La Presse Anarchiste

Les programmes d’enseignement au congrès de Nancy

1VIe Con­grès des Ami­cales d’In­sti­tutri­ces et d’In­sti­tu­teurs de France et des Colonies, 9, 10, 11, 12 août 1909.

Le dernier con­grès des « Ami­cales » d’In­sti­tu­teurs eut à dis­cuter de l’« allège­ment » et de l’« adap­ta­tion » des « Pro­grammes ». Ce ne fut pas là sim­ple effet du hasard. Jamais prob­lème sco­laire de cette impor­tance ne fut autant d’ac­tu­al­ité et ne s’im­posa davan­tage à l’at­ten­tion, non seule­ment des édu­ca­teurs pro­fes­sion­nels, mais de tous ceux, pères de famille ou tra­vailleurs organ­isés, que préoc­cu­pent l’in­struc­tion et l’é­d­u­ca­tion de l’enfance.

On sait l’ar­dente réac­tion qui se man­i­feste depuis une dizaine d’an­nées con­tre les con­cep­tions péd­a­gogiques de J. Fer­ry, Paul Bert, Gréard, etc…, qui sont à la base de notre enseigne­ment pri­maire d’É­tat. Plan d’é­tudes, pro­grammes, direc­tions offi­cielles sont remis en ques­tion, tant dans leurs ten­dances que dans leur esprit et leurs résultats.

Des per­son­nal­ités fort divers­es, depuis MM. Gabriel Séailles et J.-P. Bon­cour, en pas­sant par un grand chef de l’U­ni­ver­sité, le recteur Pay­ot, jusqu’à l’an­cien min­istre Pierre Baudin, se sont trou­vés d’ac­cord, dans une même cri­tique des con­cep­tions offi­cielles. Tan­dis que, dans un but quelque peu dif­férent, une frac­tion notable des maîtres pri­maires, acquis aux idées marx­istes et surtout proud­honi­ennes, com­mencèrent leur œuvre de réno­va­tion péd­a­gogique et pro­fes­sion­nelle. Œuvre à dou­ble action : néga­tive, par la cri­tique néces­saire des pro­grammes et des méth­odes ; pos­i­tive et créa­trice par la mise en œuvre d’un nou­veau sys­tème d’é­d­u­ca­tion reposant sur la triple adap­ta­tion de l’en­seigne­ment à la nature infan­tile, au milieu économique, au futur rôle social de l’é­col­i­er, con­di­tion­né par une philoso­phie basée sur le tra­vail pro­duc­teur et ses man­i­fes­ta­tions, — en fonc­tion du métier.

De cette préoc­cu­pa­tion procède l’un des aspects, et non le moins intéres­sant, du mou­ve­ment syn­di­cal­iste dans l’en­seigne­ment pri­maire. « C’est au milieu des syn­di­cats ouvri­ers que nous pren­drons con­nais­sance des besoins intel­lectuels et moraux du peu­ple. C’est à leur con­tact et avec leur col­lab­o­ra­tion que nous établirons nos pro­grammes et nos méth­odes, » dis­ait, en 1905, le Man­i­feste des Insti­tu­teurs syn­di­cal­istes, paru au lende­main des pour­suites exer­cées con­tre le syn­di­cat de la Seine.

Le « Con­grès mixte » d’é­d­u­ca­teurs et d’ou­vri­ers, pro­jeté pour 1905 et qui fut inter­dit par le gou­verne­ment, devait pré­par­er la mise en pra­tique de ces résolutions.

Voici qu’à son tour la « Fédéra­tion des Ami­cales », sous la poussée des ten­dances nou­velles, s’at­taque à cette grosse, com­plexe, mais pri­mor­diale ques­tion de la réforme des « Pro­grammes »2L’a­vant-dernier Con­grès — tenu à Cler­mont-Fer­rand, en 1907 — avait émis, incidem­ment, son avis motivé sur la ques­tion, en adop­tant la propo­si­tion suivante :
« 1° Qu’il soit fixé par l’au­torité supérieure un pro­gramme général min­i­mum, devant occu­per la moitié de l’ho­raire et com­prenant les con­nais­sances élé­men­taires que doivent pos­séder tout écol­i­er et toute écol­ière, con­nais­sances exi­gi­bles sur tous les points du ter­ri­toire français ;
« 2° Que le reste du pro­gramme com­prenant les matières d’in­struc­tion pra­tique, util­i­taire, cor­re­spon­dant aux besoins de la, région, soit élaboré en col­lab­o­ra­tion par les autorités uni­ver­si­taires du départe­ment (inspecteur d’a­cadémie, inspecteurs pri­maires), le Con­seil départe­men­tal, les représen­tants des asso­ci­a­tions pro­fes­sion­nelles d’in­sti­tu­teurs et les représen­tants des groupe­ments pro­fes­sion­nels de la région, puis soumis à l’ho­molo­ga­tion de l’ad­min­is­tra­tion supérieure. »
Si ce n’é­tait pas là, assuré­ment, la thèse syn­di­cal­iste posée dans son ampleur, l’ap­pli­ca­tion de la réforme demandée — par la décen­tral­i­sa­tion admin­is­tra­tive et péd­a­gogique qu’elle eût entraînée, par la col­lab­o­ra­tion prévue des édu­ca­teurs et de l’ad­min­is­tra­tion d’une part (fléchisse­ment de l’au­torité hiérar­chique), des édu­ca­teurs et des tra­vailleurs, de l’autre (adap­ta­tion au moins par­tielle aux aspi­ra­tions et besoins de la classe ouvrière) — eût réal­isé un pro­grès sérieux sur l’é­tat de choses actuel.

— O —

Il ne faut pas se faire d’il­lu­sion. Dans le domaine péd­a­gogique, les réu­nions de Nan­cy n’ont pas don­né ce que nos cama­rades syn­di­cal­istes, tant ouvri­ers qu’in­sti­tu­teurs, étaient en droit d’en attendre.

N’en­ten­dez pas par là que le Con­grès ait été moins sérieuse­ment pré­paré que les précé­dents. Jamais, peut-être, à en juger par le nom­bre, l’é­ten­due et la valeur des rap­ports présen­tés, les Ami­cales n’avaient fait un tel effort d’élab­o­ra­tion. Non plus que les débats n’en furent pas intéres­sants. Bien au con­traire, d’ex­cel­lentes choses y furent dites, en dépit de beau­coup d’élo­quence dépen­sée à peu près en pure perte, au point de vue pra­tique. Mais la thèse syn­di­cal­iste, qui rem­por­ta une fois de plus un vif suc­cès dans le domaine cor­po­ratif par le vote à une grosse majorité d’une motion deman­dant la réin­té­gra­tion des fonc­tion­naires révo­qués, n’évi­ta qu’à grand’peine un échec total, dans le domaine pure­ment professionnel.

On peut trou­ver à cela plusieurs raisons : l’adroite per­sis­tance avec laque­lle nos adver­saires assim­i­lent notre effort de réno­va­tion sco­laire à la trans­for­ma­tion, impos­si­ble, non souhaitable et nulle­ment demandée, des écoles pri­maires en écoles essen­tielle­ment pro­fes­sion­nelles ; — l’équiv­oque jetée, au préal­able, dans le débat par l’en­quête récente d’un jour­nal péd­a­gogique3Manuel Général (Année 1908 — 1909). Arti­cles divers : « Ce que la Société demande à l’é­cole ». Ont répon­du à l’en­quête, avec Bri­at et Coupat, MM. Méline, Siegfried, par­lemen­taires, MM. de Vil­morin, G. Matis, Baille-Lemaire, gros indus­triels, MM. Somas­co, Har­lé, ingénieurs, M. le colonel X… Presque tous ont demandé que l’é­cole pri­maire déver­sât sur le marché de la lutte pour la vie, des sujets immé­di­ate­ment util­is­ables : agricul­teurs, appren­tis, employés de com­merce, sous-officiers. C’est l’en­seigne­ment ramené aux choses du méti­er. Avec Proud­hon. Sorel… nous deman­dons que l’é­cole pri­maire donne à l’en­fant la con­science, le sens de la pro­fes­sion et de son état social, et les moyens d’élargir son méti­er jusqu’aux con­cep­tions les plus hautes de la pen­sée. On con­vien­dra qu’il y a, entre les deux thès­es. plus qu’une nuance., et où l’on vit des con­ser­va­teurs notoires, de grands patrons, voire un colonel, paraître épouser nos idées dans un but de réac­tion sociale ; — le nom­bre rel­a­tive­ment restreint d’in­sti­tu­teurs, même syn­di­cal­istes ou réputés tels, que pas­sion­nent les prob­lèmes d’é­d­u­ca­tion ; — la diver­sité que présen­tent encore entre elles les con­cep­tions, même de ce petit nom­bre ; la dif­fi­culté qu’éprou­vent tou­jours les nova­teurs à faire pren­dre en con­sid­éra­tion des théories heur­tant de front celles qui sont couram­ment admis­es et béné­fi­cient d’un long passé ; — l’ac­ca­pare­ment des Con­grès par les chefs…

Pour ces raisons, pour d’autres encore et aus­si parce que les idées pure­ment syn­di­cal­istes n’ont pas trou­vé à Nan­cy d’élo­quents défenseurs (tout le monde n’est pas doué du don de la parole et n’a pas l’habi­tude des réu­nions publiques), peu s’en fal­lut qu’adop­tée déjà en séance de com­mis­sion, la motion Dev­inat ne devînt, en défini­tive, l’opin­ion offi­cielle du Congrès.

Reje­tant « la con­cep­tion qui a pour for­mule : « L’É­cole pri­maire doit élever des pro­duc­teurs » parce que « mal définie », « insuff­isante » et « irréal­is­able », cette motion demandait de « main­tenir » dans son « idéal », ses « principes généraux », ses « pro­grammes » et ses « méth­odes », l’« école laïque telle que l’ont conçue J. Fer­ry et les autres grands réfor­ma­teurs sco­laires de la troisième République », l’ob­jet « essen­tiel » de cette école étant de met­tre l’en­fant à même de « rem­plir plus tard dans la société ses devoirs d’hon­nête homme, de bon citoyen et de bon Français ».

Pour qui est au courant du rôle cor­po­ratif de M. le Directeur de l’É­cole Nor­male d’Au­teuil — dont le tal­ent d’é­d­u­ca­teur, la valeur pro­fes­sion­nelle et la sincérité ne sont nulle­ment en cause — il est bien évi­dent que le vote de ses con­clu­sions équiv­alait à un cam­ou­flet adressé en plein aux ten­ta­tives de réno­va­tion sco­laire qui s’é­taient fait jour ces derniers temps, jusque même dans l’É­cole Nou­velle, en même temps qu’à une appro­ba­tion pleine et entière de la thèse autori­taire dévelop­pée quelques mois aupar­a­vant, à un ban­quet d’Am­i­cale parisi­enne, par le min­istre de l’In­struc­tion publique4Cf. le dis­cours de M. Doumer­gue, au ban­quet de l’ « Union de la Seine », 5 décem­bre 1908. Cité par la Revue de l’En­seigne­ment pri­maire, 31 jan­vi­er 1909. Le min­istre déni­ait aux insti­tu­teurs le droit de pré­ten­dre col­la­bor­er à la rédac­tion des pro­grammes d’en­seigne­ment. La ques­tion, étant, à ce moment, pen­dante devant les Ami­cales, ce fut, non sans rai­son, con­sid­éré par beau­coup, comme une provo­ca­tion, presque une injure..

Aus­si, après s’être comp­tés sur une réso­lu­tion présen­tée par le cama­rade Rous­sel, de Paris, laque­lle por­tant sur une ques­tion de méth­ode devait fatale­ment entraîn­er une mod­i­fi­ca­tion sub­séquente du pro­gramme, les insti­tu­teurs syn­di­cal­istes aidèrent-ils au tri­om­phe défini­tif de l’or­dre du jour Dufrenne seul opposé à l’or­dre du jour Devinat.

L’En­seigne­ment pri­maire a pour objet la cul­ture des fac­ultés physiques, intel­lectuelles et morales de l’enfant.

Il vise, en out­re, à le munir des moyens de tra­vail et des con­nais­sances utiles à la général­ité des hommes, dans quelque con­di­tion qu’ils se trouvent.

L’En­seigne­ment pri­maire a le même objet pour les filles et pour les garçons.

La con­cep­tion des pro­grammes de 1882 et 1887, par laque­lle l’En­seigne­ment pri­maire est comme un pre­mier tableau des prin­ci­pales con­nais­sances humaines, ayant une valeur éduca­tive, est main­tenue dans son principe et dans ses grandes lignes.

Cet ordre du jour pas­sa, à quelques voix de majorité. Les syn­di­cal­istes firent là, tout bon­nement du par­lemen­tarisme. Ils votèrent, non sans regret, pour la motion qui s’é­car­tait le plus du point de vue admin­is­tratif et ne pou­vait pas être inter­prétée comme une vic­toire officielle.

Il con­vient d’a­jouter, d’ailleurs, que M. Dufrenne, aujour­d’hui inspecteur pri­maire, n’a pu com­plète­ment oubli­er les idées qu’il pro­fes­sait, alors qu’in­sti­tu­teur syn­diqué il rédi­geait, en 1905, le Man­i­feste des Insti­tu­teurs syn­di­cal­istes. L’ad­min­is­tra­teur devait défendre les con­cep­tions offi­cielles et deman­der le main­tien des pro­grammes de 1882 ; le syn­di­cal­iste se lais­sa aller, dans le dis­cours qui précé­da le vote final, à des con­ces­sions assez larges — dont le para­graphe 2 de la motion n’ap­porte qu’un écho bien affaib­li — en faveur de l’en­seigne­ment impar­tial et de l’é­d­u­ca­tion ori­en­tée dans le sens de la production.

Les autres motions adop­tées le furent, sans dis­cus­sion et à l’u­na­nim­ité. Elles con­cer­nent l’ap­pli­ca­tion de la loi sur l’oblig­a­tion sco­laire, une révi­sion de l’ex­a­m­en du Cer­ti­fi­cat d’é­tudes, la pré­pa­ra­tion des maîtres, l’or­gan­i­sa­tion de cours pro­fes­sion­nels pour ado­les­cents, etc.

Et main­tenant ?

Après avoir accep­té la tâche de ren­dre compte ici des délibéra­tions du Con­grès de Nan­cy, je me trou­vai per­plexe et fort embar­rassé. Qu’al­lais-je bien pou­voir dire d’« intéres­sant » et d’« utile » ? C’est la vérité qui importe, d’abord. J’ai voulu être véridique. Et je crois avoir réussi.

Le dernier Con­grès des Ami­cales n’au­ra donc guère fait avancer la ques­tion de l’« adap­ta­tion des pro­grammes et des méth­odes d’en­seigne­ment » aux besoins de la classe pro­duc­trice, urbaine et rurale. Les mil­i­tants des Syn­di­cats ouvri­ers et des Bours­es du Tra­vail n’ont que peu de chose à retenir des débats qui vien­nent de se clore.

Mais j’a­joute, aus­sitôt, que cela n’a pas autrement d’im­por­tance. La ques­tion est posée et bien posée ; c’est là l’essen­tiel. Les événe­ments ont mon­tré que si les con­cep­tions syn­di­cal­istes en matière d’é­d­u­ca­tion ont fait du chemin dans les milieux enseignants, elles ne ral­lient encore qu’une petite minorité du personnel.

Déjà les groupe­ments syn­di­caux d’in­sti­tu­teurs, dont c’est le rôle de jalon­ner la route, ont pris les devants. Le tra­vail fait, à l’oc­ca­sion du Con­grès de 1908, ne fut pas per­du. La dis­cus­sion y avait été sérieuse et prof­itable entre les délégués. Depuis, le prob­lème de l’« adap­ta­tion des pro­grammes » est l’ob­jet des préoc­cu­pa­tions con­stantes des Comités d’é­tudes et d’ac­tion qui se sont con­sti­tués au sein des syn­di­cats — l’oc­ca­sion d’un échange d’idées per­ma­nent et fructueux dans les revues syn­di­cal­istes d’enseignement.

Les élé­ments syn­di­cal­istes qui ont cru devoir rester dans les Ami­cales, pour leur injecter un peu de sang rouge, prof­iteront de la créa­tion récente des « Comités péd­a­gogiques » pour y faire besogne utile.

Que de leur côté nos cama­rades ouvri­ers réfléchissent tous à la ques­tion, comme le font déjà plusieurs d’en­tre eux. Que, dans des revues comme celle-ci, ils exposent leurs cri­tiques, leurs aspi­ra­tions, leurs desider­a­ta. La col­lab­o­ra­tion entre les édu­ca­teurs et les tra­vailleurs manuels, s’établi­ra ain­si, lente, sans doute, au début, mais com­bi­en féconde par la suite ; plus féconde — il faut le dire ― que ne le seraient, présen­te­ment, les débats pré­maturés d’un Con­grès mixte. Cet échange per­ma­nent de vues pré­par­era imman­quable­ment la péné­tra­tion néces­saire et fatale des groupe­ments que les foudres gou­verne­men­tales ne pour­ront éter­nelle­ment éluder.

Adap­ta­tion des pro­grammes et des méth­odes par la col­lab­o­ra­tion des pro­duc­teurs et des édu­ca­teurs, le but à attein­dre demeure entier. Nos adver­saires eux-mêmes l’ont recon­nu : après comme avant le Con­grès de Nan­cy, le prob­lème reste le même. C’est aux syn­di­cal­istes con­scients con­va­in­cus a ne pas s’endormir.

Jean Pic­ton


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