[(Dans son article sur la
grève des maçons parisiens (Vie Ouvrière,
5 octobre), A. Schmitz, après avoir retracé les
conditions et les incidents de cette lutte, s’était borné
à reproduire le texte du contrat qui intervint comme solution,
sans en discuter les points essentiels.
Fallait-il discuter ces
points importants, profiter de ce cas particulier pour examiner, à
la lumière d’une expérience, cette grosse question du
contrat collectif ? Nous l’avons pensé. D’accord avec
Schmitz, nous avons demandé à Pierrot — qui venait de
critiquer très vivement le contrat dans deux articles des
Temps Nouveaux — de résumer ses arguments dans un
article destiné à la Vie Ouvrière,
article auquel Schmitz ferait une réponse. Voici l’article de
Pierrot. Schmitz nous donnera le sien pour le numéro prochain
Mais cette discussion
qui devait tout d’abord s’arrêter là, nous avons songé
à l’élargir, à la faire plus complète.
Pourquoi ne profiterions-nous pas de cette occasion pour examiner
sous toutes ses faces l’importante question des contrats collectifs.
Le ministère du travail fait grand effort pour acclimater le
mot en attendant d’acclimater ce qui existe sous ce nom en Australie,
en Amérique, en Angleterre.
Mais du mot à la
chose, il y a de la marge. C’est ce que ne manqueront pas d’établir
les camarades qui apporteront leur contribution d’explications et de
renseignements à cette enquête à laquelle la Vie
Ouvrière, invite ses abonnés et tous les militants
ouvriers à prendre part.)]
Un contrat collectif a
pour but de fixer pour un certain temps les rapports entre patrons et
ouvriers. C’est donc un moyen de paix sociale auquel les patrons
n’ont songé que lorsque les ouvriers étaient déjà
assez forts pour se faire craindre. Auparavant, les salariés
étaient soumis à l’arbitraire des employeurs.
Maintenant que grâce à l’association leur mentalité
et leur action sont devenues plus puissantes, leurs employeurs, ou
les plus avisés d’entre eux, s’avisent tout d’un coup qu’il
serait plus régulier d’établir un traité de paix
à échéance renouvelable.
Ce n’est d’ailleurs
qu’en désespoir de cause que les patrons se sont décidés.
Ils ont usé auparavant de menaces et de persécutions ;
ils ont employé le lock-out. Mais la classe ouvrière ne
pouvait plus être si facilement matée. Les soubresauts
de la lutte ont eu des répercussions fâcheuses pour les
intérêts patronaux. On a traité.
Une première
remarque s’impose, c’est que le contrat collectif implique la
suppression de la grève, pendant tout le temps de sa
durée.
À
cause de cette suppression des grèves, les réclamations
ou contestations ne peuvent plus être laissées à
l’initiative des intéressés directs (individus ou
équipes d’un même chantier) ; elles doivent être
remises aux mains d’un comité central (bureau syndical ou
fédéral) qui se met en rapport avec le comité
patronal, représentant l’ensemble des patrons.
La réunion de ces
deux comités forme une sorte de tribunal arbitral, disons une
commission mixte.
On voit tout de suite
les conséquences d’un tel état de choses : d’abord
la suppression de toute agitation ouvrière, la direction du
bureau syndical sur les manifestations de la vie corporative, donc
tendance à la centralisation, à la bureaucratie, avec
le développement de l’esprit de discipline et d’obéissance.
Plus de révoltes
spontanées, mais simplement des réclamations portées
devant le tribunal commun ; on châtre ainsi toute velléité
d’énergie.
Dans les conflits qui
pourront éclater, la commission mixte ne pourra pas s’occuper
de l’antagonisme social. L’exploitation capitaliste, la production de
plus-value sont des constatations qu’elle sera forcée
d’ignorer pour fonctionner. Elle devra se tenir sur le terrain légal
actuel et accepter les rapports entre patrons et ouvriers comme
rapports légitimes et naturels. Elle devra louvoyer entre les
petits compromis de la vie courante. Elle sera donc un excellent
instrument de paix sociale. Elle réglera tout par de bonnes
paroles, elle apaisera toutes les révoltes, elle les
condamnera au besoin : et les ouvriers seront matés par
leurs propres délégués.
Or la perturbation
économique est la seule arme dont disposent les ouvriers pour
limiter l’exploitation capitaliste. Le contrat collectif n’est
institué que pour empêcher cette perturbation,
préjudiciable aux affaires et à l’enrichissement des
patrons. Ceux-ci d’ailleurs accumulent les précautions. Aux
États-Unis, par
exemple, où le contrat collectif est d’un usage commun, les
patrons ont soin de conclure des contrats particuliers avec chaque
catégorie de leurs salariés ; ces contrats
arrivent à échéance à des dates
différentes. Il en résulte qu’en cas de conflit d’une
catégorie de travailleurs avec le patron, à
l’expiration d’un de ces contrats, les travailleurs des autres
catégories restent neutres, liés qu’ils sont par leurs
contrats en cours.
À
Paris, les maçons ont conclu un contrat avec les
entrepreneurs ; mais les autres corporations du bâtiment
sont en dehors de ce contrat. À
l’heure actuelle, les poseurs en menuiserie sont en grève ;
s’ils arrivent, un jour ou l’autre, à signer un contrat, il
est possible que les patrons s’arrangent pour qu’il ne coïncide
pas avec celui des maçons ; la lutte et la solidarité
ouvrières seraient ainsi rendues plus difficiles.
Les patrons emploient
encore d’autres précautions. Dans le contrat du bâtiment,
ils ont fait inscrire plusieurs dispositions (art. 9) pour affirmer
et assurer leur autorité. Les ouvriers ne sont pas chez eux
sur le chantier ; le patron est le seul maître des
embauchages et des renvois ; aucun acte de solidarité
n’est permis. J’ai fait, dans les Temps Nouveaux [[Numéros du 3 et 17 octobre]],
la critique de ces dispositions ; je n’y reviendrai pas ici.
Ce qui nous intéresse,
nous, révolutionnaires, c’est surtout l’éducation de la
masse, c’est, en particulier, la destruction de l’obéissance à
l’autorité. Or voici un contrat qui affirme cette autorité
patronale. Non seulement il gêne la propagande révolutionnaire,
mais il affaiblit les revendications immédiates, dont la force
est faite de la force des caractères et du dépouillement
des préjugés.
Si les ouvriers sont
assez forts, qu’ont-ils besoin d’un contrat collectif ? Toute
grève ne se termine-t-elle pas par un contrat tacite ?
À
l’argument que le contrat collectif a l’avantage d’unifier les
salaires et les conditions de travail dans une région pour une
corporation, on peut répondre que ce contrat collectif n’est
que le résultat de l’effort ouvrier antérieur, d’une
grève généralisée, par exemple. Si les
patrons se décident à signer le contrat, il faut qu’ils
aient constaté que les ouvriers étaient assez forts
pour imposer leurs conditions. Ils accordent donc ces conditions,
mais afin que les ouvriers restent tranquilles.
Les patrons ont toujours
le moyen de se rattraper ; ils élèveront le prix
de leurs marchandises ou de leurs devis, et, au bout d’un certain
temps, par répercussion insensible, avec l’élévation
du coût de la vie (cherté plus grande des marchandises
et des loyers), les ouvriers seront Gros-Jean comme devant. Ils
auront simplement vendu leur liberté d’action pour quelques
avantages relatifs et temporaires.
On me dira que le
contrat collectif du bâtiment a consacré l’abolition des
tâcherons. Encore pour ceci, les patrons qui ont traité
étaient déjà arrivés, pour la plupart, à
se passer du travail à la tâche. Les ouvriers n’ont fait
que précipiter une évolution, réalisée en
partie.
Je ne veux cependant pas
faire de réserves sur l’abolition du tâcheronnat.
J’admets même que les ouvriers obtiennent quelques avantages
temporaires. J’admets encore qu’ils sauront échapper au danger
des contrats à échéance différente pour
les diverses catégories d’une même corporation, quoique
la fixité d’un contrat à terme soit par elle-même
un danger. Mais est-ce suffisant pour payer tout cela par la
signature d’un contrat collectif qui limite l’action ouvrière ?
Ce qui importe, c’est de
diminuer l’autorité patronale, c’est d’augmenter la force
ouvrière. Et le contrat collectif ne fait, au contraire,
qu’affermir le principe d’autorité.
L’institution d’une
commission mixte entraîne la dépendance de toute
action individuelle à l’autorisation et à la direction
d’un bureau syndical, puisque ce bureau est engagé envers le
patronat, et que son rôle aboutit nécessairement à
maintenir les ouvriers dans la tranquillité et la servitude
(suppression des grèves).
Du rôle
prépondérant pris par le bureau syndical, découle,
à brève échéance, le triomphe du
fonctionnarisme corporatif, ayant pour conséquence
l’abaissement de la mentalité ouvrière. Il est
d’ailleurs à remarquer que les parties en cause dans le
contrat collectif représentent non l’ensemble des patrons et
des ouvriers, mais les syndicats des uns et des autres. La commission
mixte est composée des délégués des deux
syndicats.
Il en résulte la
prépondérance des syndiqués sur les autres
ouvriers. On ira donc au syndicat, non plus pour combattre les
patrons ou se défendre, mais pour avoir droit aux privilèges
acquis. Un nouvel état d’esprit tend à s’implanter dans
les syndicats du bâtiment, et il se manifeste par une tactique
nouvelle.
D’abord, on cherche à
recruter de gré ou de force, tous les travailleurs occupés
sur les chantiers, de façon à former une masse compacte
pour en imposer au patronat. Je me demande seulement quelle doit être
la mentalité de ces nouveaux convertis, quelle peut bien être
la conviction et la force morale de ces gens amenés au
syndicat grâce à « la chaussette à
clous et à la machine à bosseler ». C’est
une masse moutonnière qui ne peut songer qu’à des
intérêts immédiats et qui doit être
conduite, surveillée, dirigée ; il lui faut des
chefs. Voilà démontrée l’utilité des
fonctionnaires appointés !
Ensuite, on cherche à
limiter le nombre des privilégiés, je veux dire à
ne pas laisser dépasser à l’effectif syndical un
certain chiffre par rapport aux demandes d’emploi. Il en résulte
qu’on défend par des droits prohibitifs l’entrée du
syndicat aux intrus, aux nouveaux venus, aux sans-travail.
En définitive, le
syndicat tend à s’assurer pour lui-même le monopole du
travail.
Ces tendances, qui
commencent à se faire jour dans le bâtiment, grâce
à la mentalité de la masse, non éduquée
et recrutée de force, ces tendances sont celles (quoi qu’on en
ait dit) qui existent dans toute leur laideur, dans tout leur
égoïsme, en Angleterre et aux États-Unis.
C’est la pratique du contrat collectif qui a développé
cette mentalité.
Nous avions, nous,
anarchistes, une autre conception du syndicalisme. Nous considérions
le syndicat comme un groupe de combat et de propagande, s’attachant à
l’éducation des travailleurs et surtout en temps de grève ;
nous considérions les militants syndicaux comme des pionniers
révolutionnaires, créant la voie de délivrance
pour leurs frères de misère, inconscients ou plus
faibles.
Les temps héroïques
sont révolus. On m’a dit que je ne connaissais rien à
la pratique. Je sais simplement que cette pratique c’est du
réformisme tout pur. Le gouvernement ne s’y est pas trompé ;
désireux de la paix sociale, il est partisan des contrats
collectifs et fera tout pour qu’ils se généralisent.
En réalité,
— faut-il le dire ? — le contrat collectif du bâtiment
n’est qu’un compromis dû à la fatigue des deux partis.
Si les patrons étaient las d’une lutte qui les empêchait
de s’enrichir tranquillement, les ouvriers étaient fatigués,
presque découragés. Le contrat collectif s’est présenté
à eux comme le moyen de souffler. Qu’ils prennent garde de
n’avoir obtenu un repos précaire qu’en échange d’une
servitude prolongée.
M. Pierrot