l’un des plus pauvres… 

Ce qui occupe tous les esprits ici c’est ce que vous appe­lez « l’é­pu­ra­tion ». Les ex-membres de l’an­cien par­ti nazi hol­lan­dais ont par­tout dis­pa­ru ou se trouvent dans nos camps de concen­tra­tion qui en comptent 120, ren­fer­mant 85 000 nazis et col­la­bo­ra­teurs néer­lan­dais. Inutile de vous dire que nombre de grands col­la­bo­ra­teurs ont été lais­sés en liber­té et que dans ces camps, étant don­né les len­teurs appor­tées à l’exa­men des dos­siers, inno­cents et cou­pables sont confon­dus. Un décret-loi pro­mul­gué par le gou­ver­ne­ment néer­lan­dais, lors­qu’il sié­geait à Londres, a réta­bli la peine de mort, abo­lie il y a 71 ans. L’é­pu­ra­tion de la presse est dif­fi­cile et son appli­ca­tion entrave la liber­té de la presse, qui consti­tue l’un des prin­ci­paux articles de la consti­tu­tion des Pays-Bas. Toutes ces mesures sont, bien enten­du, pré­sen­tées comme pro­vi­soires, mais on court le risque que ce pro­vi­soire se pro­longe et se tourne contre les publi­ca­tions qui pren­dront à par­tie le gouvernement… 

Le mou­ve­ment syn­di­cal se déve­loppe assez curieu­se­ment. Les grou­pe­ments réfor­mistes, tou­jours très puis­sants chez nous, ont com­plè­te­ment échoué durant l’oc­cu­pa­tion. Après la libé­ra­tion, il s’est consti­tué un « mou­ve­ment syn­di­cal uni­tai­reé » qui vise à réunir tous les ouvriers et accuse une orien­ta­tion révo­lu­tion­naire. Les dockers de Rot­ter­dam en font tous par­tie et ce grou­pe­ment espère fusion­ner avec les syn­di­cats réfor­mistes et confessionnels… 

Natu­rel­le­ment, j’ex­pose la situa­tion à un point de vue géné­ral et non au point de vite liber­taire. Nous savons à quoi nous en tenir sur la poli­tique et les poli­ti­ciens. Voi­ci main­te­nant où en est notre presse à nous : De Vrije Socia­list (le socia­liste liber­taire) repa­raît, tou­jours avec G. Rjjn­ders comme rédac­teur, ten­dance pure­ment anar­chiste. Paraît éga­le­ment la revue De Gemeen­schap (la com­mu­nau­té) à ten­dance liber­taire. Enfin, il y a De Vlam (la Flamme qui ras­semble touts les cou­rants socia­listes (à l’ex­cep­tion du par­ti com­mu­niste) : social-démo­crates, socia­listes révo­lu­tion­naires, socia­listes chré­tiens, syn­di­ca­listes de toutes nuances, socia­listes liber­taires même, cette revue à ten­dance huma­ni­taire tire à 30 000 exem­plaires par semaine… 

A.-G Bakels

La Presse Anarchiste