La Presse Anarchiste

Ba Jin, pour un musée de la “Révolution culturelle”

Entre décem­bre 1978 et août 1986, Ba Jin a pub­lié cent cinquante essais dans le sup­plé­ment lit­téraire du Da Gong Bao [l’im­par­tial] de Hong Kong, le Da Gong Yuan [le grand jardin], essais qui ont par­fois été repris dans la presse intérieure (enten­dre par là la presse de Chine pop.) et qu’il a ensuite réu­nis en vol­umes. Cinq livres ont paru [[ Sui xiang lu (au fil de la plume), 1980 ; Tan­suo ji (recherch­es), 1981 ; Zhen­hua ji (paroles vraies), 1983 ; Bingzhong ji (au cours de ma mal­adie), 1984 ; Wuti ji (sans titre), 1986.]], fon­dus, en 1987, en une seule édi­tion, dite « édi­tion groupée », com­posée de deux tomes et inti­t­ulée : Au fil de la plume (du nom de la rubrique que Ba Jin tenait) [[ Sui xiang lu [au fil de la plume], librairie San­lian, Pékin, 1987, 2 t., xi – 904 p., 16 pl. de photogr.]].

Arti­cles de cir­con­stance, ces textes, à les con­sid­ér­er dans leur ensem­ble, n’en trahissent pas moins une cer­taine unité qui con­fère, au-delà du mode anec­do­tique sur lequel cha­cun est rédigé, une cohérence interne au tout. Un fil rouge les tra­verse, en effet, de part en part, qui les relie les uns aux autres : tous, peu ou prou, por­tent sur la « Révo­lu­tion cul­turelle » ou s’y réfèrent. Telle n’é­tait pour­tant pas l’in­ten­tion de l’au­teur lorsqu’il a livré les pre­miers, inau­gu­rant par la même occa­sion, et sans le soupçon­ner, une série qui devait s’é­ten­dre sur huit années. Et si le thème de la « Révo­lu­tion cul­turelle » a fini par s’im­pos­er rapi­de­ment à lui, c’est presque à son corps défen­dant. Mais, dès lors que le refoulé de la « Révo­lu­tion cul­turelle » est venu au jour, dès lors que Ba Jin a pris con­science de ce que la « Révo­lu­tion cul­turelle » le met­tait, mal­gré lui, en demeure de penser, il n’a eu de cesse de ren­dre sys­té­ma­tique ce qui sem­blait pure­ment for­tu­it, et aux digres­sions erra­tiques des pre­mières livraisons répond la déter­mi­na­tion appuyée des derniers écrits. En ce sens, le titre général choisi par Ba Jin pour rassem­bler la total­ité de ses chroniques ne rend compte qu’im­par­faite­ment de son inten­tion. Mais se serait, à l’in­verse, réduire sin­gulière­ment le pro­pos de Ba Jin que de le présen­ter comme une longue et sim­ple suite de vari­a­tions à pro­pos de la « Révo­lu­tion cul­turelle ». La « Révo­lu­tion cul­turelle » cesse très vite d’ap­pa­raître sous sa plume comme un pré­texte à con­sign­er des élé­ments appar­tenant au passé — auquel cas il ne s’a­gi­rait que d’un thème d’in­spi­ra­tion préféré arbi­traire­ment à d’autres —, pour se don­ner à voir comme une dénon­ci­a­tion en règle de ce que fut cette « grande cat­a­stro­phe ». Sur ce glisse­ment, Ba Jin s’ex­plique lui-même très explicite­ment dans l’a­vant-pro­pos général à l’édi­tion défini­tive. Ni para­phrase ni rac­cour­ci ne sauraient être de mise s’agis­sant de restituer un texte qui, résumant la genèse de l’œu­vre, en indique la portée. Aus­si, mieux vaut s’ef­fac­er ici devant l’au­teur [[« Nou­velle note sur l’édi­tion groupée des Impres­sions au fil de la plume., Sui xiang lu [au fil de la plume], librairie San­lian, Pékin, 1987, t. i, pp. i‑xi. Elle a été aus­si pub­liée à part dans la revue Xin­hua wen­zhai [lec­tures choisies de Chine nou­velle] (1987/2, pp. 203–205). Une tra­duc­tion française existe qui devrait paraître prochaine­ment et dont quelques extraits ont été don­nés par l’Express du 14 octo­bre 1988 sous le titre « la Grande Cat­a­stro­phe » (tra­duc­tion par Huang San et Angel Pino, pp. 117–118).]] :

Entre le moment où mes arti­cles parais­saient sans titre et celui où ils parurent avec un (les trente pre­miers, excep­tés deux, ne por­taient pas de titre), entre le moment où mes arti­cles ne suiv­aient aucun plan et celui où ils en suivirent un, entre la sor­tie du rêve et le réveil com­plet, entre le « fil de la plume » et l’in­ves­ti­ga­tion, mon cerveau a cessé d’obéir aux ordres et l’indépen­dance de l’e­sprit a com­mencé de pro­duire ses effets. Bien que ma plume abor­dât toutes sortes de sujets, bien qu’elle com­men­tât toutes sortes d’événe­ments, ma réflex­ion tour­nait autour du même point : « la décen­nie de calamités », les années de l’ain­si nom­mée « Révo­lu­tion cul­turelle ». Il fut un temps où je témoignais de la déférence envers celle-ci. Je cri­ais : « Vive la Révo­lu­tion cul­turelle ! » Mais huit ans de remé­mora­tion, d’analyse et de dis­sec­tion m’ont aidé à voir clair en moi-même et, à tra­vers moi, à com­pren­dre plus ou moins les êtres et les choses qui m’en­touraient. Ma plume a sou­vent heurté mes blessures. Au début, j’é­ta­lais mes feuil­lets et j’écrivais comme cela venait. Ensuite, j’en­voy­ais mon arti­cle vers sa des­ti­na­tion loin­taine. Je ne fai­sais qu’ac­com­plir un acte ami­cal [[C’est sur l’in­vi­ta­tion de Pan Jiguang, rédac­teur en chef du Da Gong Yuan, son ami, que Ba Jin a com­mencé sa col­lab­o­ra­tion.]]. En pub­liant ces arti­cles, je me déchargeais en out­re d’une oblig­a­tion morale. Mais, pro­gres­sive­ment, j’ai com­pris que pour avoir vécu dix ans dans une « étable » [[Voir, plus loin, le texte inti­t­ulé « les Éta­bles ».]] j’avais le devoir de dévoil­er cette colos­sale escro­querie afin d’éviter aux généra­tions futures la même calamité. Au fil de l’écri­t­ure, au fil des réflex­ions, au fil des recherch­es, à mesure que j’écrivais, je deve­nais grave et ma peine allait gran­dis­sant. Plus j’écrivais et moins ma plume accep­tait de courir. J’ai dit par­fois que ma plume pesait quelques dizaines de kilos et d’autres fois qu’elle pesait des tonnes. Voilà qui s’ex­plique par les change­ments sur­venus dans la pen­sée et dans les sen­ti­ments de l’au­teur. Lorsque j’ai com­posé l’« intro­duc­tion générale », je ne sen­tais pas la lour­deur de ma plume et, pas un instant, je n’au­rais songé à user de mes impres­sions au fil de la plume « comme d’une arme de combat ».

Qu’on se garde de voir, toute­fois, dans la cri­tique de la « Révo­lu­tion cul­turelle » faite par Ba Jin, l’ex­pres­sion lyrique de l’amer­tume révoltée. Somme toute, Ba Jin ne sac­ri­fie nulle­ment au ton geignard (« Ah, comme nous avons souf­fert ! ») et il ne cède pas davan­tage à la ten­ta­tion moral­isante (« Ah, com­bi­en furent cru­els cer­tains de nos dirigeants ! »). En bref, il ne tire pas pré­texte de sa matière pour se lamenter sur les con­séquences que la « Révo­lu­tion cul­turelle » a entraîné au détri­ment de ses con­tem­po­rains (on sait qu’il en fut, per­son­nelle­ment, l’une des pre­mières vic­times). L’au­to-analyse à laque­lle il s’est soumis en rédi­geant les cent cinquante essais qui for­ment Au fil de la plume — c’est sans com­plai­sance aucune qu’il évoque sa pro­pre atti­tude —, et qui débouche sur la recon­nais­sance d’une respon­s­abil­ité col­lec­tive dans la nais­sance de la tragédie et dans son développe­ment ultérieur, reste inex­tri­ca­ble­ment liée au regard qu’il porte sur l’évo­lu­tion sociale suiv­ie depuis lors par la Chine. La pen­sée de Ba Jin s’af­fran­chit des lim­ites de l’his­toire où elle prend fig­ure pour embrass­er celles du présent. Elle s’ex­prime claire­ment au moins sur un point : on doit en faire usage, ici et main­tenant. Ce dont lui-même ne se prive pas, qui finit par l’avouer, après s’être défendu d’être un com­bat­tant : « les “impres­sions au fil de la plume” ont enfin trou­vé leur cible et j’ai décoché des flèch­es » [[« Nou­velle note sur l’édi­tion groupée des Impres­sions au fil de la plume », op. cit.]].

La réflex­ion de Ba Jin s’or­gan­ise autour d’une thèse. Rien ne garan­tit, non, qu’une deux­ième « Révo­lu­tion cul­turelle » ne se pro­duira pas en Chine. Et le mou­ve­ment lancé en octo­bre 1983, par exem­ple, pour « l’anéan­tisse­ment de la pol­lu­tion intel­lectuelle » fourni­rait même, à ses yeux, la preuve du con­traire. Car ceux qui tournèrent prof­it de la « Révo­lu­tion cul­turelle » ne man­quent pas. Pour éviter le retour d’une telle calamité, il importe de révéler ce qu’elle fut, de le dire et de le redire. Et cette tâche incombe aux gens qui vécurent l’événe­ment, les vic­times aus­si bien que les com­plices des bour­reaux, afin que les généra­tions à venir, n’ig­no­rant rien de leur héritage, accè­dent à leur his­toire, se l’ap­pro­prient et la véri­fient pour, un jour, la dépasser.

Pour aider à l’ac­com­plisse­ment de cette tâche, Ba Jin pro­pose une mesure pra­tique : la créa­tion d’un musée qui con­serve la mémoire de la « Révo­lu­tion cul­turelle ». Écou­tons le plaidoy­er qu’il prononce en faveur de son projet :

Con­stru­ire un musée de la « Révo­lu­tion cul­turelle », ce n’est pas l’af­faire d’une per­son­ne en par­ti­c­uli­er, nous en por­tons tous la respon­s­abil­ité pour que nos descen­dants et les généra­tions futures fix­ent dans leurs mémoires cette leçon douloureuse qui a duré dix ans. « Ne pas laiss­er l’his­toire se répéter », ne doit pas être seule­ment un mot creux. Pour que tout le monde voit très clair, se sou­vi­enne très net­te­ment, le mieux est de con­stru­ire un musée de la « Révo­lu­tion cul­turelle », en util­isant des objets con­crets et réels, en util­isant des détails impres­sion­nants et authen­tiques, qui expliquent ce qui eut finale­ment lieu sur cette terre de Chine il y a vingt ans ! Qui mette sous les yeux de tous le proces­sus glob­al des événe­ments, qui rap­pelle à cha­cun quel fut son com­porte­ment pen­dant dix ans, qui fasse tomber les masques, qui creuse les con­sciences, qui dévoile le vrai vis­age de cha­cun, qui rem­bourse les petites comme les grandes dettes con­trac­tées dans le passé. Si nous ces­sons de nous mon­tr­er égoïstes, nous n’au­rons plus à crain­dre d’être dupés, et si nous osons dire la vérité, nous ne croirons plus aux men­songes à la légère. C’est unique­ment en gra­vant dans leur mémoire les événe­ments de la « Révo­lu­tion cul­turelle » que les gens pour­ront empêch­er que l’his­toire ne se répète, qu’ils éviteront que la « Révo­lu­tion cul­turelle » ne se reproduise.

Con­stru­ire un musée de la « Révo­lu­tion cul­turelle » est une affaire d’une extrême néces­sité. Seuls ceux qui n’ou­blieront pas le « passé » parvien­dront à se ren­dre maîtres de l’« avenir ». [[« Un musée de la Révo­lu­tion cul­turelle » (on trou­vera le texte plus loin, repro­duit dans son intégralité).]]

La propo­si­tion for­mulée par Ba Jin a reçu, en son temps, un accueil favor­able. Par­mi les intel­lectuels chi­nois, au pre­mier rang desquels on trou­ve les écrivains. (Songeons, ain­si, que la dénon­ci­a­tion de la « Révo­lu­tion cul­turelle » s’im­pose depuis presque dix ans comme la veine cen­trale de la meilleure lit­téra­ture.) On pou­vait sup­pos­er qu’il en allait de même pour ceux qui dis­posent des moyens de bâtir un tel musée et qu’à l’époque où la langue de bois s’est enrichie d’ex­pres­sions nou­velles comme : « les dix années de grande cat­a­stro­phe » ou les « dix années de grande calamité », euphémismes qui tous désig­nent la « Révo­lu­tion cul­turelle », la réal­i­sa­tion de ce pro­jet ne devait ren­con­tr­er aucune oppo­si­tion par­ti­c­ulière. Las ! on s’en serait con­va­in­cu à tort, car ceux-ci l’ont enten­du d’une autre oreille. Non seule­ment ils n’ont envis­agé à aucun moment de don­ner suite à la sug­ges­tion émise par le vétéran des let­tres mais ils ont com­pris la men­ace que son exé­cu­tion ferait peser sur eux. Ils pré­ten­dent simuler la table rase. Nul doute que Ba Jin ait ren­con­tré par­mi les gens de la classe dirigeante ses meilleurs lecteurs. Et il ne s’est pas fait faute de le dénon­cer. Lui, qui craint que le temps n’oblitère le sou­venir, accuse. On cherche, il n’hésite pas à le clamer, à obom­br­er cet épisode de l’his­toire chinoise :

Pourquoi ne nous laisse-t-on pas écrire ce qu’on ressent pro­fondé­ment ? Pourquoi ne nous laisse-t-on pas, alors que nous avons été bal­lotés dix ans durant dans la fri­teuse de la « Révo­lu­tion cul­turelle », décrire cette grande cat­a­stro­phe dans laque­lle nous nous sommes con­sumés ? […] Tournons la tête et regar­dons vers la « Révo­lu­tion cul­turelle ». Où donc faut-il se ren­dre pour en décou­vrir les ves­tiges ? Vingt ans seule­ment vien­nent de s’é­couler, et déjà cer­tains, con­sid­érant cette « grande cat­a­stro­phe » sans précé­dent comme un rêve loin­tain, souhait­ent que tout le monde l’ou­blie défini­tive­ment, aus­si rapi­de­ment que pos­si­ble. [[« Nou­velle note sur l’édi­tion groupée des Impres­sions au fil de la plume. », op. cit.]]

Ba Jin, sur le point de con­fi­er l’édi­tion défini­tive de ses impres­sions « au fil de la plume », ne nour­ris­sait déjà plus aucune illu­sion sur la réal­i­sa­tion de ce « grand bâti­ment », le musée de la « Révo­lu­tion cul­turelle ». Il ne s’en est pas dérobé pour autant à la mis­sion qu’il s’é­tait pro­gres­sive­ment assigné en pub­liant ses réflex­ions, fût-ce dans les mod­estes lim­ites que lui autori­saient ses « faibles cris de vieil­lard » et ses « gémisse­ments de malade ». Mais l’on ne perçoit, pour autant, aucun accent de fierté intel­lectuelle dans sa voix lorsqu’il déclare : « J’ai dit la vérité, je peux quit­ter le monde la con­science en paix ». On peut tenir ces cinq vol­umes, par les paroles vraies qui le com­posent, pour le « musée » où l’on dénonce la « Révo­lu­tion cul­turelle » [[Id.]].

L’épée de Ba Jin, on le voit, n’é­tait pas encore rouil­lée. Sera-t-il facile, pour ceux qui l’empoigneront après lui, d’en repass­er le fil ? Comme on aimerait s’en persuader…

[/Mars 1989.

Angel Pino/]

[(Les textes qu’on va lire, au nom­bre de six, ont été écrits entre févri­er et juin 1986. On y ren­con­tre pour la pre­mière fois exprimée l’idée de l’éd­i­fi­ca­tion d’un musée de la « Révo­lu­tion cul­turelle ». Nous les déta­chons d’un recueil, en cours de pré­pa­ra­tion, des prin­ci­paux textes repro­duits dans Au fil de la plume (« Au fil de la plume. Ba jin et la Révo­lu­tion cul­turelle », textes traduits du chi­nois, annotés et présen­tés par Angel Pino et Claire Thomas). Sauf indi­ca­tion con­traire, les notes, ont été rédigées par le tra­duc­teur, de même que tout ce qui fig­ure entre crochets.

Les illus­tra­tions sont des papiers découpés de la « Révo­lu­tion cul­turelle » provenant d’une col­lec­tion particulière.)]


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