En décembre 1982 paraissait dans la presse libertaire internationale un appel du groupe SIGMA de Varsovie. Nous avions fait dans notre dernier numéro de sérieuses réserves sur ce groupe. Le texte et le communiqué que nous vous présentons nous ont été transmis par des compagnons allemands et sont traduits de l’anglais. Ce communiqué provient du même groupe auteur du premier appel international et qui a changé de nom depuis. Il donne des informations intéressantes sur la résistance clandestine libertaire, ses projets, les difficultés qu’elle rencontre et ses analyses. Il répond aussi aux réserves que nous avions faites avec d’autres personnes. Dans notre communiqué n°5 auquel il est fait allusion dans le texte de présentation, nous disions que l’appel signé SIGMA ne nous semblait pas clair car SIGMA est un club lié au Parti, légal, infiltré par la police politique, et qui n’avait jamais été anarchiste, même avant décembre 1981. Les compagnons polonais confirment ces renseignements et lèvent l’équivoque qui s’était créée avec l’emploi du nom de SIGMA.
— O —
« Pour réaliser nos plans et pour diffuser les idées libertaires dans un plus large public en Pologne, nous avons besoin d’urgence de votre solidarité politique mais aussi pratique ».
C’est ainsi que se termine un « Appel au Mouvement libertaire de l’Ouest » signé par des libertaires, qui a trouvé depuis sa première publication en décembre 1982 un large écho dans la presse anarchiste internationale. Ces derniers jours nous sont parvenues de nouvelles informations de nos camarades de Varsovie, qui ont fondé en juin le Groupe Emanuel Goldstein et qui nous ont envoyé un premier communiqué enregistré sur cassette dans lequel ils exposent leur situation actuelle et leurs plans à court terme.
Tout d’abord, quelques mots sur le résultat de la campagne de solidarité avec nos camarades polonais. Le fond de solidarité a été clos en juin avec 3500 D.M. (environ 1370 dollars US) qui ont été collectés par le mouvement libertaire international. L’argent a été remis aux libertaires polonais à la mi-juin. À l’aide de cet argent, ils pourront maintenant résoudre au moins les problèmes techniques fondamentaux liés à la publication de textes libertaires en Pologne aujourd’hui.
Depuis l’année dernière, la situation de nos camarades et les conditions de leurs activités ont empiré. À cause du manque total d’équipement technique et de problèmes financiers, le groupe n’a pas pu publier ses propres tracts et son propre journal clandestin comme il était prévu. À la place, ils ont essayé de diffuser leurs idées en écrivant des articles dans la presse clandestine de la gauche non dogmatique comme Równość ou Miś et dans les journaux clandestins de Solidarność liés à son aile gauche. Après que Równość et Miś aient arrêté leur publication à cause de problèmes de distribution causés principalement par les dirigeants de l’aile droite de Solidarność, le groupe n’a pu publier qu’occasionnellement des articles dans la presse clandestine de Solidarność. Outre leurs difficultés pour publier de la littérature libertaire, les camarades de Varsovie n’ont pas pu entrer en contact avec des groupes similaires en Pologne qui agissent tous dans de strictes conditions conspiratives. À cause de ces problèmes, ils ont concentré principalement leurs activités sur la traduction de textes libertaires qu’ils espèrent pouvoir publier dès cette année.
Quelques incompréhensions ont été causées par le nom SIGMA employé dans leur premier « Appel au mouvement libertaire de l’Ouest » (voir Iztok, communiqué n°5/1983, et Die Aktion, Anarchictisehes magazin n°2, 1983, p 18). La décision d’utiliser ce nom a été guidée par des raisons de sécurité, la confusion qui a été ainsi causée n’était pas voulue. Aujourd’hui SIGMA, qui existe encore à Varsovie comme organisation étudiante légale, est dominée principalement par une fraction trotskyste. D’un autre côté, SIGMA est surveillé très soigneusement bien sûr par la police politique qui essaie d’utiliser SIGMA pour canaliser le mouvement étudiant oppositionnel dans un cadre légal où il peut être contrôlé facilement.
À cause des dangers liés aux contacts avec SIGMA, la plupart des libertaires ont rompu cette année toute relation avec ce cercle étudiant et ont formé en juin le groupe Emanuel Goldstein, indépendant et clandestin. (Ce nom est un hommage à George Orwell, dont le livre « 1984 » est un best-seller clandestin, notamment parmi la jeunesse polonaise).
Dans son premier communiqué, le groupe Emanuel Goldstein donne quelques informations générales sur la situation actuelle de Solidarność clandestin et de l’aile gauche de l’opposition polonaise, suivi d’une description de leurs problèmes spécifiques propres, de leurs plans et de leurs perspectives.
Daniel Birk
Communiqué du groupe Emanuel Goldstein (Varsovie) (transcription d’un enregistrement sur cassette)
(Musique au début, par un groupe de new-wawe polonais très populaire ; le refrain qui dit « Nous voulons être nous-mêmes » s’entend en polonais comme « Nous voulons frapper les zomos », qui sont les unités spéciales de la police utilisées contre les manifestations)
Ceci est le premier communiqué du groupe Emanuel Goldstein Écoute bien cher camarade de l’Ouest !
Le 16 juin, nous avons fondé le groupe Emanuel Goldstein. Nous sommes des libertaires polonais, et voici quelques informations pour nos amis occidentaux.
Tout d’abord, quelques mots sur toute cette confusion autour de SIGMA. SIGMA est encore un groupe de gauchistes, mais ils sont actifs uniquement dans les cadres légaux autorisés par le Parti Communiste. Nous ne voulons pas avoir de contact avec ces gens (aucun D.B.) . Avant le 13 décembre, la situation était différente. Quelques possibilités d’exprimer des idées libertaires dans des éditions existaient (dans la revue Nowa Gazeta Mazowiecka et dans la série de brochures Archiwum Lewicy D.B.) . Maintenant SIGMA est une sorte de soupape de sécurité. Elle peut être d’une grande aide pour la police secrète en rassemblant des gens de gauche : il est plus facile de les contrôler. En passant, signalons que maintenant le nombre total de membres de SIGMA est de 7 seulement. Avant la loi martiale, il était de 50.
Nous ne comprenons pas tout ce bruit et cette confusion autour de SIGMA dans la presse libertaire occidentale. Nous avons même un peu ri à ce sujet. Netchaev est encore vivant, non ? (Si je les ai bien compris, ils veulent dire ainsi que quelques camarades à l’ouest ont des visions conspiratives très extravagantes D.B.)
Et maintenant quelques mots sur la situation de l’opposition de gauche radicale polonaise. Les contacts (avec d’autres groupes D.B.) ont été rompus, notamment avec les maisons d’édition clandestines bien équipées. Elles voulaient deux fois plus d’argent pour imprimer la littérature clandestine gauchiste. Des dirigeants de Solidarność ont ordonné de ne pas distribuer ce genre de publications. Pour donner un exemple, les dirigeants de Solidarność ont plusieurs fois stoppé la distribution d’un journal gauchiste appelé Miś (l’Ourson) à cause de ses positions révolutionnaires et anticléricales. Ainsi vous pouvez publier quelque chose et vous ne savez pas si vous aurez une chance de le distribuer par les réseaux de distributeurs de Solidarność. Un autre exemple est celui de Równość (Égalité). Les imprimeurs clandestins ont pris l’argent pour Róvność et ont promis de tirer 2000 exemplaires ; actuellement, ils n’en ont tiré (pour le même prix D.B.) que 500.
Les éléments de droite de Solidarność ― nous pouvons même dire cela de toute sa direction ― ont commencé une campagne contre ces publications en les accusant de trahison nationale et de provocation politique. Dans cette campagne, les plus actifs ont été des gens liés à un journal catholique clandestin appelé Victoria, qui a l’image de la Vierge dans son logo. Dans un autre journal appelé Niepodległość (Indépendance) ― dans son n°8 de 1982 ― ils ont publié un article où ils accusaient Równość d’être un journal de la police politique.
D’un autre côté, les publications libertaires sont très populaires parmi les travailleurs polonais, même s’ils sont catholiques. Ils sont réellement intéressés par les idées anarchistes, surtout parce que la propagande officielle utilise le mot anarchie dans un contexte négatif et comme quelque chose d’anticommuniste.
Et maintenant quelques mots sur le mouvement de Solidarność clandestin. Solidarność n’est pas une organisation homogène. Seule une partie de ses (anciens D.B.) membres ― près de 100.000 ― est encore active, par exemple dans le domaine de la distribution de la littérature clandestine, surtout les journaux. Nous pouvons probablement dire que leur nombre total d’exemplaires par mois va de 3 à 8 millions. Le Centre de Recherche Sociale, dissident, de la région de Mazovie (une organisation de Solidarność D.B.) a connaissance de plus de 1200 journaux clandestins différents publiés dans tout le pays, y compris dans des villages.
Les membres les plus actifs de Solidarność clandestin sont les travailleurs, avant tout les travailleurs des grandes usines des principaux centres industriels, les étudiants des universités et les intellectuels. En général, les travailleurs ne sont pas intéressés aujourd’hui par les petites grèves courtes. Bien sûr, quelques grèves ont lieu de temps en temps, mais elles ont avant tout un caractère économique. La tendance est à la préparation de la grève générale pour le futur, quand les circonstances seront meilleures. Il y a deux points de vue sur le but de la grève générale parmi les dirigeants de Solidarność clandestin :
– la première est la tendance à une entente nationale (avec la junte militaire de Jaruzelski D.B.) qui incluerait la restauration de Solidarność comme syndicat légal sans changements importants du régime politique en Pologne. Cette tendance n’a pas un grand soutien des gens mais quelques dirigeants ― par exemple W. Hardek de Cracovie ― la soutiennent. C’est une sorte de (stratégie D.B.) réformiste, très douteuse dans ses résultats.
– la seconde tendance ― la plus forte ― au sein de la direction de Solidarność, par exemple à Wroclaw, en Mazovie et aussi à Nowa Huta, est le renversement du système politique par des méthodes révolutionnaires. Mais d’un autre côté, cette tendance n’a pas trouvé l’expression de ses moyens (et perspectives D.B.) politiques.
Actuellement les meilleures chances sont probablement du côté de ceux qui sont pour un parti social révolutionnaire dans la tradition social démocrate (russe D.B.), utilisant des méthodes révolutionnaires pour parvenir au pouvoir politique dans le futur. Les forces nationalistes-cléricales pourraient avoir aussi une grande influence dans le futur.
Et maintenant, écoutez nos vues sur la situation Nous avons besoin avant tout de dire que toute tradition gauchiste et libertaire a été détruite par les communistes Aussi nous soutenons les tendances libertaires qui existent dans Solidarność ; aujourd’hui la tendance sociale révolutionnaire et demain, après son (Solidarność. D.B.) possible éclatement, les tendances proches de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme. Ces positions sont par exemple l’aspiration à l’autonomie des travailleurs, au contrôle ouvrier et à l’idée très populaire de la société autogouvernée. Les réactionnaires veulent contrôler totalement ces tendances, et en conséquence notre but est de soutenir les éléments libertaires et d’attaquer les nationalistes cléricaux. Dans le cas d’un conflit général, par exemple une grève générale, notre place sera bien sûr dans Solidarność.
Nous diffuserons les idées libertaires par des publications et (nous essaierons D.B.) de gagner plus de sympathisants à l’anarchisme parmi les étudiants, les travailleurs et les intellectuels. Cette année, nous essaierons de résoudre les problèmes techniques et de distribution liés à l’édition. Tout d’abord, nous allons acheter du matériel d’impression qui nous rendra indépendants de Solidarność et des imprimeurs privés. Les contacts avec ces gens (principalement avec les imprimeurs privés D.B.) sont toujours une source de grands dangers. Bien sûr, nous avons quelques problèmes avec le papier, l’encre à imprimer et autres fournitures d’imprimerie. Nous espérons résoudre tous ces problèmes. L’autre problème principal est la distribution. Nous essaierons de gagner différents réseaux. D’abord le réseau de Solidarność, et dans une perspective à long terme monter le notre propre. Nos plans comprennent des séries de brochures, dans un premier temps des traductions de textes anarchistes russes et occidentaux de base et aussi nos propres interprétations. Par exemple, il y aura les traductions de Nicolas Walter « Pour l’anarchisme », Murray Bookchin « Écoute marxiste ! », quelques courts textes de Pierre Kropotkine, une anthologie de poèmes anarchistes polonais, quelques vieux textes libertaires polonais d’(Edward) Abramowski et de (Jozef) Zielinski et bien sûr quelques textes satiriques en rapport avec la situation actuelle. Nous éditerons aussi des tracts en différentes occasions, le 1er mai par exemple. À long terme, nous essaierons de sortir une revue, peut-être mensuelle ou trimestrielle, qui sera une plate-forme pour les idées libertaires.
Et enfin, nous voudrions exprimer notre grande, grande gratitude à tous les camarades du mouvement libertaire à l’Ouest ― particulièrement d’Italie, de Hollande, des États-Unis et d’autres pays ― Bardzo Was dziekujemy, merci beaucoup. Votre aide et votre solidarité pratique sont très importantes pour nous. Nous ne l’oublierons jamais.
Pour poursuivre nos buts libertaires, nous devons aller ensemble, nous comprendre mutuellement, échanger des informations sur la situation des deux côtés.
Votre aide est l’un des premiers coups contre le mur de l’étatisme qui nous divise. Ensemble, nous l’abattrons !
Varsovie, le 16 juin 1983 Groupe Emanuel Goldstein
Les notes D.B. dans le texte sont de Daniel Birk
Nous possédons un exemplaire de ce communiqué enregistré. Pour en avoir un double, envoyez- nous simplement une cassette vierge pour sa duplication (il dure environ 15 mn.)
L’«Appel au mouvement libertaire de l’Ouest » est disponible en français dans Le Monde Libertaire du 09/12/82 et dans Agora n°14 de l’hiver 1983. Sur SIGMA, vous pouvez lire aussi le Combat Syndicaliste n.s. n°3 du 31/ 01⁄83 ainsi qu’Iztok, n° hors série de septembre 1982 et n°6 de mars 83.