La Presse Anarchiste

Discussion

La dis­cus­sion épis­to­laire avec notre pré­cé­dent cor­res­pon­dant s’est close sur une entente tacite, les dif­fé­rences d’ap­pré­cia­tion de ce cama­rade ne revê­tant pas un carac­tère opi­niâtre quant aux buts pour­sui­vis. Si bien que nous comp­tons, avec satis­fac­tion, un abon­né et un sous­crip­teur de plus.

Mais comme l’é­change de vues est tou­jours inté­res­sant, car il per­met des pré­ci­sions utiles, nous publions main­te­nant une nou­velle lettre avec la réponse que nous lui avons faite.

Cher cama­rade Gas­ton Leval,C’est tou­jours pour moi un plai­sir de rece­voir les Cahiers et je réponds à votre appel sans bien savoir où en est mon abon­ne­ment. Ne pour­riez-vous pas le por­ter à la connais­sance de cha­cun d’une manière pra­tique, en pré­ci­sant à quelle date il se ter­mine ? Cette for­mule évi­te­rait bien des négligences.

Vous nous deman­dez si les Cahiers nous donnent satis­fac­tion ; je réponds oui, nous y trou­vons ce que nous cher­chons et que nous ne trou­vons nulle part ailleurs. Per­son­nel­le­ment, j’ap­pré­cie vive­ment vos articles de fond, j’y puise beau­coup d’enseignements.

Mais il semble bien que le rôle de ce jour­nal ne doit pas s’ar­rê­ter là ; il doit péné­trer dans les masses popu­laires pour y appor­ter la connais­sance et la lumière dont la plu­part des gens qui vivent autour de nous ont tant besoin ; ceci aus­si bien pour eux-mêmes que pour nous, car, enfin, ce qui nous paraît le plus tra­gique dans le monde d’au­jourd’­hui, c’est cette absence de goût pour la recherche, l’a­na­lyse, la réflexion, l’ap­pro­fon­dis­se­ment, la remise en ques­tion. Ce manque d’é­changes, de contact, de dia­logue, porte inévi­ta­ble­ment pré­ju­dice au déve­lop­pe­ment des qua­li­tés humaines de cha­cun, mais encore et sur­tout au pro­grès de la pen­sée huma­niste ; le grand retard qu’elle a sur le pro­grès de la tech­nique risque de s’ag­gra­ver un peu plus chaque jour.

Pour rem­plir cette double fonc­tion : satis­faire les convain­cus et gagner à notre cause ceux que nous devons per­sua­der, les Cahiers ont besoin d’une forme très sub­tile et bien équi­li­brée qui lui fait défaut. Je suis par­fois gêné pour en faire prendre connais­sance à ceux qui sont le plus près de nous ; vos infor­ma­tions affir­ma­tives paraissent sou­vent incroyables et risquent de rendre soup­çon­neux à notre égard ceux qui cherchent. En heur­tant la sen­si­bi­li­té de ceux qui sont dis­po­sés à nous rejoindre, nous les éloi­gnons de nous et man­quons à notre but.

Cette cri­tique s’a­dresse exclu­si­ve­ment à vos posi­tions anti­com­mu­nistes ; non pas que je les mette en doute, je ne les conteste pas, je trouve seule­ment la for­mu­la­tion exces­sive et de nature à dérou­ter ceux qui sont dis­po­nibles. Pour un bon nombre d’entre eux, le com­mu­nisme n’est pas l’i­déal, mais il est une réa­li­té à laquelle ils se rac­crochent en l’ab­sence d’autre chose. Il repré­sente un pro­grès, il est pour eux un des che­mins qui y conduit. Il serait plus oppor­tun de dis­cu­ter sur la valeur de ce che­min. Il n’y a pas de régime par­fait ; mais celui qui encou­rage la soli­da­ri­té humaine, dif­fuse lar­ge­ment le goût de la culture, de la connais­sance. a droit à notre cré­dit et il va quand même dans le sens de la libération.

Salu­ta­tions très cordiales.
Precias

— O —

Paris, le 20 août 1963

Cher cama­rade,

Mer­ci de votre lettre élo­gieuse et encou­ra­geante. On a besoin du sou­tien moral de ceux qui vous lisent, et qui com­pense, en par­tie seule­ment, les dif­fi­cul­tés aux­quelles on se heurte pour répandre sa pen­sée et faire un tra­vail en profondeur.

Nous appli­quons la méthode de rap­pel des abon­ne­ments en retard que vous nous recom­man­dez. Mais alors que cer­tains, dont nous com­pre­nons l’ou­bli, s’empressent alors de se mettre à jour, d’autres ne répondent pas davan­tage pour cela, et d’autres encore s’en fâchent, bles­sés dans leur sus­cep­ti­bi­li­té… On ne sait que faire.

Com­ment « péné­trer dans les masses popu­laires » ? Cela n’est pas si simple. Il nous fau­drait, d’a­bord, des cor­res­pon­dants béné­voles, qui se char­ge­raient de répandre nos Cahiers. Au moins nous pour­rions tou­cher suc­ces­si­ve­ment de nou­velles couches de lec­teurs. Mais nous sommes à une époque où l’es­prit de mili­tan­tisme ou de par­ti­ci­pa­tion per­son­nelle à une entre­prise qui implique une res­pon­sa­bi­li­té, si petite soit-elle, est des plus bas. Les condi­tions d’exis­tence s’a­mé­liorent pour le plus grand nombre, et la grande affaire est de jouir de la vie. Les rai­sons supé­rieures de lutte n’ap­pa­raissent pas assez clai­re­ment. Il y en a, pour­tant, ne serait-ce que pré­voir à temps ce qui peut résul­ter des aspects néga­tifs de la civi­li­sa­tion actuelle ; et l’a­mé­lio­ra­tion du sort des peuples sous-déve­lop­pés, qui implique fata­le­ment une concep­tion nou­velle de l’é­ga­li­té. Ou encore la dif­fu­sion d’une morale huma­niste sans laquelle les appli­ca­tions tech­niques menacent l’a­ve­nir sous des formes diverses. Et je n’ou­blie pas, en plus du main­tien et de la dis­pa­ri­tion des classes, ceux qui, dans les pays riches — ce qui est le cas des popu­la­tions « pro­vin­ciales » de France — sont indi­rec­te­ment exploi­tés par les régions privilégiées.

J’en arrive au der­nier para­graphe de votre lettre. Il peut être utile d’exa­mi­ner les rai­sons de notre désac­cord sur l’at­ti­tude à obser­ver envers le régime dit com­mu­niste. Je crains qu’il y ait à ce sujet un obs­tacle fon­da­men­tal qui nous empêche de nous entendre. C’est que nous sommes dans la lutte for­cée contre le com­mu­nisme inter­na­tio­nal, que nous avons com­men­cé par défendre du point de vue révo­lu­tion­naire depuis 1917. For­cée, car depuis cette date (je laisse de côté les attaques de Marx au moment de l’In­ter­na­tio­nale), soit en Rus­sie, soit en France, soit en Espagne, soit en Amé­rique du Sud, soit ailleurs, ce com­mu­nisme n’a fait qu’at­ta­quer sans cesse, que calom­nier, que pri­ver de leur pain, qu’emprisonner, qu’as­sas­si­ner tant qu’il l’a pu non seule­ment les anar­chistes, les liber­taires, mais aus­si les coopé­ra­tistes libres, les syn­di­ca­listes, les socia­listes — je pense aux vrais, aux socia­listes révo­lu­tion­naires russes, par exemple — et tous ceux qui n’ac­cep­taient pas de se sou­mettre à sa dic­ta­ture. Il n’a fait que trom­per tous ses alliés, exploi­tant leurs forces tant qu’il en a eu besoin pour mon­ter au pou­voir, les détrui­sant par la suite.

On recon­naît aujourd’­hui ce que nous dénon­cions à l’é­poque sta­li­nienne, et encore Khrout­chev ne dit-il à ce sujet qu’une par­celle de la véri­té, Cela devrait faire réflé­chir. Nous avons l’ex­pé­rience pra­tique des faits, tant en Rus­sie qu’en Espagne ; nous avons eu nos cama­rades assas­si­nés, les accu­sa­tions maintes fois contre nous for­mu­lées d’être des agents du capi­ta­lisme, de l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain, que sais-je ? Et nous savons, et vous devez savoir, que là où il n’y a pas de liber­té de pen­sée et d’ex­pres­sion de la pen­sée, il y a abru­tis­se­ment sys­té­ma­tique des masses, asser­vis­se­ment men­tal ne visant qu’à l’as­ser­vis­se­ment humain.

Je ne vois pas en quoi le régime exis­tant en Rus­sie encou­rage davan­tage la soli­da­ri­té humaine que celui exis­tant en régime capi­ta­liste. Il parle bien de socia­lisme, mais les classes et les castes y sont plus accu­sées que dans le capi­ta­lisme lui-même. Et quant à dif­fu­ser lar­ge­ment le goût de la culture, je ne crois pas que l’on fasse davan­tage en U.R.S.S. qu’aux U.S.A., par exemple. Avec une dif­fé­rence tou­te­fois : c’est qu’en U.R.S.S. l’ins­truc­tion (qui n’est pas vrai­ment la culture) est « orien­tée », comme dans tous les régimes tota­li­taires — on fai­sait aus­si beau­coup dans l’Al­le­magne hit­lé­rienne — pour faire des hommes des robots obéis­sants ou faciles à trom­per et à com­man­der, alors que, tout de même, et quoi que l’on puisse dire, ce sont tous les cou­rants de pen­sée, toutes les lit­té­ra­tures, toutes les inquié­tudes humaines qui peuvent s’ex­pri­mer dans les nations non totalitaires.

Il y aurait bien d’autres choses à dire sur ces sujets, et je ne veux pas trop m’é­tendre. Mais je vou­drais, mon cher cama­rade, que vous ne voyiez pas en moi un esprit fer­mé à toutes les pos­si­bi­li­tés de dia­logue et sacri­fiant l’a­ve­nir au nom du pas­sé. J’en­re­gistre avec soin, et peut-être par­fois avec trop d’es­poir, l’é­vo­lu­tion actuelle de l’es­prit du régime appe­lé com­mu­niste. Il y a une cer­taine détente inté­rieure, des rec­ti­fi­ca­tions, c’est cer­tain. La publi­ca­tion, dans les Izves­tia, du poème sati­rique de Tvar­dovs­ki contre le régime sta­li­nien, dont il reste tant quant à la struc­ture du régime khrout­che­vien, est à ce sujet un évé­ne­ment. Mais nous sommes loin de la simple tolé­rance qui exis­tait, par exemple, avant la Révo­lu­tion fran­çaise sous le règne de Louis XV et de Louis XVI, et l’on ne voit guère la pos­si­bi­li­té de publier quelque chose qui serait l’é­qui­valent de l’En­cy­clo­pé­die. Tant que l’on ne pour­ra pas édi­ter des livres, des revues, des jour­naux, expo­sant des concep­tions dif­fé­rentes quant au socia­lisme et aux méthodes de réa­li­sa­tion, on ne pour­ra pas par­ler de liber­té, ni même de culture au vrai sens du mot. Car la culture est d’a­bord la liber­té de l’es­prit et de l’intelligence.

Nous ne deman­de­rions pas mieux que pou­voir dis­cu­ter de ces ques­tions avec les com­mu­nistes et ceux qui les suivent. Mais cela n’a jamais été pos­sible. Par­tout, dans les syn­di­cats, les usines, les coopé­ra­tives, les socié­tés spor­tives, etc., où ils inter­viennent ou ont inter­ve­nu, leur com­por­te­ment a tou­jours été d’une telle déloyau­té, d’une telle hypo­cri­sie ou d’une telle bru­ta­li­té — selon les cir­cons­tances — que le dia­logue a été for­cé­ment impossible.

Nous dis­cu­tons depuis 1917 sur la valeur du che­min menant au socia­lisme. Nous en dis­cu­tons depuis 1868 même. Mais nous sommes obli­gés de nous occu­per aus­si des faits concrets. Quand nous voyons com­ment Fidel Cas­tro a étran­glé la Révo­lu­tion cubaine (voir ses récentes décla­ra­tions), nous sommes bien obli­gés de dénon­cer ces faits.

Aus­si nous ne pou­vons « accor­der notre cré­dit » à de tels régimes et à de telles méthodes. Ce n’est que par notre lutte inces­sante contre la tyran­nie qu’on peut la faire dis­pa­raître. Si le sta­li­nisme, fils du léni­nisme, recule en Rus­sie, ce n’est pas seule­ment par l’ex­cès de ses crimes, c’est aus­si parce que la révolte de l’in­tel­li­gence joue dans ce sens ; mais joue en même temps contre la dic­ta­ture. Quand Khrout­chev prit le pou­voir, il se hâta de faire exter­mi­ner 100.000 Hon­grois en révolte contre son impé­ria­lisme. S’il a évo­lué depuis, ce n’est pas seule­ment parce qu’il a bien été obli­gé de consta­ter la stag­na­tion éco­no­mique de la Rus­sie par rap­port aux nations capi­ta­listes ; c’est aus­si parce que la conquête de l’Eu­rope s’est mon­trée trop dif­fi­cile et, de plus, parce que, comme sous le tza­risme, une par­tie impor­tante de l’in­tel­li­gen­tia impose petit à petit un plus grand res­pect de la liber­té intellectuelle.

Pour ter­mi­ner, mon cher cama­rade, je vous prie de croire que, mal­gré toutes les rai­sons que nous avons de nous méfier de ceux que nous avons appris à connaître par une expé­rience de qua­rante-six ans, nous sommes prêts à accueillir avec joie tout ce qui, de leur part, implique rec­ti­fi­ca­tion et huma­ni­sa­tion. Mais, hélas ! nous avons trop de rai­sons de res­ter sur nos gardes et de ne pas nous dépar­tir d’un pes­si­misme trop jus­ti­fié. Et nous ne pou­vons oublier le mur de la honte, récem­ment construit.

Bien cor­dia­le­ment vôtre,

G. L.


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