2. Le sport fondamental : la Pensée
Dans mon précédent article, j’ai énoncé cette vérité évidente : écrire, parler, agir, c’est exprimer des idées sous la forme discours, écrit, action. Or, on ne peut exprimer que les idées qu’on a ; on exprime d’autant mieux une idée qu’on la possède mieux, c’est-à-dire plus lucidement et plus complètement. Donc à la base de ces sports : parler, écrire, agir, auxquels le militant a le devoir de s’entraîner s’il ambitionne de devenir un propagandiste utile, se trouve la pensée.
Le militant mène une vie tellement active qu’il trouve rarement le temps de se recueillir. Son Parti, son Syndicat, son Groupement, la propagande générale l’absorbent à tel point, qu’il ne lui reste plus le loisir nécessaire au travail de la méditation.
Et pourtant, il est indispensable que, le plus souvent possible, le militant s’isole, se recueille, médite. Il faut que les événements importants soient soumis par lui à l’étude, à la réflexion. Sinon, il est à craindre que, d’une part, emporté dans le tourbillon et la fièvre de l’actualité, il ne se laisse égarer par certains entraînements ou certaines apparences et que, d’autre part, il ne perde la précieuse habitude de se faire, par un examen approfondi, une opinion personnelle sur les faits dont l’ensemble et le détail sollicitent et méritent de retenir son attention.
Ne peut pas, ne sait pas réfléchir qui le veut. Le sens méditatif est assez rare et l’habitude du recueillement plus rare encore.
Et pourtant ce labeur intérieur est de ceux que nul travail ne remplace. La lecture et la discussion sont d’une grande et incontestable utilité ; mais elles sont totalement insuffisantes. Par la conversation et la lecture, chacun consulte la pensée d’autrui, la confronte avec la sienne. Association ou éloignement, entente ou opposition, accord ou conflit de deux pensées qui s’échangent, tel est le résultat de la lecture et de la discussion.
Encore faut-il que celui qui lit ou qui controverse ait, au préalable, une pensée, pour que celle-ci soit fortifiée ou affaiblie, corroborée ou détruite par l’entretien et la lecture.
Or, pour posséder cette pensée préalable, il est nécessaire de se replier sur soi-même, de réfléchir longuement, de discuter avec soi-même, d’envisager le pour et le contre ; c’est ce qu’on appelle « méditer ».
Pour propager une idée, pour défendre une thèse, pour faire prévaloir une doctrine, il est indispensable de les posséder à fond. Seule la méditation est de nature à assurer au militant la conviction claire et solide dont il a besoin, s’il a le désir d’être un propagandiste.
Le propagandiste a le devoir de s’isoler parfois, de se recueillir souvent, de réfléchir toujours.
S’abstient-il de méditer ? Il s’accoutume, dans ce cas, à chercher hors de lui les idées et les sentiments qu’il se borne à introduire ensuite en lui ; il se condamne à puiser chez les autres les ressources intellectuelles qu’il a la paresse de ne pas cultiver en lui ; il s’expose à importer en lui, sans une vérification suffisante, ce qu’y ont introduit la lecture et la conversation. Et lorsque, à son tour, il écrira ou parlera, il ne sera qu’un perroquet ou un phonographe.
Il se laissera, ainsi graduellement entraîner sur la pente dangereuse de l’adoption sans contrôle des thèses développées par les chefs et il ne pourra que grossir d’une unité le troupeau trop considérable déjà des suiveurs.
S’il veut devenir et rester lui, le militant doit méditer chaque fois que surgit un événement de quelque importance, qu’éclate un conflit sérieux d’opinion, qu’il a à prendre position et à se situer dans toute circonstance grave.
Qu’on me comprenne bien : je ne dis pas qu’il doive s’interdire la lecture et la discussion. Je dis seulement qu’il doit tout d’abord réfléchir et, par le seul effort de sa pensée se livrant à une profonde méditation, parvenir à se former un sentiment personnel. Qu’il ait recours ensuite à la discussion et à la lecture, qu’il soumette son sentiment à l’épreuve de l’étude et de la controverse ; rien de mieux : il n’est pas infaillible ; et, si profondément qu’il ait réfléchi et médité, il se peut qu’il n’ait pas examiné la question dans sa totalité, qu’il ne l’ait pas observée sous son angle exact, qu’il l’ait à tort séparée des questions avec lesquelles elle s’apparente, qu’il en ait négligé certains aspects, bref qu’il ait fait erreur.
La lecture et la discussion éclaireront les points obscurs, mettront en valeur les considérations qui lui auront échappé ; à ses lumières propres viendront s’ajouter celles des autres et de cette association de divers centres lumineux naîtra l’éblouissante clarté.
Il n’aura fait qu’apporter à ce tout sa part contributive ; mais, du moins, aura-t-il fait cet apport.
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Donc, le travail de la méditation est, pour le militant, un exercice indispensable.
En quoi consiste-t-il ?
Le meilleur moyen de préciser ce côté pratique du problème, c’est de prendre un exemple.
Voici une pensée empruntée à Tolstoï :
« Ne juge pas ! Moque-toi de l’opinion des autres. »
À première vue, l’homme qui réfléchit saisit sans effort le lien qui, de ces deux propositions, n’en forme en réalité qu’une seule, la seconde étant la conséquence de la première.
Toutefois, pour associer les deux parties de cette même idée, il est nécessaire de les examiner successivement, puisque la seconde fait suite logiquement à la première.
1° « Ne juge pas ! »
Oh ! Oh ! Qu’est-ce à dire ? Tâchons avant tout de pénétrer exactement le sens de ces trois mots. Est-ce à dire que, lorsque je me trouve en présence d’un écrit, d’une parole, d’une action — formes diverses sous lesquelles s’extériorise et s’affirme un de mes semblables — je dois m’interdire d’estimer, de peser, de comparer, d’apprécier cette action, cette parole ou cet écrit ? — Nullement. Le droit de critiquer, la faculté d’approuver ou de blâmer restent entiers et il ne peut être dans la pensée de l’auteur de supprimer ce droit, de restreindre l’exercice de cette faculté.
Ici, le mot juger est certainement pris pour le mot condamner et il sied de modifier la formule : ne juge pas et de la remplacer par celle-ci : « ne condamne pas. »
Est-il bien certain que je sois parvenu maintenant à comprendre la pensée de l’auteur ? — Peut-être.
Pourtant, il se peut que non. En tout cas, ne ferais-je pas bien de la compléter ? Réfléchissons.
Il n’est pas déraisonnable de désapprouver un écrit, une parole, une action, ce qui équivaut parfois à les condamner, ce qui au surplus entraîne le droit de combattre la parole ou l’écrit et, si on le peut, de s’opposer à l’action.
Si, par ces trois mots : « ne juge pas » Tolstoï a prétendu abolir ou limiter ma faculté d’appréciation, s’il a voulu m’interdire le droit de combattre ou de m’opposer, je cesse d’être d’accord avec lui.
Mais, peut-être, a‑t-il voulu seulement me mettre en garde contre la propension — hélas trop générale, parce qu’elle emprunte le plus clair de sa force à une coutume archiséculaire — de m’ériger en magistrat, en juge et de prononcer une sentence, de rendre un arrêt et d’infliger un châtiment.
S’il en est ainsi, je suis tout à fait d’accord.
Pour quelles raisons ?
Ici, je dois mûrement réfléchir, afin d’appuyer, sur des motifs probants, décisifs, cette prohibition : « Ne juge pas ! » dont le sens exact, profond, total est celui-ci : « Ne condamne pas ! Ne punis pas ! »
Ici, c’est tout le mécanisme gouvernemental, judiciaire, social, que j’ai à étudier.
Commençons : Mécanisme gouvernemental qui, élaborant et édictant la loi, statue souverainement sur ce qu’il est permis ou défendu de dire, d’écrire ou de faire.
Je me recueille, à ce moment, avec un soin d’autant plus marqué, je donne à mes facultés méditatives une puissance d’autant plus efficiente, que ce point particulier est plus délicat, plus redoutable et plus important.
J’examine successivement les multiples parties du problème : d’où procède le droit du Gouvernement ? Quels en sont les origines et les fondements ? Par quels moyens s’est-il arrogé ce droit de réglementer les discours, les écrits et les actions des individus ? Dans quelles conditions et par qui cette réglementation acquiert-elle force de Loi ? Dans quel but cette législation ? Au bénéfice de quoi et au profit de qui fonctionne-t-elle ? Est-ce au bénéfice de l’équité et des mœurs ? Est-ce au profit d’une classe de citoyens ou de tous?… etc., etc., etc.
Le militant aperçoit tout de suite les vastes et multiples horizons que ce premier point du problème ouvre devant sa pensée.
Continuons : mécanisme judiciaire.
La législation est établie. Suffit-il qu’elle le soit ? — Évidemment non ; les cas sont innombrables, les « espèces » abondent. Il importe que chaque cas, chaque espèce fasse l’objet d’une procédure spéciale, d’une appréciation, d’un arrêt.
Donc, il faut toute une Institution dont ce sera la fonction d’interpréter la Loi, d’apprécier les cas, de prononcer le jugement et, le cas échéant, de fixer la peine et d’en assumer l’exécution.
Cette institution, c’est ce qu’on appelle la Justice ; institution qui, dans son ensemble, embrasse : magistrats, policiers, agents de la force publique, gardiens de prison, bourreau.
Ces hommes revêtus de l’écrasant pouvoir de se prononcer sur la liberté, les biens matériels, les intérêts moraux et la vie de tous, quels sont-ils ? Comment sont-ils recrutés ? Quelles garanties offrent-ils, de lucidité, d’intégrité ? Quel usage font-ils et peuvent-ils faire de l’autorité qui leur est impartie ? De quels moyens disposent-ils pour se glisser au fond des consciences, voir clair dans les arcanes obscures de ces intimités aussi variables que les cas et les individus ? À l’aide de quel critérium mesurent-ils les responsabilités ? Leur est-il possible de discerner nettement, sans crainte d’erreur ou d’abus, ce qui se passe dans les régions mystérieuses de l’être humain ? L’investiture qu’ils ont reçue leur confère-t-elle de miraculeuses lumières et met-elle à leur service des moyens d’investigation infaillibles?… etc. etc. etc.
Terminons : mécanisme social.
Le jugement est rendu. L’écrit, le discours, l’acte soumis à l’appréciation des magistrats ont été condamnés ; les juges ont déclaré qu’ils tombent sous le coup de la Loi ; la peine à été prononcée ; le châtiment suit.
L’opinion publique en est informée ; elle est, à son tour saisie de l’affaire ; elle apprécie et, quatre vingt dix-neuf fois sur cent, elle homologue, sans examen, automatiquement, l’arrêt rendu.
Elle ajoute à la peine prononcée le mépris et la haine qui escortent le condamné sa vie durant.
Pourquoi, comment, acquiesce-t-elle aussi facilement à la sentence judiciaire ? Que sait-elle de l’affaire ? Que connaît-elle du condamné, de son ascendance, de son tempérament, de son enfance, des milieux dans lesquels il a grandi, des exemples qu’il a eus sous les yeux, des entraînements qu’il a subis, des mille circonstances qui ont fait peser sur lui leurs influences, de ce rien et de ce tout qui ont, au dernier moment et en dernière analyse, déterminé son action?… etc. etc. etc.
Concluons.
Arrivé à ce point de sa méditation, le militant concevra la haute sagesse, l’équité profonde et l’indiscutable exactitude de cette défense : « Ne juge pas ! »
Le propagandiste puisera, dans les considérations et aperçus, qui l’auront peu à peu conduit à une conclusion irréfragable, une foule d’idées et de sentiments sur lesquels il campera solidement une opinion qu’il sera capable de développer et de faire triompher.
Il sera bon, alors, qu’il en cause avec ses amis, qu’il en discute avec les adversaires, qu’il cherche dans la lecture ce qui est de nature à combattre ou à confirmer son propre sentiment. Et, soumise à l’épreuve de la lecture et de la discussion, loyalement confrontée avec le intiment des autres, sa conviction reposera finalement sur des données abondantes et précises qui le mettront en mesure de la propager avec succès.
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Pour la seconde partie de la citation « Moque-toi de l’opinion des autres », il n’y aura qu’à procéder de la même manière. Ici, le travail de méditation sera rendu facile par l’examen approfondi de la première proposition, puisque la seconde vient en conséquence de la première.
Car si la méditation de cette première proposition me persuade que je n’ai pas le droit de m’ériger en magistrat, de condamner et de punir autrui ; il devient indubitable, à mon sens, qu’autrui n’a pas davantage le droit de me condamner et de me punir.
Ceci est la conséquence rigoureuse de cela.
De cet exercice de méditation, il m’est permis de conclure à la suppression de la Loi, de la Magistrature qui a charge de l’appliquer et à l’iniquité de toute condamnation.
M’arrêterai-je à cette conclusion ?
Il est probable que non. Je serai fatalement amené à me demander si, ne comportant aucune sanction venant d’autrui, mes actes n’en entraînent aucune venant de moi-même ; s’ils n’engagent en rien ma propre responsabilité, s’ils sont indifférents en soi et en leurs conséquences, s’ils ne relèvent d’aucune juridiction.
El la réflexion me conduira à concevoir que, s’il est sage et courageux de se moquer de l’opinion des autres, il est courageux et sage de tenir compte de la mienne, que je porte en moi une manière de tribunal qui, selon le cas, m’approuve ou me blâme. L’expérience m’apprend que ce tribunal est ma propre conscience et que ses jugements sont la source tantôt de mes joies les plus pures et tantôt de mes plus profondes tristesses.
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J’ai résumé l’exercice de méditation qui précède. J’en ai tracé les lignes essentielles et cela suffit à évoquer le monde de sensations, d’aperçus, d’idées que peut soulever toute réflexion se fixant longuement et avec soin sur une question de quelque importance.
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