La Presse Anarchiste

L’action directe parlementarisée

C’est, sans doute, un fait impor­tant que les mani­fes­ta­tions du 12 jan­vier à Ber­lin et dans quelques autres villes de Prusse. La social-démo­cra­tie alle­mande ne nous a pas habi­tués à ce mode d’ac­tion. Mais, quelle est, au juste, la por­tée de cet événement ?

Disons, d’a­bord, que ceux qui, en France et ailleurs, pro­fitent de l’oc­ca­sion pour faire la leçon aux déni­greurs de la social-démo­cra­tie, se hâtent un peu trop. Sont-ils bien sûrs que la jour­née du 12 jan­vier marque une orien­ta­tion nou­velle dans la bonne vieille tac­tique du par­ti socia­liste alle­mand ? Sont-ils bien sûrs que la peur de l’ac­tion des masses, le pré­ju­gé de la léga­li­té qui fait le fond de la vieille tac­tique, a défi­ni­ti­ve­ment fait place à une tac­tique nou­velle, révo­lu­tion­naire non seule­ment en paroles, mais aus­si en actes ?

Et puis, il ne faut pas oublier que la cri­tique des déni­greurs a bien eu sa part dans la réso­lu­tion tar­dive de la social-démo­cra­tie de faire un essai de sor­tir de l’or­nière com­mode de la léga­li­té. Bien plus, cet essai même donne rai­son aux cri­tiques anté­rieures. Nous a‑t-on assez rebat­tu les oreilles par des objec­tions tirées de ces fameuses « cir­cons­tances » spé­ci­fi­que­ment alle­mandes qui s’op­po­se­raient abso­lu­ment à une action de la rue ! Des mani­fes­ta­tions extra-légales, faites sans l’au­to­ri­sa­tion gou­ver­ne­men­tale, c’é­tait bon pour les Fran­çais, pour les Belges, pour les Ita­liens, pour les Autri­chiens (pour les Russes, sur­tout!)… Mais en Alle­magne, en Prusse, y pen­sez-vous ? « Le fusil qui tire, le sabre qui tranche » sont là qui guettent les pauvres social-démo­crates osant se mon­trer dans la rue, mal­gré la police, pour n’en faire qu’une bou­chée. L’ac­tion de la rue en Alle­magne ce serait, nous répé­tait-on, une aven­ture folle où som­bre­rait pour long­temps le tra­vail per­sé­vé­rant de qua­rante années…

Eh bien, l’é­vé­ne­ment a démon­tré l’i­na­ni­té de ce plai­doyer. Le cro­que­mi­taine gou­ver­ne­men­tal n’é­tait si ter­rible que parce qu’on en avait trop peur. Les cir­cons­tances spé­ci­fiques de l’Al­le­magne étaient faites sur­tout de cette men­ta­li­té spé­ci­fique et tra­di­tion­nelle qu’un célèbre écri­vain alle­mand d’a­vant 1848 a fla­gel­lé par ces mots : « Chaque Prus­sien porte son gen­darme dans son propre cœur ».

Le mal pro­fond de la social-démo­cra­tie alle­mande, c’est de n’a­voir pas su, depuis qua­rante ans, trans­for­mer la men­ta­li­té de ses adhé­rents. Elle se bor­nait à trans­for­mer leurs concep­tions, leurs idées, leur manière de pen­ser, sans rien chan­ger à leur volon­té effi­cace, à leur manière d’a­gir. Révo­lu­tion­naires par leurs pen­sées, ils demeu­raient des gens de rou­tine, des phi­lis­tins par leurs actes.

La jour­née du 12 jan­vier marque-t-elle, à ce point de vue, un chan­ge­ment pro­fond et défi­ni­tif ? Bien super­fi­ciel et rude­ment opti­miste qui l’affirmerait.

En effet, cette action directe des socia­listes alle­mands, ne l’ou­blions pas, se pro­duit à pro­pos d’une reven­di­ca­tion qui ne dépasse point le cadre tra­di­tion­nel de leur acti­vi­té, le cadre élec­to­ral et par­le­men­taire. C’est dire que le suc­cès même de cette cam­pagne, loin d’ai­guiller la social-démo­cra­tie sur une voie nou­velle, doit l’en­fon­cer plus pro­fon­dé­ment dans la vieille ornière élec­to­rale et par­le­men­taire. La « machine à voter », la fabrique à sièges par­le­men­taires ayant reçu un ali­ment nou­veau, absor­be­ra des éner­gies nou­velles. Les élec­tions au Reichs­tag ont déjà beau­coup per­du de leur attrait psy­cho­lo­gique. Les élec­tions au Land­tag prus­sien, au Par­le­ment de l’É­tat diri­geant de l’Em­pire, faites sur des bases plus ou moins démo­cra­tiques, refe­raient une espèce de vir­gi­ni­té aux espé­rances bien flé­tries de l’ac­tion élec­to­rale et parlementaire.

Ain­si, la logique de cette action directe conduit à sa propre néga­tion, puisque, en fin de compte, elle ne fera que rehaus­ser l’é­clat du parlementarisme.

Telle fin, telle ori­gine. La lutte, si directe soit-elle, pour le Suf­frage uni­ver­sel en Prusse a, en effet, pour ori­gine l’ac­cen­tua­tion crois­sante de la tac­tique par­le­men­taire de la social-démo­cra­tie.

Il y a 15 ans, les social-démo­crates étaient bien rares qui son­geaient seule­ment au Land­tag prus­sien. Ed. Bern­stein, ce par­le­men­ta­riste logique avec lui-même, fut le pre­mier à pro­pa­ger l’i­dée de la par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions prus­siennes. Et ce fut encore ce réfor­miste clair­voyant qui, le pre­mier, par­la de la pres­sion du dehors, des mani­fes­ta­tions, voire de la « grève de masses » pour obte­nir le Suf­frage uni­ver­sel en Prusse. Il savait ce qu’il fai­sait. Et, d’ailleurs, toute l’ac­tion social démo­crate favo­ri­sait ses idées. L’éner­gie accu­mu­lée cher­chait une issue, — je veux dire : la masse tou­jours crois­sante des votants social-démo­crates cher­chait à se faire valoir sur des champs élec­to­raux tou­jours nou­veaux. Tel Napo­léon, pous­sé par la logique de son action conqué­rante à faire des conquêtes tou­jours nou­velles, tels les mil­liar­daires de nos jours, pous­sés par l’aug­men­ta­tion de leur capi­taux à élar­gir sans cesse leur champ d’ex­ploi­ta­tion. À chaque mode d’ac­ti­vi­té sa logique particulière.

Après avoir éten­du son action élec­to­rale aux Conseils muni­ci­paux, à tous les Land­tags (par­le­ments des États com­po­sant l’Em­pire) pos­sibles, aux Conseils des prud’­hommes (y com­pris la sec­tion des patrons!), elle a fini par par­ti­ci­per aux élec­tions pour le Land­tag prus­sien, mau­dit, abhor­ré, boy­cot­té pen­dant 30 années. Mais là, elle se heur­ta à un obs­tacle insur­mon­table. Mal­gré toute sa bonne volon­té de lier par­tie avec les libé­raux bour­geois, elle ne réus­sit pas à obte­nir un seul man­dat, les libé­raux prus­siens pré­fé­rant tou­jours un réac­tion­naire for­ce­né au social-démo­crate le plus édul­co­ré. L’obs­tacle, c’é­tait le sys­tème élec­to­ral. Une expé­rience deux fois répé­tée a mon­tré que, sous ce sys­tème, il ne fal­lait pas son­ger à obte­nir le moindre mandat.

De là, la pous­sée crois­sante à cou­rir sus au pri­vi­lège élec­to­ral des classes pos­sé­dantes en Prusse, pri­vi­lège qui, il y a 10 à 15 ans, lais­sait la social-démo­cra­tie bien tran­quille. Oui, bien tran­quille ! Et pour­quoi ? Parce qu’elle croyait pou­voir se pas­ser des man­dats au Land­tag prus­sien, sa foi dans la force révo­lu­tion­naire de son action au Par­le­ment de l’Em­pire étant res­tée encore intacte.

La lutte pour le Suf­frage uni­ver­sel en Prusse est donc bien l’a­bou­tis­sant d’une tac­tique par­le­men­taire de plus en plus exclu­sive, de plus en plus absor­bante. Les allures d’action directe qu’elle revêt, pour l’ins­tant, ne sau­raient nous trom­per là-dessus.

Il est, d’ailleurs, très signi­fi­ca­tif que les mani­fes­tants de Ber­lin enton­naient cette bonne ber­ceuse élec­to­rale qui chante l’in­failli­bi­li­té du « suf­frage libre » :

« Das freie­Wahl­recht ist das Zeichen,
In dem wir sie­gen…»
(« C’est le suf­frage libre qui nous assure la victoire ».)

Et pour­tant, on pou­vait croire que les ouvriers de Ber­lin, au moins, qui sont l’élé­ment le plus avan­cé de la social démo­cra­tie, étaient déjà gué­ris de ce que Marx appe­lait le cré­ti­nisme par­le­men­taire

Le Congrès de Stutt­gart a mis en évi­dence l’i­so­le­ment moral de la social démo­cra­tie. Après ce Congrès, Kauts­ky lui-même écri­vait que les temps de l’hé­gé­mo­nie alle­mande dans l’In­ter­na­tio­nale étaient pas­sés. L’ac­tion nou­velle inau­gu­rée le 12 jan­vier relè­ve­ra-t-elle le pres­tige de la social démo­cra­tie aux yeux des autres par­tis socia­listes ? C’est bien pos­sible, c’est même cer­tain. D’au­tant plus que ce type accom­pli d’un par­ti socia­liste par­le­men­taire reste, mal­gré tout, le modèle et le contre­fort de la tac­tique par­le­men­taire inter­na­tio­nale. Mais il est non moins cer­tain que l’ac­tion nou­velle est bien loin de mar­quer une orien­ta­tion révo­lu­tion­naire de la social démocratie.

La lutte pour le Suf­frage uni­ver­sel vaut mieux que le Suf­frage uni­ver­sel lui-même. Mais à condi­tion qu’elle dépasse son objet, qu’elle soit un moyen d’a­guer­rir les masses ouvrières, d’aug­men­ter leur puis­sance d’ac­tion propre et spon­ta­née. À condi­tion aus­si et sur­tout de ne pas res­sus­ci­ter la foi enfan­tine en la toute-puis­sance de l’ac­tion électorale.

Ces condi­tions, on ne les voit pas, mal­heu­reu­se­ment, réa­li­sées dans l’ac­tion de la social-démocratie.

Au point de vue syn­di­ca­liste, cette action, si directe qu’elle soit, se fait, en somme, — « pour le roi de Prusse ». C’est une action directe par­le­men­ta­ri­sée.

B. Kri­thews­ky


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