La Presse Anarchiste

D’un printemps à l’autre (1979/​1989)

Entre le « Prin­temps de Pékin » de 1978 – 1979 1Sur ce point, voir : Huang S., A. Pino, L Epstein, Un bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le prin­temps de Pékin, Biblio­thèque asia­tique, Chris­tian Bour­gois édi­teur, Paris, 1980 ; V. Sidane, Le Prin­temps de Pékin (oppo­si­tions démo­cra­tiques en Chine, novembre 1978-mars 1980), col­lec­tion archives, Gal­li­mard-Jul­liard, Paris, 1980. et les évé­ne­ments d’a­vril-juin 1989, à dif­fé­rentes reprises, la fièvre a mon­té dans les cam­pus, don­nant libre cours à des remous d’i­né­gale ampleur 2Ce texte est tiré d’une étude beau­coup plus longue sur les « années Deng » qui doit ser­vir de pré­face à une antho­lo­gie des œuvres poli­tiques de Wei Jing­sheng, ouvrage à paraître pro­chai­ne­ment. Les élé­ments réunis pour sa rédac­tion pro­viennent, essen­tiel­le­ment, de la presse de Chine pop., le Quo­ti­dien du peuple ou le Quo­ti­dien de Pékin, mais aus­si de la presse de Hong Kong, Zhen­ming (riva­li­sons), Baixin (1e peuple) ou bien encore Jiu­shi nian­dai (les années 90)..

Les acteurs du « Prin­temps de Pékin » de 1978 – 1979, celui du « Mur de Xidan », appar­te­naient, pour l’es­sen­tiel, à la géné­ra­tion des gardes rouges. Exi­lés à la cam­pagne — où ils eurent, plu­sieurs années durant, tout le loi­sir de médi­ter sur la façon dont le pou­voir les avait mani­pu­lés et l’op­por­tu­ni­té de par­ta­ger la vie de pay­sans dont, le plus sou­vent, ils ne soup­çon­naient pas le sort misé­rable —, ils sont ensuite reve­nus en ville, clan­des­ti­ne­ment en géné­ral, tirant pro­fit des bal­bu­tie­ments de la jeune poli­tique de libé­ra­li­sa­tion. Mais c’est en qua­li­té d’ou­vriers qu’ils réus­si­ront, la plu­part du temps, à se refaire une place dans la socié­té. Certes, le Mou­ve­ment pour la démo­cra­tie a bien comp­té dans ses rangs quelques étu­diants, en tant que tels, mais on observe que leur influence quan­ti­ta­tive a été insi­gni­fiante et leur puis­sance qua­li­ta­tive proche de zéro. Quelques excep­tions notables : Wang Jun­dao de la revue Prin­temps de Pékin, Hu Ping de Terre fer­tile, ou bien encore Yang Guang d’Explo­ra­tion. Tou­te­fois, à la faveur des évé­ne­ments, la plu­part des éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment supé­rieur ne tar­de­ront pas à s’en­ri­chir de bul­le­tins étu­diants auto­nomes, bul­le­tins qui béné­fi­cie­ront même, en cer­tains sec­teurs, de l’a­val, voire de l’aide, de l’ad­mi­nis­tra­tion uni­ver­si­taire : tel fut le cas, par exemple, de Lac sans nom à l’U­ni­ver­si­té de Pékin [Bei­da], de l’É­tu­diant à l’U­ni­ver­si­té Fudan de Shan­ghai, des Col­lines Jia­lu à l’U­ni­ver­si­té de Wuhan, ou bien encore des Abri­cots rouges de l’U­ni­ver­si­té Zhong­shan de Can­ton. Il n’empêche, au milieu de l’an­née 1980, lorsque les revues non offi­cielles seront inter­dites, les feuilles étu­diantes devront sus­pendre, elles aus­si, leur publi­ca­tion. Trente-deux étu­diants de l’U­ni­ver­si­té de Pékin, par­mi les­quels deux jeunes hommes du nom de Fen Jie et de Fang Zhiyan, forts des encou­ra­ge­ments de trente-quatre revues indé­pen­dantes, confie­ront bien alors à l’exa­men de l’As­sem­blée popu­laire natio­nale un pro­jet de loi sur les publi­ca­tions, pro­jet qu’ils accom­pa­gne­ront d’une liste de sou­tien grosse de quelque 600 signa­tures. Mais leur pro­po­si­tion — s’en éton­ne­ra-t-on ? ne rece­vra aucun écho de la part des délé­gués de ladite Assemblée.

À l’é­poque du pre­mier « Prin­temps de Pékin », les étu­diants s’en­ga­ge­ront sur­tout dans des opé­ra­tions visant à l’a­mé­lio­ra­tion de leur condi­tion. Des pro­blèmes d’es­pace, notam­ment, consé­cu­tifs à la pra­tique maoïste du détour­ne­ment des lieux édu­ca­tifs, seront à l’o­ri­gine de quelques convul­sions. Après le déclen­che­ment de la « Révo­lu­tion cultu­relle », l’en­sei­gne­ment supé­rieur ayant pra­ti­que­ment dis­pa­ru, il avait fal­lu attendre 1978 pour que de nou­veau les exa­mens d’en­trée — c’est-à-dire des épreuves fon­dées sur l’ap­ti­tude intel­lec­tuelle des can­di­dats et sur leurs connais­sances —, soient réin­tro­duits dans les uni­ver­si­tés et qu’on recom­mence à ins­crire des étu­diants en troi­sième cycle. Mais, entre-temps, de nom­breux éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment supé­rieur avaient été inves­tis par des mili­taires ou des entre­prises qui se les étaient appro­priés. Lorsque les cours reprirent, ceux qui s’y étaient ins­tal­lés refu­sèrent de res­ti­tuer les bâti­ments aux étu­diants. Par­tout, des salles de classe fai­saient défaut, sans que les auto­ri­tés, qui fei­gnaient l’i­gno­rance, s’en alar­massent outre mesure. Pour faire valoir leur droit à l’en­sei­gne­ment, les étu­diants durent se résoudre à aler­ter la socié­té, moyen­nant l’or­ga­ni­sa­tion de mani­fes­ta­tions. Ain­si, le 10 octobre 1979, les étu­diants de l’U­ni­ver­si­té du peuple [Ren­da] de Pékin des­cen­dront dans la rue pour ten­ter de recou­vrer leur bien. Ils tra­ver­se­ront la place Tian’an­men et s’ac­crou­pi­ront devant la porte Xin­hua de Zhon­gnan­hai, avant d’al­ler poser des dazi­baos au Mur de la démo­cra­tie de Xidan. Le 12 octobre, 800 ensei­gnants et étu­diants de l’Ins­ti­tut cen­tral de l’é­co­no­mie et des finances de Pékin s’ex­pri­me­ront à leur tour pour obte­nir de la manu­fac­ture de tabac « Grande Muraille » qu’elle éva­cue l’Institut.

L’af­faire qui inter­vint au début de l’an­née sui­vante aurait pu débor­der l’en­ceinte des écoles et se tra­duire par un reten­tis­se­ment social plus grand. Le 12 février 1980, en effet, le Comi­té per­ma­nent de la 5e Assem­blée popu­laire natio­nale, pro­mulgue une « Déci­sion de pro­cé­der à des élec­tions au niveau du dis­trict au suf­frage direct ». À peine cette déci­sion est-elle connue que les étu­diants de Shan­ghai entament leur cam­pagne élec­to­rale. Et, en divers endroits, il bat­tront même les can­di­dats offi­ciels. Fu Shen­qi, un jeune ouvrier mili­tant de la démo­cra­tie, de Shan­ghai, rédac­teur en chef de la Voix de la démo­cra­tie, entre en lice. Bien qu’é­car­té des listes élec­to­rales par les auto­ri­tés, il n’en recueille pas moins de nom­breux suf­frages et se voit dési­gné. Mais on le pri­ve­ra de son siège, en toute illé­ga­li­té. Les étu­diants de l’U­ni­ver­si­té de Pékin pren­dront éga­le­ment une part active à ces élec­tions. Par­mi les can­di­dats figurent deux res­pon­sables de revues non offi­cielles, Wang Jun­dao et Hu Ping. Hu Ping sera élu dépu­té du peuple dans le dis­trict de Hai­ding (Pékin). Les étu­diants de l’É­cole nor­male du Hunan par­ti­cipent aus­si à la consul­ta­tion. Les auto­ri­tés locales s’es­cri­mant trop osten­si­ble­ment à contrô­ler le scru­tin, les étu­diants hunan­nais vont signi­fier ouver­te­ment leur désap­pro­ba­tion, cer­tains d’entre eux allant même jus­qu’à enta­mer une grève de la faim. Le Comi­té pro­vin­cial du Par­ti, optant sans réserve pour le camp de l’ad­mi­nis­tra­tion de l’É­cole, les étu­diants devront se résoudre à mon­ter à Pékin pour dépo­ser une plainte auprès des auto­ri­tés cen­trales. Rai­son leur sera don­née mais les jeunes gens n’au­ront pas le temps de savou­rer leur vic­toire. Dao Sheng, leur lea­der, est expul­sé de son éta­blis­se­ment puis arrê­té en secret. On l’en­voie fina­le­ment dans un camp de réédu­ca­tion par le tra­vail. Et le rideau tombe sur cette fic­tion d’é­lec­tions libres.

Par la suite, des vagues de contes­ta­tion étu­diante défer­le­ront régu­liè­re­ment. En mai 1980, par exemple, les étu­diants de l’U­ni­ver­si­té de Nan­kin dénoncent des erreurs com­mises par le Comi­té du Par­ti de l’U­ni­ver­si­té. On relève d’autres gestes de ce genre ailleurs. Mais, chaque fois, ce seront des ten­ta­tives lar­ge­ment dic­tées par les cir­cons­tances et qui demeu­re­ront iso­lées et net­te­ment localisées.

Au cours des années com­prises entre 1980 et 1984, la réforme éco­no­mique rurale ren­contre un suc­cès évident et l’é­co­no­mie chi­noise se déve­loppe. Le sta­tut social des intel­lec­tuels, lui aus­si, s’a­mé­liore. Nom­breux semblent alors ceux qui fondent leurs espoirs sur les réfor­ma­teurs, et avant tout sur Deng Xiao­ping. Sans doute faut-il impu­ter à cela le calme rela­tif qui régne­ra un temps dans les éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment supé­rieur. Mais, à la fin de l’an­née 1984 et au début de l’an­née sui­vante, l’é­chec de la réforme éco­no­mique urbaine deve­nant patent, la cor­rup­tion des bureau­crates éclate au grand jour et leur inca­pa­ci­té à régler les pro­blèmes s’é­tale désor­mais sans fard. L’in­fla­tion devient extrê­me­ment forte et la condi­tion des déten­teurs du savoir, comme celle de leurs héri­tiers, en subi le contre­coup : le pou­voir d’a­chat des salaires des pro­fes­seurs et des bourses d’é­tudes ne va pas ces­ser de se dété­rio­rer. Si on ajoute à cela le mécon­ten­te­ment pro­vo­qué par la fai­blesse de la part réser­vée à l’en­sei­gne­ment dans le bud­get natio­nal, on le voit, les motifs ne manquent pas, propres à ravi­ver la colère étu­diante. Dans un contexte géné­ral de faillite de l’i­déo­lo­gie com­mu­niste, le pou­voir s’es­qui­ve­ra en jouant la seule carte qu’il gar­dait dans sa manche, celle du patrio­tisme. Et les étu­diants feront vibrer la corde de l’a­mour du pays, laquelle leur four­nit, en quelques occa­sions, pré­texte à remuer.

Le 15 août 1985, jour anni­ver­saire de la capi­tu­la­tion du Japon, le Pre­mier ministre japo­nais, Yasu­hi­ro Naka­sone, et dix-huit de ses ministres se rendent en visite offi­cielle au temple Yasu­ka­ni (qu’on appelle en Chine le « temple des cri­mi­nels de guerre ».), à Tokyo, où sont conser­vées les tablettes funé­raires de Hide­ki Tojo et d’autres « cri­mi­nels de guerre de la classe A ». Les étu­diants chi­nois reçoivent ce geste comme un affront. Le 12 sep­tembre 1985, des affiches sont appo­sées à l’U­ni­ver­si­té de Pékin qui sug­gèrent qu’on ins­ti­tue le 18 sep­tembre un « jour de la honte natio­nale » (le 18 sep­tembre 1931, les Japo­nais étant entrés en guerre contre la Chine). Leurs auteurs convient leurs cama­rades à un attrou­pe­ment sur la place Tian’an­men. Dans tous les éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment supé­rieur, le scé­na­rio se répète à l’i­den­tique. Tou­te­fois, si les dazi­baos qui fleu­rissent, en l’oc­cur­rence, se fixent pour objet prin­ci­pal de déni­grer les « impé­ria­listes japo­nais », cer­tains contiennent des attaques contre Deng Xiao­ping — sa posi­tion vis-à-vis du Japon étant jugée trop conci­liante —, et, plus géné­ra­le­ment, émettent des cri­tiques à l’é­gard de la poli­tique chi­noise d’ou­ver­ture. D’au­cuns se hasar­de­ront même, dans leurs phi­lip­piques, à dis­ser­ter sur la démo­cra­tie ou la liber­té. Le Comi­té cen­tral du Par­ti use­ra de tous les stra­ta­gèmes pos­sibles et ima­gi­nables pour faire échec au ras­sem­ble­ment du 18 sep­tembre. Il oppo­se­ra, c’est assez dire, sa force d’i­ner­tie aux étu­diants, ten­te­ra de les divi­ser… Rien n’y fera. Les étu­diants convergent vers la place Tian’an­men. À Cheng­du (Sichuan) ou à Xi’an (Shaan­xi), on s’ac­tive aus­si contre l’in­va­sion éco­no­mique de l’empire du Soleil-Levant. Le 1er octobre, jour de la fête natio­nale, les étu­diants de divers éta­blis­se­ments sco­laires de Xi’an mani­festent, et cela jus­qu’au matin du 3. Ceux de Cheng­du prennent la relève, chez eux, durant la nuit du 15 au 16 octobre. En sep­tembre ou en octobre, par­tout en Chine, on assis­te­ra à des scènes ana­logues. Le bruit court qu’une action géné­rale a été envi­sa­gée pour le 9 décembre, sous cou­vert de célé­brer le 50e anni­ver­saire du 9 décembre 1935 (ce jour-là, les étu­diants péki­nois s’é­taient émus de l’in­va­sion japo­naise du Nord de la Chine). Mais le Par­ti com­mu­niste, pre­nant les étu­diants de vitesse, rameu­te­ra l’en­semble de ses forces et récu­pé­re­ra l’i­ni­tia­tive en arran­geant lui-même une céré­mo­nie officielle.

Signa­lons, au pas­sage, quelques parades exé­cu­tées par des étu­diants issus d’eth­nies mino­ri­taires. Le 22 décembre 1985, 200 jeunes ouï­gours, élèves de l’Ins­ti­tut cen­tral des mino­ri­tés, se réunissent sur la place Tian’an­men pour pro­tes­ter contre les essais nucléaires effec­tués au Xin­jiang et pour reven­di­quer une auto­no­mie plus grande de la région. Le 26 décembre, à Shan­ghai, les étu­diants de diverses mino­ri­tés feront de même.

En 1986, confron­té une nou­velle fois à l’é­chec de la réforme éco­no­mique dans les zones urbaines, le Par­ti com­mu­niste se trouve contraint de rani­mer le fan­tôme de la réforme poli­tique. Les intel­lec­tuels se dépensent fébri­le­ment en dis­cus­sions sur la ques­tion, cer­tains, s’a­ban­don­nant jus­qu’à par­ler de démo­cra­tie. À leur sens, en effet, la démo­cra­tie, seule, vien­dra à bout de l’in­fla­tion, de la déva­lua­tion, de la baisse du pou­voir d’a­chat, des dis­pa­ri­tés sociales, de l’af­fai­risme bureau­cra­tique, de la cor­rup­tion, en bref de tous les maux induits par une réforme éco­no­mique mal ini­tiée. Tout cela débou­che­ra sur la mobi­li­sa­tion étu­diante la plus impor­tante que la Chine ait connue depuis la « Révo­lu­tion cultu­relle » 3Sur le mou­ve­ment étu­diant de l’hi­ver 1986, voir : Ba Qi [Huang San], « l’A­ve­nir est à nous ! » Quelques remarques sur le mou­ve­ment étu­diant chi­nois, Iztok, revue liber­taire sur les pays de l’Est, Paris, n° 14, sep­tembre 1987, pp. 15 – 22..

Le 5 décembre 1986, plus d’un mil­lier d’é­tu­diants de l’É­cole poly­tech­nique de Chine de Hefei (Anhui) se ras­semblent : ils s’in­dignent de la déci­sion arrê­tée par leur admi­nis­tra­tion d’in­va­li­der les can­di­da­tures avan­cées par eux aux élec­tions de dis­trict. Le 9 décembre 1986 (51e anni­ver­saire du mou­ve­ment du 9 décembre 1935), ils sont plus de 3.000, venant de l’É­cole poly­tech­nique de Chine mais aus­si de l’U­ni­ver­si­té de l’An­hui et de l’U­ni­ver­si­té indus­trielle de l’An­hui, à déam­bu­ler dans les artères de la ville aux cris de : « Nous vou­lons la démo­cra­tie ! Sans démo­cra­tie, pas de moder­ni­sa­tion ». Le même jour, à Wuhan, plus de 2.000 étu­diants bro­cardent les « élec­tions bidons ». Le 13 décembre, les délé­gués des étu­diants de Fuz­hou, un mil­lier de per­sonnes, invoquent la démo­cra­tie, le res­pect des droits de l’homme et l’ac­cé­lé­ra­tion de la réforme poli­tique. Le 14 et le 15, un mil­lier d’é­tu­diants de Shenz­hen s’in­surgent contre l’aug­men­ta­tion des frais de sco­la­ri­té et le sys­tème des péna­li­tés sanc­tion­nant l’é­chec aux exa­mens. Du 17 au 19 décembre, à Kun­ming, 2.000 étu­diants pro­mènent des cali­cots sur les­quels on lit : « Vive la démo­cra­tie ! Vive la liber­té ! » et exigent le droit de choi­sir libre­ment leurs can­di­dats aux élec­tions de dis­trict. Le 20, à Can­ton, 300 étu­diants de l’U­ni­ver­si­té Zhong Shan, mais qui pour la plu­part sont ori­gi­naires d’autres pro­vinces que le Guang­dong, assiègent les locaux du gou­ver­ne­ment muni­ci­pal pour faire valoir ces deux requêtes : le contrôle des prix et la liber­té de la presse.

Mais la plus grande des mani­fes­ta­tions de la période se tient à Shan­ghai, à la suite de bru­ta­li­tés poli­cières exer­cées sur des étu­diants, et du refus des auto­ri­tés de châ­tier les cou­pables. Le 19, dans l’a­près-midi, les étu­diants des uni­ver­si­tés Fudan, Jia­dong, Tong­ji, et d’autres éta­blis­se­ments, avaient enva­hi la place du Peuple en hur­lant : « Démo­cra­tie ! Liber­té ! Éga­li­té ! ». Toute la nuit, et dix-huit heures durant, mal­gré le froid et la faim qui les tenaille, un mil­lier d’entre eux étaient res­tés assis devant le siège du gou­ver­ne­ment muni­ci­pal. Le 20, à 5 h 50 du matin, plu­sieurs mil­liers de poli­ciers avaient char­gé, pro­cé­dant à des inter­pel­la­tions. La riposte des étu­diants ne tar­de­ra pas. Le jour même, de 60.000 à 70.000 d’entre eux dénoncent les « actes fas­cistes des poli­ciers » et par­courent la ville en scan­dant ces deux mots d’ordre « Nous vou­lons la réforme démo­cra­tique ! Nous vou­lons la liber­té ! ». Des heurts se pro­duisent entre la foule et les forces de l’ordre. Le 21, plu­sieurs dizaines de mil­liers d’é­tu­diants se massent aux cris de : « Non aux bru­ta­li­tés poli­cières ! Nous vou­lons les droits de l’homme ! ». Ils noti­fient en même temps, au maire de la muni­ci­pa­li­té, Jiang Zemin, leurs quatre desi­de­ra­ta : la démo­cra­tie et la liber­té ; la liber­té de la presse ; la recon­nais­sance du carac­tère légal, patrio­tique et juste du mou­ve­ment étu­diant ; la garan­tie de la sécu­ri­té des étu­diants. Tout ce temps, la presse offi­cielle, quand elle ne s’en­fer­me­ra pas dans un mutisme opi­niâtre rela­ti­ve­ment à la lutte étu­diante, en ren­dra compte en la déna­tu­rant : des dépêches de l’A­gence Chine nou­velle, par exemple, indiquent que les colonnes des pro­tes­ta­taires ont blo­qué la cir­cu­la­tion, qu’elles ont trou­blé l’ordre social et nui à la bonne marche de la pro­duc­tion. Ce qui ajoute encore à l’ire des étu­diants. Le 22, le bureau de la Sécu­ri­té publique de Shan­ghai dif­fuse une cir­cu­laire pré­ci­sant que tous ceux qui dési­rent défi­ler doivent en for­mu­ler préa­la­ble­ment la per­mis­sion et sou­mettre le nom d’un res­pon­sable. Cela ne retien­dra pas une dizaine de mil­liers d’é­tu­diants de confluer en cor­tège vers le centre de la ville le lendemain.

Le 22 décembre, les étu­diants de l’U­ni­ver­si­té de Nan­kin et ceux de l’Ins­ti­tut des tech­no­lo­gies de Nan­kin se répandent dans la ville. Plu­sieurs dizaines de mil­liers de per­sonnes encerclent le siège du Comi­té per­ma­nent de l’As­sem­blée popu­laire pro­vin­ciale. Ils demandent la liber­té, la démo­cra­tie et des réformes. Au cours de la nuit, d’autres mani­fes­ta­tions suivent. Le 25 au soir, plu­sieurs mil­liers d’é­tu­diants se pressent sur la place Gulou, para­ly­sant la cir­cu­la­tion de toute la ville. À Tian­jin, le 24 décembre, plus de 3.000 étu­diants de l’U­ni­ver­si­té Nan­kai ou d’autres éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment supé­rieur se pré­sentent devant le siège du gou­ver­ne­ment muni­ci­pal aux cris de : « Liber­té de la presse ! À bas les pri­vi­lèges ! ». Le 25, à Hangz­hou, les étu­diants donnent libre cours à leur désap­pro­ba­tion face au black-out des infor­ma­tions et réclament la mise en œuvre des réformes poli­tiques. À Suz­hou, le 27, les étu­diants défilent dans les campus.

Pékin sera la der­nière ville à bou­ger. Déjà, aux alen­tours du 9 décembre, lors des inci­dents sur­ve­nus dans l’An­hui, des dazi­baos sont appli­qués dans Bei­da et dans d’autres facul­tés. Le 26 décembre, la muni­ci­pa­li­té de Pékin pro­mulgue un règle­ment en dix points sur les mani­fes­ta­tions : les ras­sem­ble­ments et les pro­ces­sions sont désor­mais subor­don­nés à auto­ri­sa­tion préa­lable et, en tout état de cause, stric­te­ment pro­hi­bés dans cer­tains lieux comme Zhon­gnan­hai ou la place Tian’an­men. Le 29, à l’aube, plu­sieurs cen­taines d’é­tu­diants de l’É­cole nor­male supé­rieure de Pékin, à l’in­té­rieur de leur cam­pus, fus­tigent le texte. Un cor­tège marche ensuite vers Bei­da et vers Qing­hua, gros de 2.000 ou 3.000 per­sonnes. Le Quo­ti­dien de Pékin par­le­ra, à son pro­pos, de « mani­fes­ta­tion illé­gale » ne regrou­pant que 200 ou 300 per­sonnes et rap­pel­le­ra que l’af­fi­chage des dazi­baos était défen­du 4Le 16 jan­vier 1980, dans un dis­cours pro­non­cé lors d’une réunion de cadres convo­quée par le Comi­té cen­tral du Par­ti, Deng Xiao­ping avait pro­po­sé la sup­pres­sion des « Quatre grandes liber­tés ». [si da] (« libre expres­sion d’o­pi­nions, large expo­sé d’i­dées, dazi­bao et grand débat.) ins­crites dans la Consti­tu­tion (cf. Deng Xiao­ping, « la Situa­tion actuelle et nos tâches », Texte choi­sis (1975 – 1982), édi­tions en langues étran­gères, Pékin, 1985, p.249). Ce sera chose faite avec la nou­velle Consti­tu­tion, la qua­trième dont se soit dotée la Chine, adop­tée le 4 décembre 1982.. La réac­tion des étu­diants ne se fait pas attendre : un avis est pla­car­dé à Bei­da appe­lant les étu­diants à se retrou­ver le jour de l’an, sur la place Tian’an­men. Le 30, les étu­diants conti­nue­ront de récu­ser le règle­ment en dix points. Le maire de Pékin, Chen Xitong, menace : ceux qui ont dans l’i­dée d’en­va­hir la place Tian’an­men le jour de l’an en seront pour leurs frais. Le 31, les auto­ri­tés de la capi­tale lancent un aver­tis­se­ment : qui­conque ten­te­ra de mani­fes­ter le len­de­main sur la place Tian’an­men s’ex­pose à de sérieuses repré­sailles. Le 1er jan­vier, à midi, les étu­diants, au mépris de l’in­ter­dic­tion, forcent les bar­rages de la police et s’é­par­pillent sur la place. Ils réclament la sup­pres­sion du règle­ment en dix points et la liber­té de mani­fes­ta­tion. Les forces de l’ordre pro­cé­de­ront à une ving­taine d’in­ter­pel­la­tions. En fin d’a­près-midi, une nou­velle offen­sive étu­diante se pro­dui­ra, pour obte­nir la libé­ra­tion des cama­rades qui viennent d’être arrê­tés, qui ne se dis­per­se­ra qu’aux pre­mières heures du jour sui­vant, après que le pré­sident de Bei­da, Ding Shi­sun, a annon­cé que les per­sonnes appré­hen­dées ont été relâ­chées. Le 5 jan­vier, les étu­diants de la capi­tale, en pré­sence de jour­na­listes étran­gers, brûlent des exem­plaires du Quo­ti­dien de Pékin.

Le mou­ve­ment étu­diant de l’hi­ver 1986 aura pour consé­quence directe de sus­ci­ter une purge à l’in­té­rieur du Par­ti : Hu Yao­bang, le secré­taire géné­ral, à qui Deng Xiao­ping reproche son laxisme vis-à-vis du « libé­ra­lisme bour­geois », est contraint de démis­sion­ner ; les intel­lec­tuels les plus libé­raux du Par­ti, Fang Liz­hi, Wang Ruo­wang et Liu Binyan sont exclus du Par­ti et quelques autres invi­tés à le quit­ter d’eux-mêmes. Une cam­pagne contre le « libé­ra­lisme bour­geois » est déclen­chée et une restruc­tu­ra­tion s’o­père dans les facul­tés et les organes de presse qu’on sus­pecte de sym­pa­thie pour les étudiants.

À l’is­sue des évé­ne­ments, le Par­ti com­mu­niste éten­dra son contrôle sur le monde étu­diant. Les cours d’i­déo­lo­gie sont ren­for­cés et les enquêtes sur le com­por­te­ment poli­tique des étu­diants — au moment de leur accès à l’U­ni­ver­si­té comme lors de leur affec­ta­tion ulté­rieure à un poste de tra­vail — se font plus strictes. En cer­tains points, même, on amé­nage des postes de police sur les cam­pus. De façon géné­rale, on ins­tau­re­ra, dans chaque éta­blis­se­ment d’en­sei­gne­ment supé­rieur, un comi­té spé­cial char­gé de veiller au grain et d’é­touf­fer dans l’œuf toute entre­prise non offi­cielle. À comp­ter de cette date, toutes les mani­fes­ta­tions étu­diantes, aus­si insi­gni­fiantes soient-elles, se confi­ne­ront sur les cam­pus et, avant l’ex­plo­sion du prin­temps 1989, si les esprits sont loin d’être au calme, aucun mou­ve­ment géné­ral ne naî­tra. Un échan­tillon : entre le 10 et le 19 juin 1987, les étu­diants de l’Ins­ti­tut cen­tral des finances de Pékin désertent les salles de classe, une fois encore, pour récri­mi­ner contre les manu­fac­tures de tabac de Pékin qui occupent tou­jours une par­tie de leurs locaux ; le 7 décembre de la même année, les étu­diants de l’U­ni­ver­si­té des sciences éco­no­miques et du com­merce de Pékin condamnent col­lec­ti­ve­ment les pra­tiques par trop bureau­cra­tiques de leur admi­nis­tra­tion ; le 3 juin 1988, les étu­diants de Bei­da défilent pour deman­der qu’un voyou qui a assas­si­né un de leurs cama­rades, Chai Qing­feng, soit puni. On constate, somme toute, qu’à l’oc­ca­sion de tous ces inci­dents, les auto­ri­tés feront preuve d’une sou­plesse qui contraste avec leur fer­me­té de l’hi­ver 1986 et qu’elles s’emploieront à apai­ser les pas­sions pour évi­ter tout débordement.

Le 15 avril 1989, à peine la nou­velle de la mort de Hu Yao­bang est-elle tom­bée, que des étu­diants, accom­pa­gnés de cer­tains de leurs pro­fes­seurs, se pré­ci­pitent sur la place Tian’an­men. Au cours de la nuit, ils collent des dazi­baos de condo­léances ou des poèmes. Ils ne savent pas encore que dans quelques jours ils y pren­dront posi­tion, et pour long­temps. Mais cela est une autre histoire.

Huang San — Angel Pino

  • 1
    Sur ce point, voir : Huang S., A. Pino, L Epstein, Un bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le prin­temps de Pékin, Biblio­thèque asia­tique, Chris­tian Bour­gois édi­teur, Paris, 1980 ; V. Sidane, Le Prin­temps de Pékin (oppo­si­tions démo­cra­tiques en Chine, novembre 1978-mars 1980), col­lec­tion archives, Gal­li­mard-Jul­liard, Paris, 1980.
  • 2
    Ce texte est tiré d’une étude beau­coup plus longue sur les « années Deng » qui doit ser­vir de pré­face à une antho­lo­gie des œuvres poli­tiques de Wei Jing­sheng, ouvrage à paraître pro­chai­ne­ment. Les élé­ments réunis pour sa rédac­tion pro­viennent, essen­tiel­le­ment, de la presse de Chine pop., le Quo­ti­dien du peuple ou le Quo­ti­dien de Pékin, mais aus­si de la presse de Hong Kong, Zhen­ming (riva­li­sons), Baixin (1e peuple) ou bien encore Jiu­shi nian­dai (les années 90).
  • 3
    Sur le mou­ve­ment étu­diant de l’hi­ver 1986, voir : Ba Qi [Huang San], « l’A­ve­nir est à nous ! » Quelques remarques sur le mou­ve­ment étu­diant chi­nois, Iztok, revue liber­taire sur les pays de l’Est, Paris, n° 14, sep­tembre 1987, pp. 15 – 22.
  • 4
    Le 16 jan­vier 1980, dans un dis­cours pro­non­cé lors d’une réunion de cadres convo­quée par le Comi­té cen­tral du Par­ti, Deng Xiao­ping avait pro­po­sé la sup­pres­sion des « Quatre grandes liber­tés ». [si da] (« libre expres­sion d’o­pi­nions, large expo­sé d’i­dées, dazi­bao et grand débat.) ins­crites dans la Consti­tu­tion (cf. Deng Xiao­ping, « la Situa­tion actuelle et nos tâches », Texte choi­sis (1975 – 1982), édi­tions en langues étran­gères, Pékin, 1985, p.249). Ce sera chose faite avec la nou­velle Consti­tu­tion, la qua­trième dont se soit dotée la Chine, adop­tée le 4 décembre 1982.

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