La Presse Anarchiste

Devant quelle guerre ?

Depuis 1948 Cornélius Cas­to­ri­adis, tout d’abord au sein de la revue Social­isme ou Bar­barie puis seul, a mené une réflex­ion de fond sur la nature du régime sovié­tique et de la bureau­cratie. Com­mu­niste cri­tique au départ de sa réflex­ion, le développe­ment de ses analy­ses l’a pro­gres­sive­ment éloigné du marx­isme-lénin­isme, puis du marx­isme. Aujour­d’hui, les idées qu’il a tou­jours défendues (la bureau­cratie comme classe dom­i­nante, le sys­tème sovié­tique comme cap­i­tal­isme bureau­cra­tique, le soi-dis­ant « social­isme » comme sys­tème d’op­pres­sion et de répres­sion.…) sem­blent des lieux com­muns. Il faut se rap­pel­er qu’elles ont été élaborées en grande par­tie à la fin des années 40 et dans les années 50, à une époque où le PC exerçait en France un qua­si-mono­pole sur la pen­sée « de gauche » et où toute cri­tique de l’URSS ne pou­vait qu’être de droite. Les analy­ses de Cas­to­ri­adis ont été dévelop­pées sans aucun lien, à ma con­nais­sance, avec la pen­sée anar­chiste. Elles ont ceci de par­ti­c­uli­er cepen­dant qu’elles ne sont à aucun moment en con­tra­dic­tion avec les idées lib­er­taires. Cela suf­fit à expli­quer l’in­flu­ence qu’elles peu­vent avoir dans le mou­ve­ment anar­chiste et qui n’est pas nég­lige­able, en France comme à l’étranger.

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Cas­to­ri­adis a pub­lié il y a plus de deux ans main­tenant un livre sur les prob­lèmes de la con­fronta­tion nucléaire entre les deux blocs. Ce n’est pas un ouvrage d’ac­tu­al­ité cher­chant à exploiter un thème à la mode, mais au con­traire il pour­suit et va au-delà des analy­ses précé­dentes de l’au­teur. Jusqu’à présent Cas­to­ri­adis avait écrit sur la dom­i­na­tion bureau­cra­tique de l’ap­pareil du Par­ti-État. « Devant la guerre » rompt avec ce sché­ma, et la thèse avancée est très neuve : les analy­ses sur la bureau­cratie con­vi­en­nent par­faite­ment pour la total­ité de la société à l’époque stal­in­i­enne. Depuis, l’ar­mée con­sid­érée comme corps social a pris une place prépondérante (économique, poli­tique, idéologique) en URSS et le sys­tème bureau­cra­tique « clas­sique » a été relégué au secteur civ­il de la société, dans un rôle d’ap­pli­ca­tion essen­tielle­ment et non plus de déci­sion. Aujour­d’hui, l’URSS est séparée en société mil­i­taire et société civile, avec prépondérance de la pre­mière sur la sec­onde, mais sans que ce soit l’ar­mée qui soit directe­ment au pouvoir.

Il est intéres­sant de voir com­ment Cas­to­ri­adis est venu à pos­tuler une dichotomie de la société russe. En s’in­ter­ro­geant sur la puis­sance réelle de l’ar­mée russe, il s’est aperçu que tout ce qui la con­cerne (matériel, organ­i­sa­tion, trans­mis­sion…) est qual­i­ta­tive­ment dif­férent de ce qui existe dans la société civile. C’est un lieu com­mun de décrire le mau­vais fonc­tion­nement de l’é­conomie civile. La bureau­cratie vit sur un trucage général des chiffres tou­jours suré­val­ués, suré­val­u­a­tion qui se réper­cute à tous les niveaux quant à la quan­tité et à la qual­ité des matières pre­mières, sources d’én­ergie, pro­duits et biens man­u­fac­turés, ser­vices. Des prob­lèmes d’or­gan­i­sa­tion (cir­cuits de dis­tri­b­u­tion par exem­ple) ampli­fient encore le phénomène. Enfin les tra­vailleurs eux-mêmes, face à leurs mau­vais­es con­di­tions de vie et de tra­vail, tra­vail­lent le moins pos­si­ble. L’ex­em­ple habituel qui résume toutes les tares du sys­tème est celui de l’a­gri­cul­ture : pays anci­en­nement expor­ta­teur de den­rées agri­coles, l’URSS en est réduit aujour­d’hui à importer du blé presque chaque année. Ce secteur civ­il est péri­odique­ment soumis à des réformes, bien sou­vent con­tra­dic­toires, qui ne peu­vent rien résoudre et ne résol­vent rien car ne s’at­taquant pas aux caus­es réelles.

Le secteur mil­i­taire par con­tre est très per­for­mant. L’arme­ment sovié­tique (chars, avions, mis­siles, navires) est équiv­a­lent en qual­ité à son homo­logue occi­den­tal. La recherche spa­tiale, la tech­nique infor­ma­tique, la tech­nolo­gie en général de l’ar­mée russe sont elles aus­si à un niveau équiv­a­lent. L’idée du retard des Sovié­tiques dans le secteur mil­i­taire provient du fait qu’on assim­i­le la pro­duc­tion civile de mau­vaise qual­ité à la pro­duc­tion mil­i­taire. Cas­to­ri­adis fait le con­traire. Par­tant de la bonne qual­ité de tout ce qui est pro­duit dans le secteur mil­i­taire con­trastant avec l’in­curie du civ­il, il pos­tule qu’il existe un com­plexe mil­i­taro-indus­triel qui fonc­tionne unique­ment pour l’ar­mée, et d’une façon qual­i­ta­tive­ment dif­férente de l’in­dus­trie civile. Cette dif­férence de qual­ité s’ex­plique de deux manières : les mil­i­taires « écrè­ment » le secteur civ­il en prenant les meilleures matières pre­mières, les meilleurs biens pro­duits et aus­si les meilleurs ingénieurs, tech­ni­ciens, ouvri­ers, chercheurs ; mais ce per­son­nel dis­posant de tout ce qu’il y a de meilleur tra­vaille dif­férem­ment du sovié­tique moyen, et pour cela il doit être priv­ilégié par rap­port à lui. Ce secteur mil­i­taire représente selon Cas­to­ri­adis la base sociale du régime et il avance quelques chiffres : 23 mil­lions de mem­bres de l’ar­mée et des entre­pris­es « fer­mées » (les entre­pris­es du secteur mil­i­taire), plus 12 mil­lions de mem­bres du Par­ti dans le secteur civ­il de l’é­conomie. Face à ces 35 mil­lions de priv­ilégiés, il oppose 23 mil­lions de paysans et 70 à 80 mil­lions d’ou­vri­ers et d’employés.

Cette « mil­i­tari­sa­tion » de la société est très pro­fonde et très dif­férente de ce que l’on peut enten­dre habituelle­ment par ce mot. Il ne s’ag­it pas de la prise en main de l’ad­min­is­tra­tion civile par l’ap­pareil mil­i­taire ni d’une influ­ence pro­fonde de ce même appareil sur l’é­d­u­ca­tion, la cul­ture…, ni même des pris­es de déci­sions au plus haut niveau par les mil­i­taires (le Polit­buro, véri­ta­ble cen­tre du pou­voir en URSS, est com­posé en grande majorité de civils). Mais la poli­tique générale du pays, intérieure comme extérieure, est définie et appliquée en fonc­tion des intérêts de l’ar­mée. Le Par­ti n’est plus réelle­ment prépondérant en URSS car l’idéolo­gie com­mu­niste est morte dans ce pays : plus per­son­ne n’y croit, ni hors ni dans le Par­ti. Le moteur de la société n’est plus une société sans classe idéale qu’il faut attein­dre le plus tôt pos­si­ble, mais l’aspi­ra­tion à éten­dre l’Em­pire sovié­tique au max­i­mum. C’est le seul but qui reste au régime, et c’est pourquoi l’ar­mée a pris cette impor­tance. L’idéolo­gie com­mu­niste est donc rem­placée par le con­cept de la « force brute ». Le dis­cours du pou­voir base tout sur la puis­sance de l’URSS, avec le développe­ment du sen­ti­ment nation­al­iste dans la pop­u­la­tion. Le mécan­isme est le suiv­ant : « nous vivons mal, mais notre pays est puis­sant, invin­ci­ble ». À défaut d’o­r­anges, le Sovié­tique doit se con­tenter des vic­toires mil­i­taires ou diplo­ma­tiques de son pays dans le monde. Mais pour que tout l’éd­i­fice tienne, il faut que cette puis­sance ne se démente pas. Les intérêts de l’an­née sont donc ceux du régime dans son entier, y com­pris de l’ap­pareil civ­il. Pour car­ac­téris­er cette nou­velle forme de pou­voir, Cas­to­ri­adis a forgé le mot « stra­to­cratie » du grec stratos = armée.

Les idées que développe Cas­to­ri­adis sur cette stra­to­cratie ne sont que des hypothès­es. Il avance un fais­ceaux de faits qui vont dans le sens de sa théorie, mais il ne peut pas apporter, dans l’é­tat actuel de nos con­nais­sances sur le fonc­tion­nement de la société sovié­tique con­tem­po­raine, de preuves formelles. Mais cette hypothèse pour­ra se révéler féconde par les infor­ma­tions que pour­ront apporter les travaux effec­tués pour la con­firmer ou l’in­firmer, mais aus­si par les expli­ca­tions qu’elle peut fournir à cer­tains aspects de la réal­ité sovié­tique. Par exem­ple, dans l’op­tique de Cas­to­ri­adis, si la société civile est si mal dévelop­pée, c’est que le pou­voir ne veut pas le faire. Ce développe­ment pour­rait entraîn­er en effet une diminu­tion de son assu­jet­tisse­ment à la société mil­i­taire. En out­re, ce « sous-développe­ment » est un moyen par­mi bien d’autres de con­trôle social par réduc­tion des lib­ertés (loisirs passés à faire la queue dans les mag­a­sins, heures sup­plé­men­taires sans nom­bre, jours théorique­ment chômés tra­vail­lés en fait).

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La déf­i­ni­tion de la stra­to­cratie russe ne représente qu’une face du livre de Cas­to­ri­adis. L’autre est con­sacrée aux prob­lèmes de la con­fronta­tion entre l’URSS et les USA, la com­para­i­son des forces en présence et les évo­lu­tions pos­si­bles de la sit­u­a­tion avec en fil­igrane une éventuelle guerre nucléaire. Cette par­tie est beau­coup plus liée à l’ac­tu­al­ité (il ne faut pas oubli­er que ce livre a déjà deux ans et demi), et par cer­tains côtés elle se rap­proche d’un rap­port d’ex­pert du Pen­tagone. Sa thèse générale est sim­ple : l’URSS est supérieure aux USA dans tous les domaines. Que cette supéri­or­ité soit réelle ou non ne con­cerne pas mon pro­pos, et pour les chiffres que donne Cas­to­ri­adis, je lui fais entière­ment con­fi­ance. L’aspect dis­cutable est ailleurs. Cas­to­ri­adis veut prou­ver que la supéri­or­ité de l’URSS n’est pas rel­a­tive, mais absolue et dans tous les domaines. Les USA et l’URSS ont un arse­nal nucléaire capa­ble cha­cun de détru­ire plusieurs fois l’autre. Mais en dehors de cela, l’URSS est supérieure en tout : nom­bre de têtes nucléaires, forces con­ven­tion­nelles, marine, posi­tion stratégique, posi­tion dans le Tiers-monde, etc… Cette posi­tion est cri­ti­quable à mon sens sur trois points principaux :

1. — Le Tiers-Monde : Cas­to­ri­adis affirme que l’ex­pan­sion de l’in­flu­ence de l’URSS dans le Tiers-Monde est con­stante et irréversible. Cuba, le Viet­nam, le Yémen, l’An­go­la, le Mozam­bique, l’Éthiopie sont les jalons de cette expan­sion. Il l’at­tribue à la force que garde encore l’idéolo­gie com­mu­niste dans le Tiers-Monde, au dis­crédit des USA et des autres pays occi­den­taux ex-colonisa­teurs dans ces régions et aux pos­si­bil­ités d’in­ter­ven­tions indi­rectes par Cubains ou Viet­namiens inter­posés. Dans ce proces­sus, l’URSS n’au­rait con­nu aucun échec jusqu’à présent, l’É­gypte et la Soma­lie n’é­tant pas selon Cas­to­ri­adis des pertes pour les Russ­es, mais des « man­ques à gagner ».

Il n’est pas évi­dent que l’idéolo­gie com­mu­niste soit si pop­u­laire dans le Tiers-Monde. Si Cuba et le Viet­nam ont un régime directe­ment copié sur celui de l’URSS, c’est beau­coup moins évi­dent pour d’autres pays. L’Éthiopie par exem­ple est une dic­tature mil­i­taire et le sys­tème du par­ti unique n’y est qu’à l’é­tat embry­on­naire. En Afrique en règle générale, ce sont les élites occi­den­tal­isées qui sont sen­si­bles à l’idéolo­gie com­mu­niste. La masse des pop­u­la­tions paysannes y est étrangère et n’est que recou­verte d’un mince ver­nis idéologique qui craque à chaque instant dans les pays sous l’in­flu­ence de l’URSS. Même en Amérique Latine, où la pop­u­lar­ité du com­mu­nisme est cer­taine, le même prob­lème se pose dans les pays à forte minorité ou à majorité indi­enne. Le com­mu­nisme y est bien sou­vent perçu comme un instru­ment des blancs pour mieux les asservir. L’at­ti­tude des miski­tos au Nicaragua par exem­ple ne ren­tre pas dans les sché­mas de prise du pou­voir com­mu­nistes. La majorité des pays du Tiers-Monde sous influ­ence sovié­tique a un régime qui peut retourn­er demain dans l’or­bite améri­caine avec des amé­nage­ments de détail : la classe poli­tique égyp­ti­enne n’a été que peu affec­tée par la rup­ture de Sadate avec l’URSS, et le dic­ta­teur soma­lien ami des Russ­es est sim­ple­ment devenu dic­ta­teur ami des Améri­cains sans crise pro­fonde de régime non plus.

L’ex­pan­sion sovié­tique a été spec­tac­u­laire dans le Tiers-Monde au cours du dernier tiers de siè­cle car c’é­tait aupar­a­vant un domaine exclu­sive­ment livré aux Occi­den­taux. Ils ont en grande par­tie prof­ité des luttes qui s’y dévelop­paient (bien sou­vent luttes de libéra­tion nationale) pour s’im­planter dans un cer­tain nom­bre de pays. Mais plus l’in­flu­ence de l’URSS s’ac­croît, plus elle se heurte à des intérêts antag­o­nistes entre lesquels elle est oblig­ée de choisir, ce qui lui crée des enne­mis sur lesquels les USA peu­vent éventuelle­ment s’ap­puy­er à leur tour. Les luttes dont ont prof­ité les Russ­es sont locales et ont des caus­es his­toriques, géo­graphiques, économiques, eth­niques,… divers­es. En rem­plaçant les Occi­den­taux dans le rôle de puis­sance tutélaire, l’URSS hérite de ces prob­lèmes sans pou­voir les faire dis­paraître, même avec ses méth­odes répres­sives pour­tant bien rodées. Les rôles sont inver­sés et des guéril­las peu­vent être dirigées con­tre des régimes proruss­es. L’ex­em­ple de la Corne de l’Afrique est typ­ique : l’URSS a com­mencé par plac­er ses intérêts dans la guéril­la indépen­dan­tiste de l’Éry­thrée dans l’Éthiopie du Negus. Son influ­ence s’est ensuite éten­due à la Soma­lie. En 1974, le Negus est ren­ver­sé par un coup d’É­tat mil­i­taire. Le nou­veau régime va dériv­er peu à peu vers le camp sovié­tique. L’Éthiopie ayant des intérêts con­tra­dic­toires avec l’Éry­thrée et la Soma­lie, les alliances vont se retourn­er : la Soma­lie va s’af­fron­ter mil­i­taire­ment à l’Éthiopie et retourn­er dans le giron améri­cain, les maquis éry­thréens vont être lâchés par Moscou qui va au con­traire envoy­er des spé­cial­istes antiguéril­la aux Éthiopi­ens pour les aider à les écras­er. Jusqu’à présent, ils n’y sont pas par­venus. Si demain l’Éry­thrée parvient à l’indépen­dance, elle ne sera sûre­ment pas proso­vié­tique. De même en Ango­la les maquis pro-occi­den­taux de l’U­NI­TA sont impor­tants, et en Indo­chine les maquis anti­com­mu­nistes cam­bodgiens, lao­tiens et même viet­namiens n’ont tou­jours pas été écrasés mil­i­taire­ment par le régime de Hanoï mal­gré plusieurs tentatives.

2. — Les pays du « glacis »: Si un échec dans le Tiers-Monde reste relatif et aisé­ment com­pens­able pour l’URSS, il n’en est pas de même pour les pays qu’elle con­trôle beau­coup plus directe­ment : Europe de l’Est, Mon­golie et depuis peu Afghanistan. Les inva­sions de la Hon­grie, de la Tché­coslo­vaquie, de l’Afghanistan mon­trent que l’URSS est prête à s’en­gager très loin pour les con­serv­er, et donc qu’ils ont une impor­tance cap­i­tale. Cet emploi direct de la force, et de l’ar­mée sovié­tique, ne laisse aucune marge de manœu­vre aux Russ­es. En effet si l’hy­pothèse de Cas­to­ri­adis sur la stra­to­cratie est la bonne, tout échec dans ces pays ébran­le les bases mêmes du régime : la puis­sance invin­ci­ble de l’URSS. De ce point de vue, la résis­tance afghane qui dure depuis près de trois ans et qui n’est tou­jours pas vain­cue même si elle n’est pas vain­queur mon­tre toutes les lim­ites que l’on peut soupçon­ner à l’Ar­mée Rouge. Elle a été capa­ble d’en­vahir le pays en moins d’une semaine, d’in­staller un régime fan­toche et une infra­struc­ture d’oc­cu­pa­tion effi­cace, mais mal­gré toute sa puis­sance humaine et tech­nologique, elle est inca­pable de con­trôler plus que quelques villes et les prin­ci­paux axes de com­mu­ni­ca­tion. Cas­to­ri­adis recon­naît le courage des résis­tants afghans mais sem­ble penser qu’ils ne pour­ront pas faire grand-chose. La date de rédac­tion du livre n’est prob­a­ble­ment pas étrangère à cette vision de la sit­u­a­tion. Aujour­d’hui, mal­gré ses hauts et ses bas, cette résis­tance a véri­fié les pré­dic­tions qui voy­aient en l’Afghanistan un autre Viet­nam, mais pour les Russ­es cette fois-ci. Les Sovié­tiques ne peu­vent ni paci­fi­er le pays, ni s’en dégager honorablement.

Les luttes qui peu­vent se dérouler en Europe de l’Est et actuelle­ment c’est la Pologne qui occupe le devant de la scène, enta­ment la puis­sance de l’URSS. Tout bon stratège sait que si l’on veut pass­er à l’of­fen­sive, il vaut mieux que ses arrières soient sûrs. Com­pris dans le cadre d’une expan­sion de l’in­flu­ence sovié­tique dans le monde par tous les moyens y com­pris la force, les évène­ments polon­ais comme la résis­tance afghane sont un fac­teur d’af­faib­lisse­ment de la puis­sance de l’URSS. Les trou­bles en Amérique cen­trale et en Pologne ont la même sig­ni­fi­ca­tion stratégique pour les deux grands : s’il y a le feu dans le jardin des USA, le potager de l’URSS n’est pas épargné. La résis­tance per­sis­tante des Polon­ais n’a tou­jours pas pu être écrasée comme l’ont été les ten­ta­tives hon­groise et tché­coslo­vaque, et elle remet en cause la thèse d’une puis­sance absolue de l’URSS. Ce n’est peut-être qu’un épiphénomène des­tiné à être brisé tôt ou tard. Rien ne per­met de l’af­firmer actuelle­ment, et je préfère croire, dans l’in­térêt des Polon­ais, que c’est le début ou la con­tin­u­a­tion d’un proces­sus qui con­duira tôt ou tard à L’ef­fon­drement de la dom­i­na­tion sovié­tique à l’Est.

3. —Les con­flits en URSS même : Ce dernier aspect touche la cri­tique la plus impor­tante que l’on puisse faire au livre de Cas­to­ri­adis. Toute son argu­men­ta­tion sem­ble sup­pos­er que l’URSS est un sys­tème uni, sta­ble et sans prob­lèmes internes majeurs. Cas­to­ri­adis n’ig­nore pas toutes les poten­tial­ités d’ex­plo­sion sociale qui exis­tent, mais il les écarte volon­taire­ment. Il rap­pelle dans son intro­duc­tion que pour lui « par­mi les pays indus­tri­al­isés, la Russie reste le pre­mier can­di­dat à une révo­lu­tion sociale ». Mais il refuse d’en tenir compte sous pré­texte qu’on ne peut prévoir l’at­ti­tude des pop­u­la­tions sovié­tiques. À la lumière de l’ensem­ble du livre, qui s’acharne à prou­ver que l’URSS est supérieure dans tous les domaines, ça ressem­ble à une mise au plac­ard pure et sim­ple d’un argu­ment avec lequel Cas­to­ri­adis est d’ac­cord, mais qui ne ren­tre pas du tout dans sa thèse générale.

D’après Cas­to­ri­adis le régime ne peut pas se réformer et « la per­spec­tive de change­ment interne en Russie est une per­spec­tive de tout ou rien ». Tout mou­ve­ment social ne peut donc pren­dre qu’une forme rad­i­cale, dans le sens où il ne peut aboutir qu’à l’abo­li­tion du régime actuel, avec tous les boule­verse­ments que cela entraîne même en cas d’échec. Et ces boule­verse­ments ne peu­vent qu’af­faib­lir la puis­sance de l’URSS qui dépend en grande par­tie de sa sta­bil­ité interne. Cas­to­ri­adis recon­naît lui-même que si l’empire russe n’a qu’un but et qu’une jus­ti­fi­ca­tion, son expan­sion, il ne retire aucun autre avan­tage, même économique, de cette expan­sion. Mais par con­tre, plus il s’é­tend, plus l’URSS doit soutenir d’é­conomies sous-dévelop­pées ou chance­lantes, et financer des guer­res directes ou indi­rectes. Dans le cadre d’une crise économique mon­di­ale qui réduit con­sid­érable­ment la crois­sance, y com­pris en URSS, cette aug­men­ta­tion des dépens­es se fait au détri­ment du niveau de vie de la pop­u­la­tion qui n’est pas com­press­ible à l’in­fi­ni, et aug­mente les risques d’in­sta­bil­ité interne. Il ne faut pas oubli­er que ce sont ces 23 mil­lions de paysans et 80 mil­lions d’ou­vri­ers et d’employés, exploités et oppressés, qui sont la base directe de la puis­sance sovié­tique. Sans eux rien n’est pos­si­ble, et il faut en tenir compte au même titre que du nom­bre de têtes nucléaires.

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Cas­to­ri­adis a voulu prou­ver que la puis­sance de l’URSS est totale dans tous les domaines face aux Occi­den­taux. Pour ce faire, il a dû gom­mer et pass­er sous silence les fac­teurs humains qui rel­a­tivi­saient ou rédui­saient à néant (c’est un débat qui sort du cadre de cet arti­cle) cette puis­sance, et priv­ilégi­er au con­traire le rap­port de force au niveau de l’arme­ment et des capac­ités indus­trielles. Mal­gré ce défaut, son livre, notam­ment par l’analyse nou­velle qu’il fait du régime sovié­tique et aus­si par les chiffres sur l’arme­ment qu’il peut don­ner, per­met de réfléchir sur ce thème d’ac­tu­al­ité qu’est le paci­fisme. Cas­to­ri­adis annonçait d’ailleurs une suite à son livre sur ce prob­lème brûlant. Le grand retard qu’il a accu­mulé per­met de penser qu’il n’a pas encore d’idées bien arrêtées sur ce sujet, où qu’il le con­sid­ère suff­isam­ment impor­tant pour ne pas bâcler sa rédac­tion. Cette deux­ième par­tie qui sera for­cé­ment plus poli­tique que la pre­mière, per­me­t­tra sans doute de l’é­clair­er sous un jour nou­veau ou tout au moins de la pré­cis­er sur les points restés obscurs ou ambigus.

W.Wiebieralski

Bib­li­ogra­phie

Le résumé des thès­es de Cas­to­ri­adis don­né dans cet arti­cle est for­cé­ment très sché­ma­tique. Le mieux est donc de lire son livre : Devant la guerre, tome 1 : Les réal­ités, ed. Fayard, Paris, 1981.

Toutes les analy­ses qu’il a pu dévelop­per sur l’URSS avant ce livre sont disponibles dans une édi­tion de poche chez 10/18 en plusieurs vol­umes. Il en a fait lui-même un con­den­sé en 1977 réédité récem­ment en brochure : Le régime social de la Russie, Les Cahiers du Vent du Ch’min nº2, Saint-Denis, 1982.

Pour con­naître ses dernières posi­tions et son influ­ence par­mi les lib­er­taires, on peut lire des inter­views et textes de lui qu’il a don­né ou qui ont été pub­liés dans la presse lib­er­taire inter­na­tionale (en français, cf Ago­ra nº16 mai 83, Lut­ter nº5 mai-août 83 et IRL nº51 été 83, dans l’or­dre sur l’URSS, Marx et le marx­isme, et enfin sur l’in­di­vidu, l’É­tat et l’autonomie). 


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