La Presse Anarchiste

Libre analyse de faits économiques

Note de la Rédac­tion. — Notre cama­rade Phi­lippe Verne nous a envoyé la lettre sui­vante à pro­pos de l’in­ter­pré­ta­tion de cer­tains faits éco­no­miques. Nous croyons utile, parce qu’elle fait réflé­chir, de la publier, et d’y ajou­ter le com­men­taire que l’on pour­ra lire à la suite.

Cher cama­rade,

Au cours de mes vacances, j’ai relu le no24 de sep­tembre 1957 des Cahiers du Socia­lisme Liber­taire sur la pen­sée prou­dho­nienne et je désire te poser un pro­blème qui me tra­casse depuis assez long­temps, à savoir celui de l’in­suf­fi­sance du pou­voir d’a­chat dis­tri­bué par la pro­duc­tion à la classe ouvrière dans sa totalité.

Prou­dhon écrit (page 9 des Cahiers):

« Ou bien c’est le mono­po­leur qui enlève au sala­rié par­tie de son capi­tal social. B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, ont pro­duit dans l’an­née comme 10, et ils n’ont consom­mé que comme 9. En d’autres termes, le capi­ta­liste a man­gé un travailleur.

« En outre, par le fait de la capi­ta­li­sa­tion de l’in­té­rêt, la posi­tion des tra­vailleurs s’ag­grave chaque année de plus en plus ; de telle sorte qu’en pous­sant la démons­tra­tion jus­qu’au bout, on arrive, vers la sep­tième année, à trou­ver que tout l’ap­port pri­mi­tif des tra­vailleurs est pas­sé, à titre d’in­té­rêts et de béné­fices, entre les mains du pro­prié­taire-capi­ta­liste, entre­pre­neur, ce qui signi­fie que les tra­vailleurs sala­riés, s’ils vou­laient payer leurs dettes, devraient tra­vailler chaque sep­tième année pour rien ! »

Il écrit ensuite (page 11 des Cahiers):

«… C’est que la tota­li­té des salaires de France, étant annuel­le­ment d’en­vi­ron six mil­liards, et la somme des reve­nus du capi­tal de six mil­liards, ce qui porte à douze mil­liards la valeur mar­chande de la pro­duc­tion annuelle, le peuple pro­duc­teur, qui est en même temps le peuple consom­ma­teur, peut et doit ache­ter, avec six mil­liards de salaires qui lui sont alloués, les douze mil­liards de salaires que le com­merce lui demande pour prix de ses mar­chan­dises sans quoi, le capi­ta­lisme se trou­ve­rait sans revenu. »

Un des points des théo­ries abon­dan­cistes de Jacques Duboin, c’est, d’autre part, que la pro­duc­tion moderne, dis­tri­buant de moins en moins de pou­voir d’a­chat du fait du déve­lop­pe­ment inten­sif du pro­grès tech­nique, le sys­tème capi­ta­liste doit auto­ma­ti­que­ment se désa­gré­ger ame­nant l’a­vè­ne­ment de l’é­co­no­mie distributive.

Or, j’en suis arri­vé à dou­ter de ces affir­ma­tions, car si elles étaient exactes, il y aurait long­temps que le sys­tème aurait été bloqué.

Repre­nons d’a­bord l’exemple de Prou­dhon. Si dix ouvriers n’ont reçu que 1.000 F (toute épargne exclue), il ne peut logi­que­ment ren­trer dans la caisse du capi­ta­lisme A que 10.000 F et non 11.000 F. Il est rare que l’ou­vrier emprunte régu­liè­re­ment de l’argent pour ache­ter les pro­duits. Il achète plu­tôt à cré­dit et rem­bourse par la suite, mais ce n’est que repor­ter l’é­chéance, car pen­dant qu’il rem­bour­se­ra les pro­duits ache­tés hier, il sera obli­gé de dimi­nuer le mon­tant total des pro­duits ache­tés aujourd’­hui. Le mois sui­vant, ayant reçu 1.000 F, il ne pour­ra ache­ter que 900 F de pro­duits, par exemple, la dif­fé­rence de 100 F étant réser­vée au rem­bour­se­ment des men­sua­li­tés du pré­cé­dent crédit.

D’autre part, si, par exemple, la tota­li­té des salaires s’é­le­vait en France à six mil­liards dans un an, pour un reve­nu natio­nal total de 12 mil­liards (les reve­nus du capi­tal étant de 6 mil­liards), com­ment les sala­riés pour­raient-ils acqué­rir avec 6 mil­liards 12 mil­liards de pro­duits ? Logi­que­ment, au bout d’un an il devrait res­ter au moins 6 mil­liards de pro­duits inven­dus, soit la consom­ma­tion d’une seconde année. Le sys­tème se blo­que­rait en peu de temps. Or, il dure depuis long­temps et se porte assez bien. Il semble donc que cette théo­rie qui paraît lumi­neuse est fausse.

Car il faut tenir compte, en plus, de la dif­fé­rence entre le prix d’a­chat à la pro­duc­tion et le prix de vente au détail. En l’es­pèce, les 12 mil­liards de pro­duc­tion doivent logi­que­ment atteindre, après être pas­sés dans les mul­tiples mains des inter­mé­diaires, 15, 16 ou 18 mil­liards. Je crois qu’il fau­drait dis­sé­quer le prix de vente au détail d’un pro­duit. Le prix d’une mar­chan­dise com­porte, sauf erreur ou omis­sion de ma part : matière pre­mière + prix éner­gie + amor­tis­se­ment maté­riel + salaires + impôts et charges sociales + pro­fit = prix de gros = A ; nous avons ensuite A + marges béné­fi­ciaires (gros­sistes, demi-gros­sistes, détaillants), sans oublier le trans­port + impôts et taxes = prix de détail = B.

En par­tant de l’a­chat de la matière pre­mière jus­qu’à la vente au consom­ma­teur, on constate qu’en plus du salaire ver­sé à l’ou­vrier qui pro­duit et du pro­fit capi­ta­liste, d’autres caté­go­ries de sala­riés sont sol­va­bi­li­sées. D’où vient alors le pou­voir d’a­chat dis­tri­bué entre A et B, en dehors de la pro­duc­tion ? La dif­fé­rence entre A et B, c’est le sec­teur ter­tiaire qui tend à aug­men­ter de plus en plus. En repre­nant l’hy­po­thèse extrême de Sis­mon­di, qui avait ima­gi­né que le roi d’An­gle­terre pou­vait, en tour­nant une mani­velle, pro­duire tout ce dont ses sujets avaient besoin, on constate que, dans ce cas, ou bien tous les sala­riés devraient pas­ser dans le sec­teur ter­tiaire, ou bien il fau­drait leur dis­tri­buer le reve­nu social pré­co­ni­sé par Jacques Duboin. Mais de toute façon il existe et il peut se déve­lop­per une foule d’ac­ti­vi­tés utiles au déve­lop­pe­ment de l’être humain, en dehors de la pro­duc­tion des pro­duits de consom­ma­tion (loi­sirs, édu­ca­tion, culture intel­lec­tuelle et phy­sique, etc.).

La fai­blesse de la théo­rie dis­cu­tée, c’est peut-être aus­si de se can­ton­ner à l’exa­men d’une seule entre­prise et de ne pas tenir compte qu’un seul billet de banque cir­cu­lant de main en main per­met de consom­mer plu­sieurs mar­chan­dises. Enfin, les cré­dits ban­caires faci­litent encore le fonc­tion­ne­ment du capitalisme.

Repre­nons un des exemples cités par Prou­dhon. Si un indus­triel pro­duit 11.000 F de biens de consom­ma­tion de pre­mière néces­si­té ou très utiles, non seule­ment ses ouvriers, mais éga­le­ment ceux d’autres entre­prises les lui achè­te­ront. Il réa­li­se­ra ain­si son béné­fice ou pro­fit de 1.000 F. Que va-t-il en faire ? À son tour, il dépen­se­ra une par­tie pour sa consom­ma­tion per­son­nelle, et inves­ti­ra le res­tant dans son entre­prise ou ailleurs. Ce fai­sant, il achè­te­ra à son tour des biens de consom­ma­tion, dès machines, met­tant ain­si en cir­cu­la­tion les 1.000 F de pro­fit, ce qui per­met­tra aux patrons et ouvriers d’autres entre­prises de vendre leur pro­duc­tion et de récu­pé­rer l’argent avan­cé pour les salaires, plus le profit.

Le pro­fit capi­ta­liste devient ain­si, déduc­tion faite du pou­voir d’a­chat de l’employeur, soit du capi­tal variable (salaires), soit du capi­tal constant (moder­ni­sa­tion maté­riel, inves­tis­se­ments) pour la pro­duc­tion sui­vante. Com­ment dans l’é­co­no­mie actuelle, un patron, un entre­pre­neur pour­rait-il régler ses four­nis­seurs, avan­cer les salaires de ses ouvriers sans l’exis­tence d’un capi­tal variable pro­ve­nant des pro­duc­tions précédentes ?

Si, par exemple, le patron avance 6 mil­liards de salaires pour une pro­duc­tion attei­gnant le prix de vente de 12 mil­liards, il fau­drait théo­ri­que­ment attendre qu’il ait ven­du toute sa pro­duc­tion pour pou­voir régler à nou­veau ses four­nis­seurs et ver­ser les salaires eu mois suivant.

Même les dépenses de luxe effec­tuées par les patrons (achats d’un yacht, d’une vil­la au bord de mer, séjours en hôtel, achats de robes, bijoux, etc.) per­mettent aus­si au pro­fit de retour­ner dans le cir­cuit com­mer­cial et de dis­tri­buer du pou­voir d’a­chat à toutes les caté­go­ries de tra­vailleurs employés dans ces branches.

Même en éco­no­mie socia­liste, il me semble que si la plus-value capi­ta­liste est théo­ri­que­ment sup­pri­mée, bien qu’elle ait été rem­pla­cée en Rus­sie par les hauts salaires ou trai­te­ments des caté­go­ries pri­vi­lé­giées, elle a seule­ment chan­gé de nom, car, en plus des salaires dis­tri­bués aux ouvriers, il faut ajou­ter les trai­te­ments du direc­teur, de la bureau­cra­tie, les impôts ver­sés à l’É­tat et les inves­tis­se­ments pré­le­vés pour la pro­duc­tion future, qui sont englo­bés en éco­no­mie capi­ta­liste dans le profit.

En éco­no­mie socia­liste, com­ment, en effet, l’É­tat pour­rait-il avan­cer des salaires avant d’a­voir ven­du la pro­duc­tion pré­cé­dente s’il ne pré­voyait éga­le­ment des inves­tis­se­ments futurs ? Il faut recon­naître cepen­dant que dans un pays où les éta­blis­se­ments finan­ciers sont socia­li­sés il y a pos­si­bi­li­té alors de recou­rir aux cré­dits ban­caires sans inté­rêt, seuls des frais de ges­tion étant prélevés.

Si je pose ce pro­blème, c’est parce que je pense que vous pour­rez m’in­di­quer si mon rai­son­ne­ment est vrai ou faux. Car si nous vou­lons dis­cu­ter du pro­blème du pou­voir d’a­chat avec nos adver­saires, il faut que nos idées soient claires sur ce pro­blème. Bien enten­du, c’est de la for­ma­tion et du volume du pou­voir d’a­chat qu’il s’a­git. Je n’ai nul­le­ment l’in­ten­tion de jus­ti­fier la répar­ti­tion actuelle du pou­voir d’a­chat qui m’ap­pa­raît pro­fon­dé­ment injuste pour cer­taines classes sociales, et il est évident qu’il faut lut­ter pour plus de jus­tice sociale.

C’est l’af­fir­ma­tion disant que la pro­duc­tion moderne dégage de moins en moins de pou­voir d’a­chat qui ne me paraît pas juste.

À mon avis, le pro­blème de la sur­pro­duc­tion dans cer­tains sec­teurs pro­vient, notam­ment dans le sec­teur agri­cole, d’un défaut de pla­ni­fi­ca­tion et d’une insuf­fi­sante orga­ni­sa­tion de l’é­cou­le­ment de la pro­duc­tion puisque des mil­lions d’hommes sont sous-ali­men­tés. La socié­té souffre d’un défaut d’or­ga­ni­sa­tion ration­nelle comme le pré­co­nise le socia­lisme libertaire.

Je m’ex­cuse du décou­su de ma lettre où j’ex­pose sans doute impar­fai­te­ment le pro­blème qui me pré­oc­cupe, mais je pense que vous me com­pren­drez quand même. Au besoin, ce pro­blème pour­rait faire l’ob­jet d’un article dans les Cahiers, car les doutes qui sont dans mon esprit ne me sont pro­ba­ble­ment pas per­son­nels sur ce sujet.

Phi­lippe Verne

Commentaires

Les ques­tions sou­le­vées par notre ami Phi­lippe Verne méritent exa­men et donnent l’oc­ca­sion de pré­ci­ser un peu mieux cer­tains pro­blèmes de l’é­co­no­mie capi­ta­liste, et de l’é­co­no­mie tout court. Mal­heu­reu­se­ment le temps nous manque pour les appro­fon­dir comme il le fau­drait et, disons-le hon­nê­te­ment, nous ne pou­vons, dans cette période, nous en occu­per suf­fi­sam­ment ; on ne peut tout faire à la fois. Cepen­dant, nous appor­te­rons quelques com­men­taires qui contri­bue­ront, espé­rons-le, à mieux com­prendre le sujet.

Il est évident que lorsque Prou­dhon écri­vait que les pro­duits fabri­qués par la classe ouvrière, et qui avaient coû­té au capi­ta­lisme six mil­liards de salaires, étaient reven­dus douze mil­liards, il n’en­ten­dait pas par là que la dif­fé­rence de six mil­liards était com­po­sée uni­que­ment de béné­fices empo­chés par les employeurs. Il fau­drait peut-être d’a­bord dis­tin­guer entre « reve­nu » et « inté­rêt» ; puis entre « reve­nu brut » et « reve­nu net ». Car le reve­nu brut contient des élé­ments se rap­por­tant au coût de la pro­duc­tion, et qu’il faut défal­quer pour que le reve­nu net appa­raisse exactement.

De plus, le seul fait que c’est « dans le com­merce » que les sala­riés devront ache­ter les mar­chan­dises qu’ils ont pro­duites implique que ce qui a fait dou­bler le prix de cette mar­chan­dise par rap­port aux salaires tou­chés n’est pas com­po­sé seule­ment de ce béné­fice patro­nal, car pour le capi­ta­lisme le prix de revient se com­pose aus­si de la matière pre­mière, de l’ou­tillage, des frais géné­raux, des impôts, etc.; puis s’a­joute le cir­cuit de la dis­tri­bu­tion, à ses divers éche­lons, avec non seule­ment ce que tant les gros­sistes que les détaillants per­çoivent pour se dédom­ma­ger de leurs dépenses, et pour leurs moyens d’exis­tence — tou­jours plus éle­vés que celui des tra­vailleurs — mais encore les moyens de trans­port, les pertes, les impôts, etc. Or, n’ou­blions pas que les impôts servent non seule­ment pour payer l’ar­mée, la police, la bureau­cra­tie et les autres ins­ti­tu­tions que Prou­dhon répu­diait, mais aus­si un grand nombre de ser­vices publics (ensei­gne­ment, orga­ni­sa­tion sani­taire, construc­tion et entre­tien de routes, de canaux, et une infi­ni­té d’autres acti­vi­tés abso­lu­ment néces­saires à toute vie civi­li­sée). Le mon­tant des dépenses occa­sion­nées par toutes ces ins­ti­tu­tions et toutes ces acti­vi­tés se retrouve inclus dans les six mil­liards de francs mentionnés.

Prou­dhon savait tout cela. Du reste, dans d’autres cas sup­po­sés par lui, la dif­fé­rence entre le total des salaires et la somme des pro­duits à payer est-elle moins grande, ce qui rend le pro­blème plus facile à exa­mi­ner : elle passe de 20 à, 25 mil­liards pour l’hy­po­thèse qu’il for­mule dans Qu’est-ce que la pro­prié­té, et qu’il reprend dans Sys­tème des contra­dic­tions éco­no­miques.

Puis, ayant cité ces chiffres, il écri­vait : « Après que le mono­pole a fait son compte de frais, de béné­fice et d’in­té­rêt, le sala­rié-consom­ma­teur fait le sien ; et il se trouve qu’en lui pro­met­tant un salaire repré­sen­té dans le contrat de tra­vail par cent, on ne lui a don­né réel­le­ment que soixante-quinze. » La dif­fé­rence n’est déjà plus du simple au double, mais de 25 pour cent main­te­nant, et ne com­prend pas seule­ment, comme on l’a vu, que l’in­té­rêt du capi­ta­liste. Prou­dhon à dénon­cé avec assez de force le vol des inter­mé­diaires pour qu’on voie que les choses sont plus com­pli­quées que ne laisse sup­po­ser un rai­son­ne­ment un peu som­maire, quoique suf­fi­sant à, l’é­poque pour sa démonstration.

D’autre part, et sur­tout de nos jours, le capi­ta­lisme est arri­vé à com­prendre que les consom­ma­teurs sont aus­si com­po­sés de sala­riés, et qu’il ne faut pas étran­gler ces der­niers. L’exa­gé­ra­tion de Duboin et de ceux qui, après Marx — et en par­tie aus­si après Prou­dhon — les a pous­sés à sou­te­nir que les moyens d’ac­qui­si­tion de la masse sala­riée ouvrière dimi­nue­raient de plus en plus, pour des rai­sons diverses, ne résiste pas à l’a­na­lyse. À l’a­na­lyse des faits d’a­bord, car on voit que dans les nations où le capi­ta­lisme est le plus avan­cé du point de vue tech­nique, le stan­dard de vie des non capi­ta­listes ne fait que s’é­le­ver. Et il devait en être fata­le­ment ain­si, car les bour­geois ne pou­vaient absor­ber à eux seuls tous les pro­duits crois­sants en varié­té et en quan­ti­té qui sor­taient des usines se per­fec­tion­nant tou­jours ; il fal­lait fata­le­ment trou­ver d’autres consom­ma­teurs, et les mar­chés inter­na­tio­naux ne suf­fi­sant pas, se tour­ner vers ceux-là mêmes qui se trou­vaient à leur por­tée. C’est ce qui a moti­vé la réponse de Wal­ter Reu­ther, le lea­der bien rému­né­ré des tra­vailleurs de l’au­to­mo­bile aux U.S.A., à un magnat qui, lui fai­sant visi­ter les usines où règne l’au­to­ma­tion et lui disant que l’on pour­rait bien­tôt se pas­ser des tra­vailleurs et que les grèves étaient finies, répli­quait : « Oui, mais qui vous achè­te­ra les automobiles ? »

L’a­na­lyse des faits éco­no­miques nous oblige même à rec­ti­fier cer­tains rai­son­ne­ments sim­plistes qui furent tenus pen­dant long­temps dans les écoles révo­lu­tion­naires. On n’a pas com­pris suf­fi­sam­ment que les tra­vailleurs-pro­duc­teurs étaient une par­tie géné­ra­le­ment mino­ri­taire de la socié­té, et qu’ils pou­vaient deve­nir plus mino­ri­taires encore. Mais la par­tie vrai­ment pro­duc­tive, même si elle dimi­nue, pro­duit de plus en plus grâce aux per­fec­tion­ne­ments tech­niques, ce qui per­met au régime capi­ta­liste, selon son degré de déve­lop­pe­ment et de pro­duc­ti­vi­té, de main­te­nir, sur­tout par l’in­ter­ven­tion de l’É­tat qui s’ef­force d’é­vi­ter des catas­trophes (et qui les évite), une par­tie plus ou moins impor­tante de la popu­la­tion dans des emplois sou­vent fic­tifs, ou par l’aug­men­ta­tion conti­nuelle du sec­teur ter­tiaire. Par consé­quent, pré­voir l’a­me­nui­se­ment de la dis­tri­bu­tion du pou­voir d’a­chat, c’est ne pas tenir compte de tous les faits non éco­no­miques qui inter­viennent dans les faits éco­no­miques, et sou­vent en modi­fient les lois.

Cette réa­li­té de la pro­por­tion des pro­duc­teurs par rap­port à l’en­semble de la popu­la­tion nous a tou­jours fait nous dres­ser, inuti­le­ment du reste, car les for­mules simples et sim­plistes ont la vie dure, contre la fameuse exi­gence : « à cha­cun le pro­duit inté­gral de son tra­vail» ; car de l’ap­port de chaque pro­duc­teur, il fal­lait fata­le­ment et il fau­dra tou­jours reti­rer cette par­tie néces­saire à la popu­la­tion non pro­duc­tive — femmes, enfants, vieillards, impo­tents, tra­vailleurs non pro­duc­teurs au sens éco­no­mique clas­sique, etc. — et à celle employée dans les ser­vices sociaux. Que « pro­duit » au point de vue réel de la pro­duc­tion un ins­ti­tu­teur, un méde­cin, une infir­mière, un acteur, une assis­tante sociale, un comp­table, etc.? Or, l’aug­men­ta­tion du sec­teur ter­tiaire ne pro­vient pas seule­ment de l’é­vo­lu­tion du capi­ta­lisme créant de fausses occu­pa­tions : elle pro­vient aus­si du déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion, qui mul­ti­plie des fonc­tions néces­saires à la vie plus humaine et plus civi­li­sée consi­dé­rée sous tous ses aspects.

Le béné­fice per­çu par le capi­tal n’est donc pas la seule rai­son valable de notre lutte pour la dis­pa­ri­tion de ce der­nier. Car, et nous avons déjà, insis­té sur cette ques­tion — par exemple, dans notre essai Pra­tique du socia­lisme liber­taire — le par­tage des sommes énormes qui consti­tuent ses inté­rêts n’a­mé­lio­re­rait pas tel­le­ment le sort des quelque vingt-deux mil­lions de sala­riés de ce pays et de leur famille. En plus de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme (mais il fau­drait aus­si poser, dans le com­plexe méca­nisme capi­ta­liste, le pro­blème de l’ex­ploi­ta­tion des sala­riés pauvres par les sala­riés pri­vi­lé­giés dont le total de pri­vi­lèges est peut-être supé­rieur au total des béné­fices du capi­ta­lisme), c’est par là un paral­lé­lisme de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion, le désordre, le gas­pillage, la sur­pro­duc­tion inutile dans tant de cas, l’in­suf­fi­sance dans d’autres, que le capi­ta­lisme doit être rem­pla­cé. Dans l’en­semble de l’Eu­rope occi­den­tale et aux U.S.A., le pour­cen­tage net des inté­rêts est, en moyenne — Ray­mond Aron l’é­cri­vait encore dans un livre récent — de cinq pour cent. L’en­semble des comptes ren­dus finan­ciers, et des bilans publiés dans la presse spé­cia­li­sée, ou des inté­rêts payés aux action­naires — et sur les­quels l’É­tat pré­lève encore des impôts — est aus­si de cinq pour cent, par­fois plus, par­fois moins. Nous insis­tons donc pour une vision plus pré­cise des choses, sans oublier tou­te­fois qu’il faut mettre au compte du capi­ta­lisme un cer­tain nombre de guerres et de mas­sacres, de crises et d’in­nom­brables immoralités.

Sans ces­ser donc de lut­ter pour la dis­pa­ri­tion du capi­ta­lisme, il est bien que des exa­mens plus pré­cis éclairent notre lan­terne. Car les erreurs dans l’ap­pré­cia­tion des condi­tions de l’ad­ver­saire nous font aus­si com­mettre des erreurs de tac­tique, ou de stra­té­gie, ou dans les dis­po­si­tions et les mesures qui sont ou devraient être en par­tie les consé­quences du com­bat engagé.


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