À peine M. Millerand était-il installé dans ses bureaux du Ministère des travaux publics que bien des gens s’écrièrent : le régime de corruption ouvrière de 1899 à 1902 va refleurir ! les pratiques et les mœurs introduites par le gouvernement d’alors dans les milieux prolétariens vont se reproduire et les mêmes spectacles démoralisants vont se renouveler !
Est-on bien certain qu’il y aura réapparition d’une politique ? Réapparition, impliquerait qu’il y eut interruption prolongée des manœuvres millerandistes. Or, le fait que leur novateur n’était plus au pouvoir ne prouve nullement que la même politique n’a pas été suivie.
Elle a été pratiquée pendant ces trois dernières années ; elle le fut, mais sans éclat, sans bruit, sans ostentation. M. Briand, devenu ministre, s’inspirait des procédés de M. Millerand, tout en évitant de recourir aux mêmes méthodes d’application. Il s’était rendu compte des causes qui firent avorter les desseins de son collègue, et il eut soin d’agir autrement.
Il existait une autre différence entre la façon d’opérer de M. Briand et celle de M. Millerand : celui-ci avait fait porter ses intrigues ministérielles sur les militants modérés du mouvement ouvrier. En chemin, sur sa route, s’étaient présentés et offerts des grève généralistes comme M. Briat. Il les prit sous sa protection et les recommanda aux bons soins de ses subordonnés, MM. Fontaine et Finance. Ceux-là furent ses meilleurs valets ; ceux-là acceptèrent des missions qu’un Keufer aurait peut-être refusées. Ce phénomène est dans l’ordre des choses ; le zèle se mesure au besoin que l’on éprouve de faire oublier un passé compromettant. Pour ces mêmes raisons on peut être certain que M. Briand descendra plus bas que ses collègues.
Le nouveau président du conseil fit porter ses intrigues sur les militants connus pour leurs idées révolutionnaires. Il réussit à circonvenir plusieurs d’entre eux, sans pour cela aboutir selon le plan établi. C’est que, comme sous le premier ministère Millerand, si des faiblesses et des lâchetés étaient possibles, le nombre des hommes capables de les commettre était peu élevé. Néanmoins, il parvint, par ses fidèles, à jeter le trouble parmi les rangs révolutionnaires, d’où la crise présente dans laquelle se débat le syndicalisme.
Mais que M. Briand se soit montré ce qu’il a toujours été, même au temps de son prosélytisme révolutionnaire, c’est-à-dire un homme dénué de tout scrupule, qu’il soit prêt à tout pour consolider sa situation personnelle de raté stérile, il ne sera pas pour l’histoire le corrupteur du mouvement ouvrier, et le novateur de pratiques abjectes.
Ces titres appartiendront à M. Millerand. C’est pourquoi à son retour on a été incité à voir une réapparition du millerandisme là où il y a une simple consolidation d’une méthode de gouvernement.
D’ailleurs, à nos yeux, M. Millerand est plus dangereux que son chef ; il a un plan, un esprit de suite, une méthode de travail. M. Briand n’a rien. Il est un bohème des brasseries montmartroises étonné de son ascension rapide et qui, grisé, n’exerce son peu d’activité que pour se river à sa fonction. Il lui importe peu que l’industrie prospère, se développe, à moins que ces progrès et ce développement ne soient liés à sa fortune.
M. Millerand veut faire œuvre créatrice, marquer son passage par une série de mesures appelées à transformer les conditions économiques de la nation en rétablissant l’harmonie entre les exploiteurs et les exploités. Il est l’homme d’État de la paix sociale. Malgré que ses projets soient pour nous plus dangereux, il est plus vulnérable. De ses intrigues, nous pouvons nous garder, car nous sommes avertis. Nous avons vu l’homme à l’œuvre. Nous connaissons ses procédés et ses intentions. Les premiers se sont modifiés, il est vrai ; les secondes se sont précisées. N’importe ! Le créateur et la méthode sont là.
M. Millerand est, avec M. Doumer, le Chamberlain français. Il rêve d’une France régénérée, d’une industrie transformée et agrandie, d’un commerce élargi, d’un peuple assoiffé d’affaires pour porter à son maximum l’activité du pays. Pour atteindre ce but, il veut une classe ouvrière organisée dans des associations qui se donnent pour objet de relever le niveau de vie du travailleur, chose à ses yeux possible par une pénétration du travail et du capital. Comment préparer cette pénétration ? en établissant des règles de gouvernement différentes de celles en usage, en donnant confiance, et espoir, d’une part au capitaliste inquiet et d’autre part à l’ouvrier désabusé.
Que M. Millerand parvienne à donner au pays un regain d’activité industrielle et commerciale, qu’il oriente les capitaux vers le profit industriel, qu’il développe les moyens de transport et de communications, qui les perfectionne, tant mieux ! Durant qu’il stimulera le capitaliste, nous nous efforcerons de tirer, par notre force, par nos luttes, de l’extension des affaires, une part plus grande.
La lutte est plus aisée lorsqu’elle s’exerce contre un patronat viril, fort des réussites accumulées ; elle est rude et aléatoire lorsque la classe ouvrière n’a devant elle que des exploiteurs appauvris par les procédés routiniers et surannés.
Sur le terrain ouvrier, nous resterons ce que nous étions il y a dix ans : attachés à l’autonomie du mouvement syndical, adversaires de la corruption gouvernementale, méfiants à l’égard des sourires qui veulent séduire. Pourquoi changerions-nous ? Qu’ont donné à la classe ouvrière les pratiques millerandistes ? Où sont les progrès annoncés et les réformes promises ? Que valent dans leur application les lois votées ? Le peu d’intérêt qu’elles présentent compense-t-il les trahisons et les assassinats ? Le Conseil supérieur du travail ? qui donc se souvient qu’il fonctionne quelque part ; les conseils du travail ? Le Conseil d’État a consacré leur inutilité déjà affirmée par les syndicats indépendants ; la représentation des ouvriers dans les conseils d’administration des sociétés anonymes ? projet ridicule et enfantin.
Que reste-t-il du millerandisme ? des volte-faces de militants, des reniements, des trahisons, des lâchetés ; des hommes hier militants, aujourd’hui fonctionnaires ; natures indépendantes hier, consciences asservies aujourd’hui.
Au bout de telles pratiques, M. Millerand, c’est le découragement, la méfiance, le scepticisme, l’indifférence et l’insouciance. Quel spectacle moralisateur que l’ascension d’un homme au prix d’une trahison ! Quel exemple pour le travailleur consciencieux et droit d’assister aux variations les plus stupéfiantes ! Vous voulez un pays prospère, actif, entreprenant ! Pour cela, il faut des hommes forts, obstinés. Vous voulez néanmoins une classe ouvrière diminuée, lassée, n’ayant plus confiance en elle parce que par vos intrigues vous auriez jeté parmi elle la corruption créant le dégoût et l’avilissement.
Nous avons la conviction que là où il y eut échec en 1900, il y aura également échec en 1909. Pour notre part, nous nous y emploierons de notre mieux. Nous avons trop connu les manœuvres qui s’abattirent sur le mouvement ouvrier, pour que celles qui s’annoncent et se préparent trouvent en nous plus de crédit. Quoi qu’il en soit, nous ne regrettons pas cette époque ; elle cimenta une union qui a grandi l’action syndicale et l’a fortifiée. La période qui s’ouvre aura-t-elle le même résultat ? L’avenir le dira.
Constatons que M. Millerand a débuté dès son arrivée au ministère comme il débuta il y a dix ans. En 1899, en mai, éclata la grève des facteurs parisiens. Les révocations frappèrent les meilleurs éléments. En juin, M. Millerand est ministre, et aussitôt il réintègre les révoqués. Cette mesure fut bien accueillie par les organisations syndicales ; il y eut un moment d’enthousiasme ; un défenseur des intérêts ouvriers était ministre ; il pouvait tout. Que n’allait-il pas donner ! Vingt mois plus tard, la fusillade du François à la Martinique étonne… ; deux mois après celle de Chalon exaspère…
Dès la signature de réintégration des facteurs, la joie ressentie dans les groupements ouvriers a ses interprètes. Les secrétaires d’organisations, Keufer, Baumé, Moreau, Briat, etc… signent en cette qualité une adresse de félicitations à M. Millerand. Quelques jours plus tard, Keufer parle de faire organiser par les syndicats un banquet offert au ministre. Sans notre opposition, la chose était faite. Si on eût accepté, quelle eût été notre situation en présence de l’assassinat de la Martinique et de Chalon ? Combien nous aurait pesé la responsabilité d’une situation semblable ?
Puis les invitations pour des soirées ministérielles parviennent à des militants… M. Deschanel, président de la Chambre, imite les ministres, et au lendemain de Chalon, il organise une soirée à laquelle il convie des militants des syndicats… Notons que les personnages qui vont chez M. Millerand trouvent scandaleuse l’initiative de M. Deschanel, sous le prétexte qu’on ne peut rendre visite au président d’une assemblée qui tolère et approuve les massacres ouvriers.
Le retour de M. Millerand, la réintégration, comme en 1899, des postiers, ne sont l’objet d’aucune adresse de félicitations, ni d’aucune proposition de banquet. Nous sommes convaincu que si les fidèles avaient voulu renouveler les faits d’autrefois, le ministre s’y serait opposé par habileté, afin de ne pas éveiller la moindre attention sur ses projets et ses intentions, et aussi pour ne heurter aucune susceptibilité.
Mais il ne s’ensuit pas que les intrigues poursuivies par MM. Briand, Viviani vont se ralentir ! Au contraire, elles vont se précipiter, plus déguisées que jadis, rencontrant comme autrefois des concours intéressés. M. Millerand connaît les portes qui cachent ces concours. Il lui sera aisé de les faire ouvrir.
Une chance de plus qu’en 1899 est à l’actif de M. Millerand : les fonctionnaires. En effet, s’il y a parmi eux d’excellents esprits, des hommes de conscience, nombreux sont ceux qui ne rêvent que d’avancement et de sinécures. Il est à craindre que ceux-là ne constituent avec des organisations ouvrières la garde qui soutiendra le ministre et ses collègues. C’est pourquoi, malgré que l’issue de l’épreuve ne nous épouvante point, nous estimons que pour résister à l’intrigue, pour lui faire face, pour en détruire les effets, il faudra toute la vigilance des révolutionnaires, que les charmes ministériels laissent indifférents.
Attendons-nous à voir grossir les subventions affectées aux caisses de chômage ! Attendons-nous à voir les « va-t-en-guerre » des fortes cotisations se prosterner pour se les partager !
De notre côté, la tâche est nette, le rôle précis : rester ce que nous fûmes il y a dix ans et depuis, convaincus que des événements surgiront, qui feront. éclater le néant des intrigues gouvernementales et la stérilité de l’œuvre réformatrice, décidés à tirer parti des événements, à en dégager tout ce qui tendra à consolider l’organisation syndicale dans la voie de l’indépendance et de l’autonomie.
V. Griffuelhes