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Castoriadis a publié il y a plus de deux ans maintenant un livre sur les problèmes de la confrontation nucléaire entre les deux blocs. Ce n’est pas un ouvrage d’actualité cherchant à exploiter un thème à la mode, mais au contraire il poursuit et va au-delà des analyses précédentes de l’auteur. Jusqu’à présent Castoriadis avait écrit sur la domination bureaucratique de l’appareil du Parti-État. « Devant la guerre » rompt avec ce schéma, et la thèse avancée est très neuve : les analyses sur la bureaucratie conviennent parfaitement pour la totalité de la société à l’époque stalinienne. Depuis, l’armée considérée comme corps social a pris une place prépondérante (économique, politique, idéologique) en URSS et le système bureaucratique « classique » a été relégué au secteur civil de la société, dans un rôle d’application essentiellement et non plus de décision. Aujourd’hui, l’URSS est séparée en société militaire et société civile, avec prépondérance de la première sur la seconde, mais sans que ce soit l’armée qui soit directement au pouvoir.
Il est intéressant de voir comment Castoriadis est venu à postuler une dichotomie de la société russe. En s’interrogeant sur la puissance réelle de l’armée russe, il s’est aperçu que tout ce qui la concerne (matériel, organisation, transmission…) est qualitativement différent de ce qui existe dans la société civile. C’est un lieu commun de décrire le mauvais fonctionnement de l’économie civile. La bureaucratie vit sur un trucage général des chiffres toujours surévalués, surévaluation qui se répercute à tous les niveaux quant à la quantité et à la qualité des matières premières, sources d’énergie, produits et biens manufacturés, services. Des problèmes d’organisation (circuits de distribution par exemple) amplifient encore le phénomène. Enfin les travailleurs eux-mêmes, face à leurs mauvaises conditions de vie et de travail, travaillent le moins possible. L’exemple habituel qui résume toutes les tares du système est celui de l’agriculture : pays anciennement exportateur de denrées agricoles, l’URSS en est réduit aujourd’hui à importer du blé presque chaque année. Ce secteur civil est périodiquement soumis à des réformes, bien souvent contradictoires, qui ne peuvent rien résoudre et ne résolvent rien car ne s’attaquant pas aux causes réelles.
Le secteur militaire par contre est très performant. L’armement soviétique (chars, avions, missiles, navires) est équivalent en qualité à son homologue occidental. La recherche spatiale, la technique informatique, la technologie en général de l’armée russe sont elles aussi à un niveau équivalent. L’idée du retard des Soviétiques dans le secteur militaire provient du fait qu’on assimile la production civile de mauvaise qualité à la production militaire. Castoriadis fait le contraire. Partant de la bonne qualité de tout ce qui est produit dans le secteur militaire contrastant avec l’incurie du civil, il postule qu’il existe un complexe militaro-industriel qui fonctionne uniquement pour l’armée, et d’une façon qualitativement différente de l’industrie civile. Cette différence de qualité s’explique de deux manières : les militaires « écrèment » le secteur civil en prenant les meilleures matières premières, les meilleurs biens produits et aussi les meilleurs ingénieurs, techniciens, ouvriers, chercheurs ; mais ce personnel disposant de tout ce qu’il y a de meilleur travaille différemment du soviétique moyen, et pour cela il doit être privilégié par rapport à lui. Ce secteur militaire représente selon Castoriadis la base sociale du régime et il avance quelques chiffres : 23 millions de membres de l’armée et des entreprises « fermées » (les entreprises du secteur militaire), plus 12 millions de membres du Parti dans le secteur civil de l’économie. Face à ces 35 millions de privilégiés, il oppose 23 millions de paysans et 70 à 80 millions d’ouvriers et d’employés.
Cette « militarisation » de la société est très profonde et très différente de ce que l’on peut entendre habituellement par ce mot. Il ne s’agit pas de la prise en main de l’administration civile par l’appareil militaire ni d’une influence profonde de ce même appareil sur l’éducation, la culture…, ni même des prises de décisions au plus haut niveau par les militaires (le Politburo, véritable centre du pouvoir en URSS, est composé en grande majorité de civils). Mais la politique générale du pays, intérieure comme extérieure, est définie et appliquée en fonction des intérêts de l’armée. Le Parti n’est plus réellement prépondérant en URSS car l’idéologie communiste est morte dans ce pays : plus personne n’y croit, ni hors ni dans le Parti. Le moteur de la société n’est plus une société sans classe idéale qu’il faut atteindre le plus tôt possible, mais l’aspiration à étendre l’Empire soviétique au maximum. C’est le seul but qui reste au régime, et c’est pourquoi l’armée a pris cette importance. L’idéologie communiste est donc remplacée par le concept de la « force brute ». Le discours du pouvoir base tout sur la puissance de l’URSS, avec le développement du sentiment nationaliste dans la population. Le mécanisme est le suivant : « nous vivons mal, mais notre pays est puissant, invincible ». À défaut d’oranges, le Soviétique doit se contenter des victoires militaires ou diplomatiques de son pays dans le monde. Mais pour que tout l’édifice tienne, il faut que cette puissance ne se démente pas. Les intérêts de l’année sont donc ceux du régime dans son entier, y compris de l’appareil civil. Pour caractériser cette nouvelle forme de pouvoir, Castoriadis a forgé le mot « stratocratie » du grec stratos = armée.
Les idées que développe Castoriadis sur cette stratocratie ne sont que des hypothèses. Il avance un faisceaux de faits qui vont dans le sens de sa théorie, mais il ne peut pas apporter, dans l’état actuel de nos connaissances sur le fonctionnement de la société soviétique contemporaine, de preuves formelles. Mais cette hypothèse pourra se révéler féconde par les informations que pourront apporter les travaux effectués pour la confirmer ou l’infirmer, mais aussi par les explications qu’elle peut fournir à certains aspects de la réalité soviétique. Par exemple, dans l’optique de Castoriadis, si la société civile est si mal développée, c’est que le pouvoir ne veut pas le faire. Ce développement pourrait entraîner en effet une diminution de son assujettissement à la société militaire. En outre, ce « sous-développement » est un moyen parmi bien d’autres de contrôle social par réduction des libertés (loisirs passés à faire la queue dans les magasins, heures supplémentaires sans nombre, jours théoriquement chômés travaillés en fait).
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La définition de la stratocratie russe ne représente qu’une face du livre de Castoriadis. L’autre est consacrée aux problèmes de la confrontation entre l’URSS et les USA, la comparaison des forces en présence et les évolutions possibles de la situation avec en filigrane une éventuelle guerre nucléaire. Cette partie est beaucoup plus liée à l’actualité (il ne faut pas oublier que ce livre a déjà deux ans et demi), et par certains côtés elle se rapproche d’un rapport d’expert du Pentagone. Sa thèse générale est simple : l’URSS est supérieure aux USA dans tous les domaines. Que cette supériorité soit réelle ou non ne concerne pas mon propos, et pour les chiffres que donne Castoriadis, je lui fais entièrement confiance. L’aspect discutable est ailleurs. Castoriadis veut prouver que la supériorité de l’URSS n’est pas relative, mais absolue et dans tous les domaines. Les USA et l’URSS ont un arsenal nucléaire capable chacun de détruire plusieurs fois l’autre. Mais en dehors de cela, l’URSS est supérieure en tout : nombre de têtes nucléaires, forces conventionnelles, marine, position stratégique, position dans le Tiers-monde, etc… Cette position est critiquable à mon sens sur trois points principaux :
1. — Le Tiers-Monde : Castoriadis affirme que l’expansion de l’influence de l’URSS dans le Tiers-Monde est constante et irréversible. Cuba, le Vietnam, le Yémen, l’Angola, le Mozambique, l’Éthiopie sont les jalons de cette expansion. Il l’attribue à la force que garde encore l’idéologie communiste dans le Tiers-Monde, au discrédit des USA et des autres pays occidentaux ex-colonisateurs dans ces régions et aux possibilités d’interventions indirectes par Cubains ou Vietnamiens interposés. Dans ce processus, l’URSS n’aurait connu aucun échec jusqu’à présent, l’Égypte et la Somalie n’étant pas selon Castoriadis des pertes pour les Russes, mais des « manques à gagner ».
Il n’est pas évident que l’idéologie communiste soit si populaire dans le Tiers-Monde. Si Cuba et le Vietnam ont un régime directement copié sur celui de l’URSS, c’est beaucoup moins évident pour d’autres pays. L’Éthiopie par exemple est une dictature militaire et le système du parti unique n’y est qu’à l’état embryonnaire. En Afrique en règle générale, ce sont les élites occidentalisées qui sont sensibles à l’idéologie communiste. La masse des populations paysannes y est étrangère et n’est que recouverte d’un mince vernis idéologique qui craque à chaque instant dans les pays sous l’influence de l’URSS. Même en Amérique Latine, où la popularité du communisme est certaine, le même problème se pose dans les pays à forte minorité ou à majorité indienne. Le communisme y est bien souvent perçu comme un instrument des blancs pour mieux les asservir. L’attitude des miskitos au Nicaragua par exemple ne rentre pas dans les schémas de prise du pouvoir communistes. La majorité des pays du Tiers-Monde sous influence soviétique a un régime qui peut retourner demain dans l’orbite américaine avec des aménagements de détail : la classe politique égyptienne n’a été que peu affectée par la rupture de Sadate avec l’URSS, et le dictateur somalien ami des Russes est simplement devenu dictateur ami des Américains sans crise profonde de régime non plus.
L’expansion soviétique a été spectaculaire dans le Tiers-Monde au cours du dernier tiers de siècle car c’était auparavant un domaine exclusivement livré aux Occidentaux. Ils ont en grande partie profité des luttes qui s’y développaient (bien souvent luttes de libération nationale) pour s’implanter dans un certain nombre de pays. Mais plus l’influence de l’URSS s’accroît, plus elle se heurte à des intérêts antagonistes entre lesquels elle est obligée de choisir, ce qui lui crée des ennemis sur lesquels les USA peuvent éventuellement s’appuyer à leur tour. Les luttes dont ont profité les Russes sont locales et ont des causes historiques, géographiques, économiques, ethniques,… diverses. En remplaçant les Occidentaux dans le rôle de puissance tutélaire, l’URSS hérite de ces problèmes sans pouvoir les faire disparaître, même avec ses méthodes répressives pourtant bien rodées. Les rôles sont inversés et des guérillas peuvent être dirigées contre des régimes prorusses. L’exemple de la Corne de l’Afrique est typique : l’URSS a commencé par placer ses intérêts dans la guérilla indépendantiste de l’Érythrée dans l’Éthiopie du Negus. Son influence s’est ensuite étendue à la Somalie. En 1974, le Negus est renversé par un coup d’État militaire. Le nouveau régime va dériver peu à peu vers le camp soviétique. L’Éthiopie ayant des intérêts contradictoires avec l’Érythrée et la Somalie, les alliances vont se retourner : la Somalie va s’affronter militairement à l’Éthiopie et retourner dans le giron américain, les maquis érythréens vont être lâchés par Moscou qui va au contraire envoyer des spécialistes antiguérilla aux Éthiopiens pour les aider à les écraser. Jusqu’à présent, ils n’y sont pas parvenus. Si demain l’Érythrée parvient à l’indépendance, elle ne sera sûrement pas prosoviétique. De même en Angola les maquis pro-occidentaux de l’UNITA sont importants, et en Indochine les maquis anticommunistes cambodgiens, laotiens et même vietnamiens n’ont toujours pas été écrasés militairement par le régime de Hanoï malgré plusieurs tentatives.
2. — Les pays du « glacis »: Si un échec dans le Tiers-Monde reste relatif et aisément compensable pour l’URSS, il n’en est pas de même pour les pays qu’elle contrôle beaucoup plus directement : Europe de l’Est, Mongolie et depuis peu Afghanistan. Les invasions de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de l’Afghanistan montrent que l’URSS est prête à s’engager très loin pour les conserver, et donc qu’ils ont une importance capitale. Cet emploi direct de la force, et de l’armée soviétique, ne laisse aucune marge de manœuvre aux Russes. En effet si l’hypothèse de Castoriadis sur la stratocratie est la bonne, tout échec dans ces pays ébranle les bases mêmes du régime : la puissance invincible de l’URSS. De ce point de vue, la résistance afghane qui dure depuis près de trois ans et qui n’est toujours pas vaincue même si elle n’est pas vainqueur montre toutes les limites que l’on peut soupçonner à l’Armée Rouge. Elle a été capable d’envahir le pays en moins d’une semaine, d’installer un régime fantoche et une infrastructure d’occupation efficace, mais malgré toute sa puissance humaine et technologique, elle est incapable de contrôler plus que quelques villes et les principaux axes de communication. Castoriadis reconnaît le courage des résistants afghans mais semble penser qu’ils ne pourront pas faire grand-chose. La date de rédaction du livre n’est probablement pas étrangère à cette vision de la situation. Aujourd’hui, malgré ses hauts et ses bas, cette résistance a vérifié les prédictions qui voyaient en l’Afghanistan un autre Vietnam, mais pour les Russes cette fois-ci. Les Soviétiques ne peuvent ni pacifier le pays, ni s’en dégager honorablement.
Les luttes qui peuvent se dérouler en Europe de l’Est et actuellement c’est la Pologne qui occupe le devant de la scène, entament la puissance de l’URSS. Tout bon stratège sait que si l’on veut passer à l’offensive, il vaut mieux que ses arrières soient sûrs. Compris dans le cadre d’une expansion de l’influence soviétique dans le monde par tous les moyens y compris la force, les évènements polonais comme la résistance afghane sont un facteur d’affaiblissement de la puissance de l’URSS. Les troubles en Amérique centrale et en Pologne ont la même signification stratégique pour les deux grands : s’il y a le feu dans le jardin des USA, le potager de l’URSS n’est pas épargné. La résistance persistante des Polonais n’a toujours pas pu être écrasée comme l’ont été les tentatives hongroise et tchécoslovaque, et elle remet en cause la thèse d’une puissance absolue de l’URSS. Ce n’est peut-être qu’un épiphénomène destiné à être brisé tôt ou tard. Rien ne permet de l’affirmer actuellement, et je préfère croire, dans l’intérêt des Polonais, que c’est le début ou la continuation d’un processus qui conduira tôt ou tard à L’effondrement de la domination soviétique à l’Est.
3. —Les conflits en URSS même : Ce dernier aspect touche la critique la plus importante que l’on puisse faire au livre de Castoriadis. Toute son argumentation semble supposer que l’URSS est un système uni, stable et sans problèmes internes majeurs. Castoriadis n’ignore pas toutes les potentialités d’explosion sociale qui existent, mais il les écarte volontairement. Il rappelle dans son introduction que pour lui « parmi les pays industrialisés, la Russie reste le premier candidat à une révolution sociale ». Mais il refuse d’en tenir compte sous prétexte qu’on ne peut prévoir l’attitude des populations soviétiques. À la lumière de l’ensemble du livre, qui s’acharne à prouver que l’URSS est supérieure dans tous les domaines, ça ressemble à une mise au placard pure et simple d’un argument avec lequel Castoriadis est d’accord, mais qui ne rentre pas du tout dans sa thèse générale.
D’après Castoriadis le régime ne peut pas se réformer et « la perspective de changement interne en Russie est une perspective de tout ou rien ». Tout mouvement social ne peut donc prendre qu’une forme radicale, dans le sens où il ne peut aboutir qu’à l’abolition du régime actuel, avec tous les bouleversements que cela entraîne même en cas d’échec. Et ces bouleversements ne peuvent qu’affaiblir la puissance de l’URSS qui dépend en grande partie de sa stabilité interne. Castoriadis reconnaît lui-même que si l’empire russe n’a qu’un but et qu’une justification, son expansion, il ne retire aucun autre avantage, même économique, de cette expansion. Mais par contre, plus il s’étend, plus l’URSS doit soutenir d’économies sous-développées ou chancelantes, et financer des guerres directes ou indirectes. Dans le cadre d’une crise économique mondiale qui réduit considérablement la croissance, y compris en URSS, cette augmentation des dépenses se fait au détriment du niveau de vie de la population qui n’est pas compressible à l’infini, et augmente les risques d’instabilité interne. Il ne faut pas oublier que ce sont ces 23 millions de paysans et 80 millions d’ouvriers et d’employés, exploités et oppressés, qui sont la base directe de la puissance soviétique. Sans eux rien n’est possible, et il faut en tenir compte au même titre que du nombre de têtes nucléaires.
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Castoriadis a voulu prouver que la puissance de l’URSS est totale dans tous les domaines face aux Occidentaux. Pour ce faire, il a dû gommer et passer sous silence les facteurs humains qui relativisaient ou réduisaient à néant (c’est un débat qui sort du cadre de cet article) cette puissance, et privilégier au contraire le rapport de force au niveau de l’armement et des capacités industrielles. Malgré ce défaut, son livre, notamment par l’analyse nouvelle qu’il fait du régime soviétique et aussi par les chiffres sur l’armement qu’il peut donner, permet de réfléchir sur ce thème d’actualité qu’est le pacifisme. Castoriadis annonçait d’ailleurs une suite à son livre sur ce problème brûlant. Le grand retard qu’il a accumulé permet de penser qu’il n’a pas encore d’idées bien arrêtées sur ce sujet, où qu’il le considère suffisamment important pour ne pas bâcler sa rédaction. Cette deuxième partie qui sera forcément plus politique que la première, permettra sans doute de l’éclairer sous un jour nouveau ou tout au moins de la préciser sur les points restés obscurs ou ambigus.
W.Wiebieralski
Bibliographie
Le résumé des thèses de Castoriadis donné dans cet article est forcément très schématique. Le mieux est donc de lire son livre : Devant la guerre, tome 1 : Les réalités, ed. Fayard, Paris, 1981.
Toutes les analyses qu’il a pu développer sur l’URSS avant ce livre sont disponibles dans une édition de poche chez 10/18 en plusieurs volumes. Il en a fait lui-même un condensé en 1977 réédité récemment en brochure : Le régime social de la Russie, Les Cahiers du Vent du Ch’min nº2, Saint-Denis, 1982.
Pour connaître ses dernières positions et son influence parmi les libertaires, on peut lire des interviews et textes de lui qu’il a donné ou qui ont été publiés dans la presse libertaire internationale (en français, cf Agora nº16 mai 83, Lutter nº5 mai-août 83 et IRL nº51 été 83, dans l’ordre sur l’URSS, Marx et le marxisme, et enfin sur l’individu, l’État et l’autonomie).