La Presse Anarchiste

La décadence bourgeoise Période progressive — 17921830

1Dans notre tra­vail, nous ne par­le­rons que de la bour­geoi­sie fran­çaise pour sim­pli­fier la ques­tion, quoi­qu’en réa­li­té le pou­voir mer­can­til soit international.

 

La Révo­lu­tion ne fut que la consé­cra­tion de la pré­pon­dé­rance bour­geoise qui s’é­tait mani­fes­tée bien avant cette époque. En effet, si la terre res­tait tou­jours aux mains des nobles, les capi­taux, la grande puis­sance des temps modernes, com­mencent à s’a­mas­ser dans celles des négo­ciants. De 1515 à 1568, il y eut plus d’or en France, dit Bodin, qu’on n’eut pu en recueillir aupa­ra­vant en deux cents ans. Les bour­geois deviennent les maîtres de l’argent2V. Duruy, his­toire des temps modernes..

Lorsque la Conven­tion pro­cla­ma la Répu­blique, la situa­tion poli­tique qu’a­vaient lais­sée nos grands rois, tant à l’in­té­rieur qu’à l’ex­té­rieur, était détes­table. En quelques semaines, elle réta­blit la gran­deur fran­çaise à l’ex­té­rieur, par ses armées de volon­taires ; à l’in­té­rieur, par ses pro­cla­ma­tions, ses décrets, qui sem­blaient vou­loir éta­blir l’é­ga­li­té poli­tique et éco­no­mique des citoyens. Voi­la la pous­sée que fit faire les deux jour­nées révo­lu­tion­naires des 10 août et 2 sep­tembre 1792. Qui sait ce qui serait adve­nu si les conven­tion­nels avaient conser­vé l’éner­gie dont ils s’é­taient mon­trés pro­digues au début de leur pou­voir ? Mais non, comme tout homme, ou agglo­mé­ra­tion d’hommes, dans les mains des­quelles on met un pou­voir quel­conque, la « pour­ri­ture d’as­sem­blée » s’é­tait empa­rée d’eux, et ceux-là même qui n’ont pas assez d’é­loges pour eux ne sont-ils pas contraints d’a­vouer qu’à plu­sieurs reprises les fau­bourgs durent aller les trou­ver en armes pour les empê­cher de fai­blir, de tra­hir même.

Quoi qu’il en soit, le peuple, qui avait ver­sé son sang pour pla­cer le tiers-état au pou­voir, était peu à peu éli­mi­né de la dis­cus­sion des affaires publiques ; voi­ci, du reste, ce qu’en pen­sait un de nos publi­cistes le plus émi­nents, M. Mau­rice La Châtre : « Mais, hélas ! si admi­rable que fût cette vic­toire sur la royau­té, elle ne put affer­mir la sou­ve­rai­ne­té du peuple ; une nou­velle caste, la bour­geoi­sie, cher­cha à se rendre mai­tresse du ter­rain et entra­va la marche de la Révo­lu­tion. Bien­tôt la Conven­tion, tra­vaillée par les meneurs, et déjà scin­dée en deux. fac­tions, celle des Giron­dins et celle des Jaco­bins, devint le théâtre de scènes vio­lentes ; une foule d’hommes cor­rom­pus et avides trans­for­mèrent l’As­sem­blée natio­nale en une sorte d’a­rène, et pous­sèrent la France dans les abimes de l’a­nar­chie3Il est pro­bable que La Châtre entend ici par anar­chie la défi­ni­tion qu’en donnent la géné­ra­li­té des dic­tion­naires.

Dans cette lutte de mes­quines ambi­tions qui s’é­taient décla­rées entre les deux plus impor­tants groupes de la Conven­tion, les Mon­ta­gnards l’emportèrent d’a­bord ; ils font décré­ter l’ins­tal­la­tion d’un tri­bu­nal cri­mi­nel char­gé de pour­suivre toutes les entre­prises réac­tion­naires ; ils font adop­ter une loi pour l’é­ta­blis­se­ment d’un Comi­té de Salut public com­po­sé de neuf membres dont les attri­bu­tions consis­taient à sur­veiller et à diri­ger l’ac­tion du pou­voir exé­cu­tif s’a­mol­lis­sant de plus en plus. Les Giron­dins, qui ne peuvent empê­cher le vote de ces mesures, cherchent à dis­cré­di­ter Robes­pierre, Saint-Just, Marat ; ce der­nier est même décré­té d’ac­cu­sa­tion mais le tri­bu­nal l’ac­quitte et le peuple le ramène en triomphe.

Peu après, les Giron­dins obtiennent, en revanche, un décret nom­mant une com­mis­sion extra­or­di­naire pour exa­mi­ner les arrê­tés pris par la Com­mune : c’é­tait la suspecter.

Jus­qu’à la chute des Giron­dins, ce ne fut que tiraille­ments, luttes sté­riles, parce qu’elles n’a­vaient pour but que la satis­fac­tion d’i­na­vouables ambitions.

Ces que­relles de par­ti n’in­té­res­saient aucu­ne­ment le peuple qui, natu­rel­le­ment, en était exclu. « Nos patrio­tiques assem­blées de la Légis­la­tive, de la Conven­tion (Mon­ta­gnards, Giron­dins, n’im­porte, sans dis­tinc­tion de par­ti) appar­te­naient entiè­re­ment à la classe bour­geoise4Miche­let, La Révo­lu­tion fran­çaise..». Armon­ville, car­deur de laine, était le seul ouvrier conventionnel.

Quoique cela puisse paraître un para­doxe, nous croyons que cette course à la dic­ta­ture par­tait d’une idée géné­reuse : les hommes poli­tiques d’a­lors, comme de toutes les époques, avaient cha­cun la convic­tion qu’eux seuls pou­vaient faire le bon­heur de la France et, peut-être même, de l’hu­ma­ni­té, en déniant tou­te­fois à celle-ci la capa­ci­té et le droit de se sau­ver elle même. On avoue­ra que le pré­ju­gé mons­trueux qu’ont les masses de se don­ner tou­jours des maîtres— pré­ju­gé soi­gneu­se­ment entre­te­nu par tous les diri­geants — est peu propre à désa­bu­ser les sau­veurs de peuple.

Seuls, quelques Cor­de­liers, Giron­dins, et les Héber­tistes, res­tèrent tou­jours mêlés au peuple ; ils furent aus­si les seuls qui auraient pu mener la Révo­lu­tion à bonne fin5Nous enten­dons par là que son véri­table but n’au­rait pas dû être seule­ment l’é­man­ci­pa­tion d’une caste, mais de tous les êtres humains. S’il en avait été ain­si, nous ne serions pas aujourd’­hui contraints de consta­ter la déca­dence bour­geoise. « Pour mieux rendre le peuple libre, ils le sou­met­taient à l’in­di­vi­du. » Par­mi eux, Fau­chet prê­chait au Palais-Royal l’u­ti­li­té de « fon­der la socié­té humaine sur le devoir de don­ner à cha­cun de ses membres la suf­fi­sante vie. » Son jour­nal, la Bouche de fer, se fai­sait le pro­pa­ga­teur des doc­trines socia­listes et agraires. Le baron Clootz, dans sa consti­tu­tion, disait : « Les hommes seront ce qu’ils doivent être quand cha­cun pour­ra dire le monde est ma patrie, le mande est à moi. Alors plus d’é­mi­grants. La nature est une, la socié­té est une. » Marat s’é­criait : « Quand un homme manque de tout, il a le droit d’ar­ra­cher à un autre le super­flu dont il regorge. » C’est entre ces hommes — Giron­dins, Héber­tistes et Cor­de­liers — aux vues larges et ori­gi­nales, et les nul­li­tés jaco­bines, à la phi­lo­so­phie sen­ti­men­tale et au sec­ta­risme auto­ri­taire impla­cable et san­gui­naire, que la lutte s’engageait.

Ce fut d’a­bord les prin­ci­paux meneurs giron­dins qui suc­com­bèrent ; le 2 juin 1793 ils furent décré­tés d’ac­cu­sa­tion. Robes­pierre et ses satel­lites s’emparèrent alors presque entiè­re­ment du pou­voir, l’au­to­ri­ta­risme en fut plus effré­né et la liber­té se noya dans le sang des adver­saires du dictateur.

Pour­tant, s’a­per­ce­vant que les pro­cla­ma­tions et les lois de la Conven­tion ne lui don­naient ni la nour­ri­ture du corps — le pain, ni la nour­ri­ture intel­lec­tuelle — la liber­té, le peuple écou­tait de plus en plus les Héber­tistes lui expo­sant les théo­ries socia­listes du giron­din Fau­chet. Ceux-ci devinrent donc une force que Robes­pierre, en bon des­pote, ména­gea, pour mieux l’é­cra­ser ensuite.

L’au­to­cra­tie de la Conven­tion deve­nait de plus en plus into­lé­rable, à tel point que Camille Des­mou­lins, qui avait tou­jours été le chien cou­chant du dépu­té d’Ar­ras, écri­vait dans le Vieux Cor­de­lier : « On recon­naît que l’é­tat pré­sent n’est pas celui de la liber­té ; mais on nous dit de prendre patience ; que nous serons libres un jour. Pense-t-on que la liber­té, comme l’en­fance, ait besoin de pas­ser par les cris et les pleurs pour arri­ver à l’âge mûr ? La liber­té n’a ni vieillesse ni enfance. La liber­té n’est pas une actrice de l’O­pé­ra pro­me­née avec un bon­net rouge ; la liber­té, c’est le bon­heur, c’est la rai­son, c’est l’é­ga­li­té, c’est la jus­tice, c’est la décla­ra­tion des droits de l’homme!… — Vou­lez-vous que je la recon­naisse ? que je tombe à ses pieds ? que je donne tout mon sang pour elle ? — Ouvrez les pri­sons à ces deux cent mille citoyens que vous appe­lez sus­pects ; car dans la Décla­ra­tion des droits de l’homme, il n’y a point de mai­sons de sus­pi­cions ; il n’y a que des mai­sons d’ar­rêt ; il n’y a point de gens sus­pects ; il n’y a que des pré­ve­nus de délits fixés par la loi. » Et il conclut par une tirade à la Jean-Jacques : « O mon cher Robes­pierre, ô mon vieux cama­rade de col­lège, sou­viens-toi de ces leçons de l’his­toire et de la phi­lo­so­phie que l’a­mour est plus fort, plus durable que la crainte ! »

(A suivre)

G. D.

  • 1
    Dans notre tra­vail, nous ne par­le­rons que de la bour­geoi­sie fran­çaise pour sim­pli­fier la ques­tion, quoi­qu’en réa­li­té le pou­voir mer­can­til soit international.
  • 2
    V. Duruy, his­toire des temps modernes.
  • 3
    Il est pro­bable que La Châtre entend ici par anar­chie la défi­ni­tion qu’en donnent la géné­ra­li­té des dictionnaires.
  • 4
    Miche­let, La Révo­lu­tion française.
  • 5
    Nous enten­dons par là que son véri­table but n’au­rait pas dû être seule­ment l’é­man­ci­pa­tion d’une caste, mais de tous les êtres humains. S’il en avait été ain­si, nous ne serions pas aujourd’­hui contraints de consta­ter la déca­dence bourgeoise

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