La Presse Anarchiste

De 1899 à 1909, la leçon du passé

À peine M. Millerand était-il instal­lé dans ses bureaux du Min­istère des travaux publics que bien des gens s’écrièrent : le régime de cor­rup­tion ouvrière de 1899 à 1902 va refleurir ! les pra­tiques et les mœurs intro­duites par le gou­verne­ment d’alors dans les milieux pro­lé­tariens vont se repro­duire et les mêmes spec­ta­cles démoral­isants vont se renouveler !

Est-on bien cer­tain qu’il y aura réap­pari­tion d’une poli­tique ? Réap­pari­tion, impli­querait qu’il y eut inter­rup­tion pro­longée des manœu­vres milleran­distes. Or, le fait que leur nova­teur n’é­tait plus au pou­voir ne prou­ve nulle­ment que la même poli­tique n’a pas été suivie.

Elle a été pra­tiquée pen­dant ces trois dernières années ; elle le fut, mais sans éclat, sans bruit, sans osten­ta­tion. M. Briand, devenu min­istre, s’in­spi­rait des procédés de M. Millerand, tout en évi­tant de recourir aux mêmes méth­odes d’ap­pli­ca­tion. Il s’é­tait ren­du compte des caus­es qui firent avorter les des­seins de son col­lègue, et il eut soin d’a­gir autrement.

Il exis­tait une autre dif­férence entre la façon d’opér­er de M. Briand et celle de M. Millerand : celui-ci avait fait porter ses intrigues min­istérielles sur les mil­i­tants mod­érés du mou­ve­ment ouvri­er. En chemin, sur sa route, s’é­taient présen­tés et offerts des grève général­istes comme M. Bri­at. Il les prit sous sa pro­tec­tion et les recom­man­da aux bons soins de ses sub­or­don­nés, MM. Fontaine et Finance. Ceux-là furent ses meilleurs valets ; ceux-là accep­tèrent des mis­sions qu’un Keufer aurait peut-être refusées. Ce phénomène est dans l’or­dre des choses ; le zèle se mesure au besoin que l’on éprou­ve de faire oubli­er un passé com­pro­met­tant. Pour ces mêmes raisons on peut être cer­tain que M. Briand descen­dra plus bas que ses collègues.

Le nou­veau prési­dent du con­seil fit porter ses intrigues sur les mil­i­tants con­nus pour leurs idées révo­lu­tion­naires. Il réus­sit à cir­con­venir plusieurs d’en­tre eux, sans pour cela aboutir selon le plan établi. C’est que, comme sous le pre­mier min­istère Millerand, si des faib­less­es et des lâchetés étaient pos­si­bles, le nom­bre des hommes capa­bles de les com­met­tre était peu élevé. Néan­moins, il parvint, par ses fidèles, à jeter le trou­ble par­mi les rangs révo­lu­tion­naires, d’où la crise présente dans laque­lle se débat le syndicalisme.

Mais que M. Briand se soit mon­tré ce qu’il a tou­jours été, même au temps de son prosé­lytisme révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire un homme dénué de tout scrupule, qu’il soit prêt à tout pour con­solid­er sa sit­u­a­tion per­son­nelle de raté stérile, il ne sera pas pour l’his­toire le cor­rup­teur du mou­ve­ment ouvri­er, et le nova­teur de pra­tiques abjectes.

Ces titres appar­tien­dront à M. Millerand. C’est pourquoi à son retour on a été incité à voir une réap­pari­tion du milleran­disme là où il y a une sim­ple con­sol­i­da­tion d’une méth­ode de gouvernement.

D’ailleurs, à nos yeux, M. Millerand est plus dan­gereux que son chef ; il a un plan, un esprit de suite, une méth­ode de tra­vail. M. Briand n’a rien. Il est un bohème des brasseries mont­martrois­es éton­né de son ascen­sion rapi­de et qui, grisé, n’ex­erce son peu d’ac­tiv­ité que pour se riv­er à sa fonc­tion. Il lui importe peu que l’in­dus­trie prospère, se développe, à moins que ces pro­grès et ce développe­ment ne soient liés à sa fortune.

M. Millerand veut faire œuvre créa­trice, mar­quer son pas­sage par une série de mesures appelées à trans­former les con­di­tions économiques de la nation en rétab­lis­sant l’har­monie entre les exploiteurs et les exploités. Il est l’homme d’É­tat de la paix sociale. Mal­gré que ses pro­jets soient pour nous plus dan­gereux, il est plus vul­nérable. De ses intrigues, nous pou­vons nous garder, car nous sommes aver­tis. Nous avons vu l’homme à l’œu­vre. Nous con­nais­sons ses procédés et ses inten­tions. Les pre­miers se sont mod­i­fiés, il est vrai ; les sec­on­des se sont pré­cisées. N’im­porte ! Le créa­teur et la méth­ode sont là.

M. Millerand est, avec M. Doumer, le Cham­ber­lain français. Il rêve d’une France régénérée, d’une indus­trie trans­for­mée et agrandie, d’un com­merce élar­gi, d’un peu­ple assoif­fé d’af­faires pour porter à son max­i­mum l’ac­tiv­ité du pays. Pour attein­dre ce but, il veut une classe ouvrière organ­isée dans des asso­ci­a­tions qui se don­nent pour objet de relever le niveau de vie du tra­vailleur, chose à ses yeux pos­si­ble par une péné­tra­tion du tra­vail et du cap­i­tal. Com­ment pré­par­er cette péné­tra­tion ? en étab­lis­sant des règles de gou­verne­ment dif­férentes de celles en usage, en don­nant con­fi­ance, et espoir, d’une part au cap­i­tal­iste inqui­et et d’autre part à l’ou­vri­er désabusé.

Que M. Millerand parvi­enne à don­ner au pays un regain d’ac­tiv­ité indus­trielle et com­mer­ciale, qu’il ori­ente les cap­i­taux vers le prof­it indus­triel, qu’il développe les moyens de trans­port et de com­mu­ni­ca­tions, qui les per­fec­tionne, tant mieux ! Durant qu’il stim­ulera le cap­i­tal­iste, nous nous efforcerons de tir­er, par notre force, par nos luttes, de l’ex­ten­sion des affaires, une part plus grande.

La lutte est plus aisée lorsqu’elle s’ex­erce con­tre un patronat vir­il, fort des réus­sites accu­mulées ; elle est rude et aléa­toire lorsque la classe ouvrière n’a devant elle que des exploiteurs appau­vris par les procédés rou­tiniers et surannés.

Sur le ter­rain ouvri­er, nous res­terons ce que nous étions il y a dix ans : attachés à l’au­tonomie du mou­ve­ment syn­di­cal, adver­saires de la cor­rup­tion gou­verne­men­tale, méfi­ants à l’é­gard des sourires qui veu­lent séduire. Pourquoi chang­e­ri­ons-nous ? Qu’ont don­né à la classe ouvrière les pra­tiques milleran­distes ? Où sont les pro­grès annon­cés et les réformes promis­es ? Que valent dans leur appli­ca­tion les lois votées ? Le peu d’in­térêt qu’elles présen­tent com­pense-t-il les trahisons et les assas­si­nats ? Le Con­seil supérieur du tra­vail ? qui donc se sou­vient qu’il fonc­tionne quelque part ; les con­seils du tra­vail ? Le Con­seil d’É­tat a con­sacré leur inutil­ité déjà affir­mée par les syn­di­cats indépen­dants ; la représen­ta­tion des ouvri­ers dans les con­seils d’ad­min­is­tra­tion des sociétés anonymes ? pro­jet ridicule et enfantin.

Que reste-t-il du milleran­disme ? des volte-faces de mil­i­tants, des reniements, des trahisons, des lâchetés ; des hommes hier mil­i­tants, aujour­d’hui fonc­tion­naires ; natures indépen­dantes hier, con­sciences asservies aujourd’hui.

Au bout de telles pra­tiques, M. Millerand, c’est le décourage­ment, la méfi­ance, le scep­ti­cisme, l’in­dif­férence et l’in­sou­ciance. Quel spec­ta­cle moral­isa­teur que l’as­cen­sion d’un homme au prix d’une trahi­son ! Quel exem­ple pour le tra­vailleur con­scien­cieux et droit d’as­sis­ter aux vari­a­tions les plus stupé­fi­antes ! Vous voulez un pays prospère, act­if, entre­prenant ! Pour cela, il faut des hommes forts, obstinés. Vous voulez néan­moins une classe ouvrière dimin­uée, lassée, n’ayant plus con­fi­ance en elle parce que par vos intrigues vous auriez jeté par­mi elle la cor­rup­tion créant le dégoût et l’avilissement.

Nous avons la con­vic­tion que là où il y eut échec en 1900, il y aura égale­ment échec en 1909. Pour notre part, nous nous y emploierons de notre mieux. Nous avons trop con­nu les manœu­vres qui s’a­bat­tirent sur le mou­ve­ment ouvri­er, pour que celles qui s’an­non­cent et se pré­par­ent trou­vent en nous plus de crédit. Quoi qu’il en soit, nous ne regret­tons pas cette époque ; elle cimen­ta une union qui a gran­di l’ac­tion syn­di­cale et l’a for­ti­fiée. La péri­ode qui s’ou­vre aura-t-elle le même résul­tat ? L’avenir le dira.

Con­sta­tons que M. Millerand a débuté dès son arrivée au min­istère comme il débu­ta il y a dix ans. En 1899, en mai, écla­ta la grève des fac­teurs parisiens. Les révo­ca­tions frap­pèrent les meilleurs élé­ments. En juin, M. Millerand est min­istre, et aus­sitôt il réin­tè­gre les révo­qués. Cette mesure fut bien accueil­lie par les organ­i­sa­tions syn­di­cales ; il y eut un moment d’en­t­hou­si­asme ; un défenseur des intérêts ouvri­ers était min­istre ; il pou­vait tout. Que n’al­lait-il pas don­ner ! Vingt mois plus tard, la fusil­lade du François à la Mar­tinique étonne… ; deux mois après celle de Chalon exaspère…

Dès la sig­na­ture de réin­té­gra­tion des fac­teurs, la joie ressen­tie dans les groupe­ments ouvri­ers a ses inter­prètes. Les secré­taires d’or­gan­i­sa­tions, Keufer, Baumé, More­au, Bri­at, etc… sig­nent en cette qual­ité une adresse de félic­i­ta­tions à M. Millerand. Quelques jours plus tard, Keufer par­le de faire organ­is­er par les syn­di­cats un ban­quet offert au min­istre. Sans notre oppo­si­tion, la chose était faite. Si on eût accep­té, quelle eût été notre sit­u­a­tion en présence de l’as­sas­si­nat de la Mar­tinique et de Chalon ? Com­bi­en nous aurait pesé la respon­s­abil­ité d’une sit­u­a­tion semblable ?

Puis les invi­ta­tions pour des soirées min­istérielles parvi­en­nent à des mil­i­tants… M. Deschanel, prési­dent de la Cham­bre, imite les min­istres, et au lende­main de Chalon, il organ­ise une soirée à laque­lle il con­vie des mil­i­tants des syn­di­cats… Notons que les per­son­nages qui vont chez M. Millerand trou­vent scan­daleuse l’ini­tia­tive de M. Deschanel, sous le pré­texte qu’on ne peut ren­dre vis­ite au prési­dent d’une assem­blée qui tolère et approu­ve les mas­sacres ouvriers.

Le retour de M. Millerand, la réin­té­gra­tion, comme en 1899, des postiers, ne sont l’ob­jet d’au­cune adresse de félic­i­ta­tions, ni d’au­cune propo­si­tion de ban­quet. Nous sommes con­va­in­cu que si les fidèles avaient voulu renou­vel­er les faits d’autre­fois, le min­istre s’y serait opposé par habileté, afin de ne pas éveiller la moin­dre atten­tion sur ses pro­jets et ses inten­tions, et aus­si pour ne heurter aucune susceptibilité.

Mais il ne s’en­suit pas que les intrigues pour­suiv­ies par MM. Briand, Viviani vont se ralen­tir ! Au con­traire, elles vont se pré­cip­iter, plus déguisées que jadis, ren­con­trant comme autre­fois des con­cours intéressés. M. Millerand con­naît les portes qui cachent ces con­cours. Il lui sera aisé de les faire ouvrir.

Une chance de plus qu’en 1899 est à l’ac­t­if de M. Millerand : les fonc­tion­naires. En effet, s’il y a par­mi eux d’ex­cel­lents esprits, des hommes de con­science, nom­breux sont ceux qui ne rêvent que d’a­vance­ment et de sinécures. Il est à crain­dre que ceux-là ne con­stituent avec des organ­i­sa­tions ouvrières la garde qui sou­tien­dra le min­istre et ses col­lègues. C’est pourquoi, mal­gré que l’is­sue de l’épreuve ne nous épou­vante point, nous esti­mons que pour résis­ter à l’in­trigue, pour lui faire face, pour en détru­ire les effets, il fau­dra toute la vig­i­lance des révo­lu­tion­naires, que les charmes min­istériels lais­sent indifférents.

Atten­dons-nous à voir grossir les sub­ven­tions affec­tées aux caiss­es de chô­mage ! Atten­dons-nous à voir les « va-t-en-guerre » des fortes coti­sa­tions se prostern­er pour se les partager !

De notre côté, la tâche est nette, le rôle pré­cis : rester ce que nous fûmes il y a dix ans et depuis, con­va­in­cus que des événe­ments sur­giront, qui fer­ont. éclater le néant des intrigues gou­verne­men­tales et la stéril­ité de l’œuvre réfor­ma­trice, décidés à tir­er par­ti des événe­ments, à en dégager tout ce qui ten­dra à con­solid­er l’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale dans la voie de l’indépen­dance et de l’autonomie.

V. Grif­fu­el­h­es


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom