La Presse Anarchiste

Ombres et lumières chinoises

C’est une grave ques­tion que la ques­tion de l’Extrême-Orient, en ce siècle qui semble bien devoir être celui du réveil de l’Asie. Il peut paraître bien témé­raire, celui qui en ose dis­cu­ter avec de simples don­nées livresques et jour­na­lis­tiques, sans avoir jamais navi­gué au delà de la Médi­ter­ra­née ; et cepen­dant, à qui se fier pour s’en faire une idée exacte ? Les voya­geurs qui reviennent de là-bas ne vous apportent que des ren­sei­gne­ments confus, frag­men­taires et contra­dic­toires ; ils en savent un peu plus que vous sur le prix de l’absinthe à Sai­gon, mais un peu moins sur les Moïs et sur l’équipement du port de Shan­ghaï que vous n’en appren­drez par la Géo­gra­phie de Vidal de Lablache.

Il y a éga­le­ment ceux qui ont une opi­nion toute faite, d’après leur par­ti ou leurs pré­ju­gés ; gens qui, hier, igno­raient jusqu’à l’existence de la Corée, et qui, du jour au len­de­main, ont pos­sé­dé toutes sortes de lumières sur le 38e paral­lèle et la valeur stra­té­gique du Naktong.

Quant aux diplo­mates, ce sont gens qu’on s’attendrait à trou­ver aver­tis et éclai­rés. Or, rien de ce qu’ils ont pré­dit, tou­chant l’évolution des affaires d’Asie, ne s’est confir­mé ; ils ont, en outre, manœu­vré de la façon la plus lamen­table, à telle enseigne que, depuis une bonne ving­taine d’années, une foule de ques­tions qui eussent pu se résoudre sans effu­sion de sang ont, en fait, pro­vo­qué, dans cette région du globe, guerre sur guerre et sédi­tion sur sédi­tion trans­for­mant le pour­tour du Paci­fique en une nou­velle « cein­ture de feu », qui n’est plus celle des vol­cans, mais celle des canons.

Une telle faillite du juge­ment chez les gens les plus inex­cu­sables de s’être trom­pés auto­rise un pro­fane à expri­mer à son tour, très sim­ple­ment, com­ment il voit les choses ; et s’il se trompe, lui aus­si, avec en cela beau­coup d’excuses qu’ils ne sau­raient, eux, allé­guer, l’erreur com­mune à tant d’autorités lui crée­ra un pré­cé­dent très honorable.

L’ère des illusions

Pen­dant de longues années, les affaires de Chine ont été tel­le­ment embrouillées que per­sonne, ou presque, n’y com­pre­nait rien. C’était un puzzle d’une com­pli­ca­tion extrême.

Les Japo­nais, les Euro­péens, les com­mu­nistes, le Kuo Min Tang, et d’innombrables armées auto­nomes, les unes de mer­ce­naires, les autres de par­ti­sans, d’autres enfin de coupe-jar­rets et de pirates réunis en grandes com­pa­gnies, des­si­naient un imbro­glio qui consti­tuait un authen­tique casse-tête chinois.

D’inextricable qu’elle était, la situa­tion est deve­nue sou­dain par­fai­te­ment claire. Il n’y a plus ni Japo­nais, ni Euro­péens ; le Kuo Min Tang est exclu de la par­tie conti­nen­tale du pays, uni­fiée par la vic­toire des communistes.

Puisque la situa­tion est enfin deve­nue com­pré­hen­sible, le moment est arri­vé d’essayer de la comprendre.

Après des lustres d’illusions et d’absurdités diplo­ma­tiques, les Amé­ri­cains ont sus­pen­du l’aide en dol­lars qu’ils accor­daient à Tchang Kaï Chek bien avant que celui-ci ait bat­tu en retraite au sud du Yang Tsé Kiang. Cette aide était deve­nue inef­fi­cace, car elle ne pro­fi­tait qu’à quelques géné­raux pré­va­ri­ca­teurs et à des mar­chands de canons affai­ristes. Elle a même fini par pro­fi­ter à Mao Tsé Toung qui, à mesure que ses armées avan­çaient, raflait le maté­riel amé­ri­cain de l’ennemi pour par­ache­ver sa vic­toire et la débâcle de ce dernier.

Mao Tsé Toung appor­tait à la Chine quelque chose de beau­coup plus inté­res­sant que ce que lui appor­taient les Amé­ri­cains. Tan­dis que ceux-ci arro­saient le pays de dol­lars qui entraient dans la poche des riches et n’en res­sor­taient plus, Mao Tsé Toung confis­quait les terres des sei­gneurs et les dis­tri­buait aux pauvres ; il par­ta­geait aux Chi­nois la terre de leur pays, cette terre où ils mou­raient de faim et qui allait enfin, peut-être les nourrir.

La révo­lu­tion était ani­mée par un prin­cipe irré­sis­tible ; le sol­dat du Kuo Min Tang, tou­jours en retard pour tou­cher son bol de riz, ne pou­vait conti­nuer long­temps à se battre pour des gens qui ne le payaient pas et qui sou­te­naient les féo­daux, contre d’autres qui lui offraient une par­celle du sol natal afin de don­ner à man­ger à sa famille.

En Chine, selon Jacques Deglane (Ce Soir, 24 octobre 1948), huit pour cent de pro­prié­taires fon­ciers pos­sé­daient 70 à 80 pour cent des terres. Les déten­teurs du sol sto­ckaient le riz pour en spé­cu­ler, sans le moindre égard pour les mil­lions d’êtres que la famine fau­chait chaque année. Le petit pay­san devait culti­ver, outre son bien, celui des riches. C’était le régime du ser­vage. Les usu­riers ne connais­saient aucune limite à leur avi­di­té. L’exploitation de l’homme par l’homme se conju­guait avec un arbi­traire éco­no­mique sans frein.

Des hommes d’affaires aus­si avi­sés que les Amé­ri­cains auraient dû pen­ser que, dans une Chine démo­cra­tique, ils eussent pla­cé plus fruc­tueu­se­ment leurs capi­taux que dans ce gouffre de gas­pillage, de véna­li­té et de concus­sion. Tout au contraire, ils ont épau­lé et défen­du l’ancien régime et lais­sé à leurs concur­rents l’arme redou­table de la réforme agraire. Ils ont mal joué, et leur aveu­gle­ment les a perdus.

Pour tar­di­ve­ment qu’ils aient vu clair, la véri­té ne leur est pas moins appa­rue le jour où elle est deve­nue évi­dente ; et il est pro­bable que s’ils n’ont pas réagi plus vigou­reu­se­ment devant la marée du com­mu­nisme chi­nois, c’est qu’ils ne déses­pé­raient pas de com­po­ser avec le nou­veau régime.

Clair­voyance tar­dive ou nou­velle illu­sion ? Si les États-Unis pos­sé­daient une diplo­ma­tie à la hau­teur de leur for­mi­dable puis­sance, ils seraient déjà fixés sur ce point.

Mais si, dans tous les conflits où ils inter­viennent, le poids de leurs armes est déci­sif, par contre ils ont tou­jours man­qué de diplomates.

Au tra­vers de l’opinion de dif­fé­rentes per­son­na­li­tés amé­ri­caines, il semble que les sphères gou­ver­ne­men­tales des États-Unis soient convain­cues que la Chine ne tom­be­ra jamais sous la dépen­dance de la Rus­sie. Il est dif­fi­cile à la Rou­ma­nie, à la Bul­ga­rie, à la Pologne de se défendre de 1’«attraction » et de l’emprise sovié­tiques, en rai­son de leur fai­blesse et de leur proxi­mi­té avec l’U.R.S.S. dont elles sont toutes limi­trophes. Déjà plus éloi­gnée et plus forte, la You­go­sla­vie s’en est déta­chée, bien que son régime soit un genre de com­mu­nisme marxiste.

II n’est pas invrai­sem­blable de sup­po­ser que la Chine, près de deux fois et demie plus peu­plée que la Rus­sie, et située à une grande dis­tance des centres russes euro­péens, ne consti­tue­ra jamais un véri­table satel­lite de cette puis­sance. Un satel­lite plus gros que l’astre qu’il accom­pagne, cela n’existe pas en astro­no­mie. On objec­te­ra qu’elle pour­rait deve­nir une sorte d’Hindoustan d’un Com­mon­wealth sovié­tique, mais l’artifice de colo­ni­sa­tion sus­cep­tible d’aboutir à ce résul­tat est encore à mettre au point.

Quoi qu’il en soit, voi­ci la situa­tion chi­noise tout à fait éclair­cie ; uni­fiée au point de vue mili­taire et poli­tique, la Chine tend à se démo­cra­ti­ser au point de vue social.

Solu­tion très popu­laire, Mao Tsé Toung dis­tri­bue la terre aux pay­sans. Que vaut ce sys­tème ? À pre­mière vue, il peut être révo­lu­tion­naire dans la mesure où chaque famille vivra de son lot pro­lé­ta­rien, comme il peut être bour­geois dans la mesure où il sub­sis­te­ra une classe de non pos­sé­dants obli­gés de louer leurs bras aux nou­veaux fer­miers, ain­si que cela s’est pas­sé après les révo­lu­tions euro­péennes, et ain­si que cela ris­que­rait fort de se pro­duire dans un pays fort vaste, certes, mais si peu­plé qu’il n’y aura pas des champs pour tout le monde. En tout cas, il est plus que pro­bable que le sys­tème aris­to­cra­tique et sei­gneu­rial est mort.

Or, cette situa­tion sus­ci­te­ra une nou­velle évo­lu­tion, sinon des com­pli­ca­tions nou­velles. La Chine va se moder­ni­ser. Elle achè­te­ra des machines agri­coles (à la Rus­sie ? à l’Amérique ? à l’Europe ? – un proche ave­nir nous le dira) et elle en construi­ra elle-même. Le régime de petite pro­prié­té ne se prê­te­ra pas plus à cette méca­ni­sa­tion dans les immenses éten­dues du Ho Nan et du Chan Si qu’il ne s’y prê­te­rait dans celles de l’Ukraine sovié­tique et du Corn Belt américain.

Il fau­dra adop­ter un régime, non de grande pro­prié­té (le pay­san n’en vou­dra plus), mais de grande exploi­ta­tion ; on col­lec­ti­vi­se­ra la terre ; et comme il est à supposer-qu’on ne copie­ra pas sur les fermes du Middle West, il est rai­son­nable de pré­su­mer qu’on pren­dra plus ou moins modèle sur les kholkoses.

C’est alors qu’il sera pos­sible de juger si la Chine évo­lue­ra dans un sens auto­ri­taire ou liber­taire, vers un nou­veau ser­vage ou vers son éman­ci­pa­tion ; si sa révo­lu­tion sera ache­vée ou partielle.

Sera-ce une Chine que les visi­teurs pour­ront par­cou­rir libre­ment, ou une Chine fer­mée au reste du genre humain ?

Sera-ce une Chine qui choi­si­ra à la fois la jus­tice sociale et la liber­té indi­vi­duelle ? Sera-ce une Chine avec, ou sans camps de concen­tra­tion ? Voi­là résu­mé un point impor­tant et encore obs­cur de la question.

Rapprochement ou éloignement ?

Dans l’ignorance rela­tive où nous sommes du pro­blème chi­nois, il est capi­tal d’insister sur le fait que, pour consti­tuer un pro­grès, la réforme agraire, qui dis­tri­bue le sol aux pay­sans, ne doit pas tendre au mor­cel­le­ment des terres, mais à leur regrou­pe­ment ; non seule­ment à cause du pro­chain avè­ne­ment de la machine, mais aus­si parce que ce mor­cel­le­ment est déjà, en Chine, un dan­ger et un grave inconvénient..

On lira avec pro­fit, dans l’His­toire de la Chine, de René Grous­set (Fayard, édit), d’excellentes consi­dé­ra­tions qu’il serait trop long d’exposer ici, mais qui paraissent convain­cantes à cet égard.

Aus­si est-ce inévi­ta­ble­ment vers une col­lec­ti­vi­sa­tion que la réforme ten­dra ; et elle ne sera effi­cace que si de vastes tra­vaux maté­riels en viennent, faci­li­ter l’accomplissement.

Tout le réseau rou­tier est à faire. René Grous­set signale que la carte rou­tière de la Chine n’a presque pas chan­gé depuis la dynas­tie des Song, qui régna du Xe au XIIIe siècle. Les canaux sont à creu­ser, le télé­phone à poser, tout le pays à élec­tri­fier. Les grandes plaines exa­gé­ré­ment dénu­dées, usées par l’érosion, réclament un reboi­se­ment sys­té­ma­tique, « la récon­ci­lia­tion, a‑t-on dit, du Chi­nois avec l’arbre ». Il fau­dra endi­guer les fleuves énormes, aux redou­tables crues, et construire des ports nou­veaux. Œuvre de longue haleine qui exi­ge­ra une foi patiente, et l’abandon du tra­di­tio­na­lisme exces­sif de la popu­la­tion ; et ici, nous tou­chons aux réformes cultu­relles et intel­lec­tuelles, aus­si néces­saires que les autres.

Pour sup­pri­mer l’analphabétisme et ravir aux pri­vi­lé­giés le mono­pole de l’instruction, la Chine nou­velle devrait sim­pli­fier son alpha­bet, le rendre acces­sible, intel­li­gible, rapi­de­ment déchif­frable ; sa struc­ture sociale moderne ne sau­rait s’accommoder d’une écri­ture qui réclame des années d’enseignement pour l’apprendre.

Elle devra res­treindre ses nais­sances, dont le nombre invrai­sem­blable consti­tue plus qu’un dan­ger futur pour l’humanité tout entière, un péril immé­diat pour elle-même. Le recen­se­ment le plus récent atteste une popu­la­tion de 463 mil­lions 493.000 habi­tants, soit 130 mil­lions de plus qu’il y a cin­quante ans. Même col­lec­ti­vi­sée, la terre ; même méca­ni­sée, l’agriculture, seront impuis­santes à nour­rir six cents mil­lions de Chi­nois en l’an 2.000.

Ces pré­oc­cu­pa­tions, qui vont être celles de l’élite et du peuple chi­nois, prouvent que le temps n’est plus où la Chine appa­rais­sait comme un empire légen­daire, à la fois apo­ca­lyp­tique et mys­té­rieux. Les romans de Pearl Buck, cette Amé­ri­caine qui, toute petite, s’est trou­vée mêlée aux Chi­nois, nous ont mon­tré qu’il n’y avait pas d’énigme inso­luble tapie dans l’âme du sphinx jaune. Par ses remous sociaux si sem­blables aux nôtres, la Chine s’est rap­pro­chée de l’Europe, elle s’est inté­grée au monde ; elle n’est plus cet uni­vers « extra-ter­restre, presque lunaire », que défi­nis­sait lyri­quemcnt Vic­tor Hugo dans sa lettre sur le pillage du Palais d’Été.

Et cepen­dant, en se rap­pro­chant de l’Europe, la Chine semble à cer­tains égards, s’en être éloi­gnée, comme si un abîme s’était creu­sé, comme si une rup­ture s’était faite entre les deux continents.

Pour­quoi ? C’est qu’à beau­coup le réveil de cette gigan­tesque masse paraît inquié­tant. Il reste beau­coup d’inconnu dans la révo­lu­tion chinoise.

D’ores et déjà, nous devons dire que si cette révo­lu­tion appelle des réserves, nous les ferons ; si elle com­met des erreurs, nous les dénon­ce­rons ; si elle avorte en dic­ta­ture bureau­cra­tique, pla­ni­fi­ca­trice et sec­taire, nous condam­ne­rons la dictature.

II est trop tôt encore pour pré­ju­ger si, après avoir désar­mé le Kuo Min Tang, la révo­lu­tion chi­noise arme­ra à son tour, ou, au contraire, désar­me­ra ; il est bien cer­tain que nous n’emboucherons pas la trom­pette guer­rière pour célé­brer les hauts faits de ses légions. Mais puisqu’elle est un accom­plis­se­ment, nous ne pou­vons l’ignorer.

La consi­dé­rant avec notre tem­pé­ra­ment pro-indi­vi­dua­liste et sous l’angle de nos aspi­ra­tions liber­taires, nous ne pour­rons nous épar­gner de nous y inté­res­ser et de recher­cher impar­tia­le­ment dans ses ori­gines, son dérou­le­ment et ses résul­tats, nos rai­sons d’espoir ou d’appréhension, et nos motifs de sus­pi­cion ou de sympathie.

La grande peur de la race blanche

Si nous écar­tons les juge­ments enthou­siastes de ceux qui la louent d’instinct ou de par­ti pris, et les juge­ments hos­tiles de ceux qui la condamnent par prin­cipe ou par inté­rêt, nous décou­vrons, en géné­ral, dans l’esprit des Euro­péens, un sen­ti­ment de malaise et de crainte à l’égard de la révo­lu­tion chinoise.

Cette crainte revêt pour les uns l’aspect du péril rouge, pour les autres celui du péril jaune.

Le péril jaune est la menace que, selon cer­tains, l’Asie, en s’adaptant aux méthodes de la vie moderne, ferait peser sur l’Europe et, dans un sens plus éten­du, sur toute la race blanche. Évi­dem­ment, une masse de près de cinq cents mil­lions d’individus paraît consi­dé­ra­ble­ment impo­sante au reste de l’humanité, et l’on en conclut volon­tiers que si une volon­té d’hégémonie et d’impérialisme ani­mait un jour un pareil colosse, il ne serait pas facile d’endiguer son déferlement.

On recon­naî­tra tou­te­fois que cette énor­mi­té n’est mena­çante que si un sen­ti­ment de ce genre la met en marche. On a vu de très petits peuples sub­sis­ter sans trop de mal dans l’ombre de voi­sins gigan­tesques, et les races peu nom­breuses n’ont pas été absor­bées obli­ga­toi­re­ment par celles qui l’étaient davantage.

Les Fran­çais, les Anglais, les Espa­gnols, les Alle­mands, les Turcs, n’ont pas eu besoin de ras­sem­bler cinq cents mil­lions d’hommes pour conqué­rir d’immenses espaces et annexer de grandes popu­la­tions ; tan­dis que, jusqu’à nos jours, les Hin­dous, les Chi­nois, les Russes, mal­gré leur nombre, ne débor­daient qu’incidemment leurs frontières..

Ce n’est donc pas le nombre qui est redou­table, mais l’esprit. Certes, l’impérialisme sera d’autant plus mena­çant, si, par sur­croît, il anime un nombre impor­tant d’individus. Or, il faut bien conve­nir que si, un jour, les Chi­nois deviennent impé­ria­listes, ils auront emprun­té aux Euro­péens cette volon­té d’hégémonie et ne feront que leur en retour­ner les incon­vé­nients. En Chine, ce sont les Euro­péens qui ont commencé.

Nous sou­hai­tons, bien enten­du, que les Chi­nois n’abusent pas de leur énorme force le jour où ils en auront pris conscience ; mais en s’abstenant d’en abu­ser, ils prou­ve­ront seule­ment qu’ils sont plus sages que les Euro­péens qui n’ont guère craint, eux, de leur faire sen­tir le poids de leur volon­té, de leur puis­sance et de leurs armes au temps où la race blanche domi­nait encore l’Extrême-Orient. Si les Chi­nois, ayant équi­pé leur pays, n’envoient jamais d’escadre sur les côtes atlan­tiques et ne mettent jamais le siège sous nos villes, ils don­ne­ront sim­ple­ment aux Euro­péens une leçon de magna­ni­mi­té que nous serions bien ins­pi­rés de sol­li­ci­ter d’eux humblement.

La crainte du péril jaune chez l’Européen est un remords de sa mau­vaise conscience ; c’est l’appréhension qu’un jour ne vienne où, les rôles étant ren­ver­sés, un nou­vel empire mon­gol éten­drait ses ten­ta­cules vers cette petite pénin­sule où il habite et d’où, jusqu’à ce siècle-ci, il a dic­té ses lois à l’univers.

Quant au péril rouge, en quoi consiste-t-il au juste ? Ici, la défi­ni­tion est moins simple. Pour les uns, c’est la crainte que la Rus­sie, s’appuyant sur la Chine, ne vienne à enva­hir l’Europe ; pour les autres, c’est celle que, par conta­gion révo­lu­tion­naire, les réformes qui s’amorcent en Chine ne viennent à gagner les autres pays d’Asie et, par réper­cus­sion, à en fomen­ter en Europe qui soient du même genre ou d’un autre genre.

Exa­mi­nons briè­ve­ment, cha­cune à son tour, ces deux natures du même péril.

Sur la pre­mière sur­tout nous dirons peu de chose, autre­ment il y fau­drait consa­crer toute une étude. Je ne sais, je l’avoue, si la Rus­sie a l’intention d’envahir l’Europe ; ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes pas au nombre de ceux qui dési­rent sa péné­tra­tion ou sa tutelle. Divers col­la­bo­ra­teurs de cette revue se sont expli­qués là-des­sus, et nous sommes d’accord avec eux, et nous approu­vons ce qu’ils ont écrit sur la posi­tion à tenir au cas où cette éven­tua­li­té se préciserait.

Il va de soi qu’une telle inva­sion n’est pas sou­hai­table et ne sau­rait être jus­ti­fiée, ni par des pré­oc­cu­pa­tions idéo­lo­giques qui camou­fle­raient sans doute une volon­té d’hégémonie et d’asservissement, ni par des besoins d’espace vital qui, jusqu’ici, n’ont d’ailleurs jamais été reven­di­qués par les hommes d’État soviétiques.

En ce qui concerne le second aspect sous lequel se pré­sente le péril rouge – puisque ce péril existe pour quelques-uns — nous disons tout net que si l’exemple de la Chine devait pré­dis­po­ser d’autres peuples à accom­plir chez eux des réformes utiles, justes, dési­rables, non seule­ment nous n’y ver­rions aucun incon­vé­nient, mais nous serions même le pre­mier à y applaudir.

De ce que nous savons, il semble bien res­sor­tir que la réforme agraire, par exemple, sera bien­fai­sante pour le peuple chi­nois. Les hommes de bonne foi ne peuvent donc lui repro­cher de l’avoir effec­tuée ; et s’il s’est trou­vé que Sta­line a aidé le peuple chi­nois à accom­plir cette réforme, il fau­drait être aveu­glé par le par­ti pris pour lui en faire grief.

Nous sommes en pays de libre expres­sion des idées. Nous pou­vons donc, si telle est notre ten­dance, expri­mer des réserves et des cri­tiques à l’égard de la poli­tique de Sta­line. On peut lui repro­cher son régime de fer, l’interdiction sous sa loi de toute autre opi­nion que la sienne, sa diplo­ma­tie tor­tueuse, et l’adoration orien­tale qui monte vers lui comme vers un dieu incar­né. Mais, à un chef d’État qui se qua­li­fie de socia­liste et de mar­xiste, on ne peut repro­cher d’avoir aidé un peuple à accom­plir sa réforme agraire.

Si cela a eu pour résul­tat d’accoupler la Chine à la Rus­sie, et de creu­ser un abîme entre la Chine d’une part, l’Europe et l’Amérique de l’autre, à qui la faute ?

Si les Euro­péens et les Amé­ri­cains vou­laient, res­ter dans les bonnes grâces des Chi­nois, ils n’avaient qu’à les aider à se libé­rer du joug féo­dal au lieu de dépen­ser leur argent et de ver­ser leur sang pour les main­te­nir sous ce joug.

Pacification du Pacifique

Les hommes d’État de l’Europe et de l’Amérique, qui ont long­temps tiré les mous­taches du débon­naire géant chi­nois, ont donc mis leurs peuples dans une situa­tion à la véri­té peu glo­rieuse vis-à-vis de lui. Et ils s’épouvantent main­te­nant à la pen­sée que les Russes l’ont peut-être apprivoisé.

Leur diplo­ma­tie n’a pas su se conci­lier la Chine ; elle se l’est alié­née ; et d’aucuns ne rejettent pas entiè­re­ment l’idée que l’Europe et l’Amérique pour­raient peut-être pro­fi­ter de la supé­rio­ri­té qu’elles ont encore pour répa­rer, grâce à la valeur de leurs armées, les bévues de leurs diplomates.

Folle pen­sée ! pen­sée tra­gique ! Si les Blancs ont encore une chance de se récon­ci­lier avec les Jaunes et de méri­ter que ceux-ci, deve­nus les plus forts comme ils sont déjà les plus nom­breux, les laissent en paix, cette chance réside en ceci : que, dès aujourd’hui, les Blancs s’abstiennent de faire la guerre aux Jaunes. Et si la diplo­ma­tie amé­ri­caine et euro­péenne a com­mis des erreurs, ce n’est pas à l’armée, mais à la diplo­ma­tie elle-même de les réparer.

Le champ est vaste et les pos­si­bi­li­tés sont nom­breuses. La Chine a accep­té le secours des Russes pour secouer le joug des sei­gneurs ; mais elle aura besoin de l’Europe et de l’Amérique pour s’équiper, se méca­ni­ser, se moder­ni­ser. Que les hommes d’État euro­péens et amé­ri­cains s’ingénient donc à nouer avec elle des rap­ports paci­fiques et uti­li­taires empreints de bien­veillance, afin que la race jaune ait envers la race blanche, non une dette de haine et de vin­dicte, mais une dette de recon­nais­sance et d’amitié.

Il ne nous appar­tient évi­dem­ment pas d’indiquer à la diplo­ma­tie quelle voie elle doit suivre pour abou­tir au résul­tat sou­hai­té. Tout au plus pou­vons-nous esti­mer dési­rable qu’elle sorte de l’ornière actuelle. Car le désar­roi est grand. Tout l’atteste. N’a‑t-on pas vu l’U.R.S.S. se déta­cher de l’O.N.U. à pro­pos des affaires de Chine, puis y reve­nir brus­que­ment bien que la situa­tion n’ait point évo­lué ? N’a‑t-on pas vu l’Amérique, sous le cou­vert de l’O.N.U. pré­ci­sé­ment, se refu­ser à recon­naître le gou­ver­ne­ment de Pékin, mais accep­ter d’examiner les plaintes et griefs de ce même gou­ver­ne­ment, comme s’il était logique d’enregistrer les doléances d’un plai­gnant dont l’existence est obs­ti­né­ment contes­tée ? Par des non-sens de cette espèce, alors que les diplo­mates réobs­cur­cissent une situa­tion que les armées de Mao Tsé Toung ont éclair­cie, fini­ra par s’imposer l’idée mal­en­con­treuse qu’effectivement c’est la guerre qui dénoue les pro­blèmes tan­dis que la paix ne fait que les embrouiller. Et pourtant !

La diplo­ma­tie bri­tan­nique n’est pas tou­jours consé­quente non plus dans ses lou­voie­ments. N’a‑t-on pas vu Londres recon­naître le nou­veau gou­ver­ne­ment de Pékin tout en sou­te­nant l’ancien dans les assem­blées inter­na­tio­nales ? On ne peut cepen­dant lui contes­ter une intel­li­gence aiguë des situa­tions asia­tiques, et les voix anglaises méritent le plus sou­vent une atten­tion que ne requièrent point celles qui s’élèvent d’un peu par­tout aux quatre coins du vaste monde.

Les Anglais, qui ont une vieille expé­rience de l’Extrême-Orient, montrent une com­pré­hen­sion des évé­ne­ments et des peuples d’Asie bien supé­rieure à celle des Amé­ri­cains. La manière dont ils ont quit­té l’Inde sans se l’aliéner et en main­te­nant au contraire des rela­tions étroites avec ce pays en est un témoi­gnage sai­sis­sant. C’est pré­ci­sé­ment un Anglais, le doc­teur Fisher, arche­vêque de Can­ter­bu­ry, connu pour ses sen­ti­ments d’avant-garde et son indé­pen­dance de juge­ment, qu’il a su conci­lier avec la digni­té épis­co­pale, c’est le doc­teur Fisher qui a expri­mé récem­ment sa sym­pa­thie pour « les chré­tiens de Chine qui, mal­gré leur incer­ti­tude totale sur la tour­nure que peuvent prendre les évé­ne­ments, recon­naissent que le régime actuel est mora­le­ment et socia­le­ment pré­fé­rable aux cor­rup­tions, à l’inefficacité et à l’exploitation du régime qu’il a rem­pla­cé ».

Et le doc­teur Fisher pour­sui­vait en ces termes :

« Pour nous qui pou­vons voir les effets de la noire tyran­nie des convic­tions com­mu­nistes, il est natu­rel de les dénoncer.

« Mais nous devons fran­che­ment nous rendre compte qu’en Extrême-Orient, ce sys­tème peut faci­le­ment appa­raître non pas comme une tyran­nie, mais comme une libé­ra­tion. En effet, il pré­sente et est sus­cep­tible d’amener, dans cer­taines condi­tions, un remède à des maux sociaux, trop long­temps et trop légè­re­ment accep­tés.»

La ques­tion n’est pas de savoir si les peuples d’Amérique et d’Europe ont besoin de la Rus­sie pour se libé­rer du capi­ta­lisme ; à notre avis, certes, il vau­drait beau­coup mieux qu’ils s’en affran­chissent par leurs propres moyens sans rien deman­der à l’U.R.S.S., et même en s’inspirant aus­si peu que pos­sible de son exemple, car nous sommes bien éloi­gnés de dési­rer de vivre sous un régime sem­blable à celui de Sta­line ; mais ce n’est pas ce dont nous dis­cu­tons aujourd’hui.

Pas davan­tage il n’est ques­tion de fixer notre pré­fé­rence entre les Coréens du nord et ceux du sud secon­dés par les Amé­ri­cains et leurs alliés ; nous ne confon­dons pas la lutte pour la paix avec le sou­tien d’une armée, blanche ou rouge, et nous déplo­rons que, dans cha­cun des camps, le salut de la paix soit asso­cié para­doxa­le­ment au suc­cès d’une cam­pagne militaire.

Autre­ment dit, nous cher­chons à dépas­ser, dans cet expo­sé, la situa­tion pré­sente, ren­due très déli­cate par la guerre de Corée et celle d’Indochine ; nous cher­chons à en rai­son­ner par-des­sus le temps comme nous en rai­son­nons aus­si par­des­sus la dis­tance. Si loin­tain que nous paraisse l’Extrême-Orient, qui ne voit com­bien il s’est sou­dai­ne­ment rap­pro­ché ? Et si loin­tain que nous semble l’avenir que nous évo­quons, qui ne com­prend que le pré­sent le condi­tionne et le prépare ?

En véri­té, la ques­tion est de faire la paix avec les peuples d’Asie à qui la race blanche a fait conti­nuel­le­ment la guerre sans ces­ser de se la faire elle-même. Si les Blancs s’imaginent qu’ils tien­dront les Jaunes en res­pect en se fai­sant craindre d’eux, ils accu­mu­le­ront dans l’histoire des motifs d’hostilité pour plus tard, et des nuages char­gés de haine qui crè­ve­ront un jour sur leur tête.

Pierre-Valen­tin Berthier


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