Il y a dix ans, le slogan quasi unique était 25=100 car en 25 ans de régime communiste le pays était sensé avoir avancé et progressé d’un siècle. Ensuite en 1976 on eut « 1956 – 1976 : 20 ans de bonheur, de progrès, etc. » et un grand portrait du chef de l’État Todor Jivkov. Contrairement à la logique arithmético-politique, 1979 ne fut pas salué par « 35=140 », et cela se comprend vu l’aggravation de la chute du niveau de vie et la dépendance évidente et plus nette vis à vis de l’URSS.
La pression de l’URSS ne consiste plus seulement dans l’exploitation des ressources minières, la colonisation culturelle et politique, on peut ajouter maintenant la dépendance technologique et énergétique de tout le développement de l’économie bulgare. L’accent a été mis sur les centrales nucléaires (soviétiques) alors que les barrages hydrauliques répondaient plus à la structure du pays. Le transport par camions a été stimulé aux dépens du chemin de fer, mais il n’y a pas de pétrole dans le pays, et le train aurait permis d’utiliser soit l’électricité, soit une partie du charbon (de mauvaise qualité, mais abondant). Et pour comble, le pays est maintenant relié en quelques heures à l’URSS par un ferry-boat pouvant transporter 108 wagons ou du matériel militaire, c’est à dire en évitant la Roumanie. On peut ajouter à cela la liaison par gazoduc à l’URSS et le bombardement, le matraquage de la propagande : « Éternelle Amitié », « Éternellement avec l’URSS », « La Science Soviétique » etc.
Une deuxième dépendance existe, moins visible, mais aussi profonde : celle des multinationales occidentales. Outre les usines clé en main vendues par les occidentaux (serres hollandaises, vinification française, matériel d’Allemagne de l’Ouest, d’Angleterre, des USA), on assiste au montage de certains produits dans le textile (chemises bon marché), le secteur électrique (téléviseurs pour la Belgique). À l’image des autres Pays de l’Est, la Bulgarie est la Corée, Taiwan ou Singapour pour les capitalistes : la nouvelle bourgeoisie rouge touche les royalties et les travailleurs le salaire bloqué habituel.
En dépit des plans quinquennaux, de la « Science Soviétique » omniprésente, les denrées manquent et la situation est pire encore en ce domaine qu’il y a quinze ans : ni fruits ni légumes en hiver, rien ou presque dans les magasins jusqu’au mois de juillet, les « marchés libres » offrent les produits des kolkhoziens a des prix astronomiques. Mais entre juillet et septembre, grâce à la main d’œuvre gratuite des écoliers et des étudiants obligatoirement en « brigades », les récoltes sont assurées. Il est notoire que vu les salaires de misère proposés, les kolkhoziens préfèrent laisser les fruits pourrir. Pendant les mois d’été, tous nous nous transformons en cuisiniers pour préparer des conserves de fruits et légumes pour l’hiver, ou plutôt de novembre à juin. Pour une raison étrange, depuis 4 ans il n’y a que de la viande de porc sur le marché. Il semblerait que la « princesse », la fille de Jivkov, ait vendu à l’Autriche la production de viande de mouton de plusieurs années (parce qu’elle ignorait les réserves). On se rapporte de mirobolantes histoires de telles personnes de la Dobroudja ou des Rodopes qui auraient de la viande, ou des légumes…
On ne peut cependant pas en déduire que le pays ne connaît pas la consommation. Au contraire, si l’alimentation manque, par contre les coupes en cristal de Bohème à 14 leva (presque trois jours de travail) sont présentes à profusion, de même que le papier peint occidental, les produits cosmétiques français, le whisky écossais.
L’incapacité des dirigeants est encore plus visible au niveau de la planification des besoins en cadres : les ingénieurs, les médecins sont trop nombreux, mais les techniciens moyens manquent énormément. Comme le chômage commence à être trop visible (dans certains kolkhozes on fait faire pendant l’hiver des tranchées rebouchées au printemps), la main d’œuvre est « exportée » vers l’URSS (il y a quelques 5000 bûcherons en Sibérie, presque autant de travailleurs en 1978 pour la construction du gazoduc d’Orenbourg en Russie, près du Kazakhstan, vers la Bulgaie et les autre Pays de l’Est) et vers d’autres pays frères ayant besoin de cadres comme Cuba ou le Mozambique.
Le régime équipe également en cadres à bon marché les pays arabes et maghrébins. Là où un ingénieur français ou même polonais demandera mille dollars, la Bulgarie demandera la moitié. Dans la pratique on envoie un bon communiste qui n’émigrera pas qui ne saura pas forcément grand chose ou un technicien dont la famille sert d’otage. En quelques années ils reviennent en Bulgarie chargés des symboles de la richesse : la voiture occidentale, les produits électroménagers occidentaux et assez d’argent pour s’acheter un appartement.
L’admiration de l’occident n’est donc plus en fait un handicap pour le régime, il l’utilise parfaitement : tu veux des dollars et vivre à l’occidentale, va dans tel pays arabe. Et en échange le candidat aux dollars s’éreinte et l’ambassade dans le pays touche la moitié – au moins – de son salaire. On est revenu au bon vieux temps des esclaves, mais cette fois ce sont les esclaves qui réclament le joug.
À l’intérieur aussi le miroir aux dollars joue avec le « Korekom », supermarché de produits occidentaux qui vend en devises occidentales uniquement (sauf des bibelots russes en roubles!). Ainsi l’été dernier il y eut un arrivage de chaussures italiennes dernière mode pour dames à huit dollars la paire (sans doute obtenues en les troquant contre des produits bulgares), ce fut la ruée, et les étrangers déjà bien sollicités prostitutionnellement parlant durent œuvrer plus encore. Par la même occasion, le régime récupéra pas mal de dollars.
Et l’opposition ? Tous les Pays de l’Est semblent crouler sous les samizdats (!!!), que font les bulgares ?
Il y a d’abord un problème d’information : lorsqu’il y avait des maquis contre le régime (de droite, de la CIA et même des anarchistes), la presse occidentale n’a rien dit. Lorsqu’il y a eu les « goriani » (maquisards sans liaison avec l’étranger), au moins jusqu’en 1964, rien non plus n’a été dit. Ensuite à chaque secousse interne dans les Pays de l’Est, la répression s’est faite préventivement en Bulgarie (en 1956 surtout). En 1968, tous les examens universitaires ont été avancés d’un mois, pour éviter la contagion, et depuis 1969 une préparation civique et militaire a été instaurée pour les filles et les garçons de 16 ans.
Dans la pratique, il y a trois sortes d’opposition : le refus global instinctif, l’opposition latente, le choc politique.
Le régime est si ouvertement corrompu par la famille Jivkov et la présence de l’URSS (comme les USA dans certains pays d’Amérique Latine) que la majorité de la population et des privilégiés est contre. Le chef de la Sûreté d’État et l’ambassade d’URSS le savent parfaitement (ce sont eux qui commandent en fait), et ils savent parfaitement également se servir de soupapes de sécurité, comme les spectacles sportifs, le racisme à l’intérieur (les musulmans dont il a été question dans le n°2 d’Alternative et les tziganes) et la xénophobie. Mis à part la question de la Macédoine qui nécessite une étude particulière 1Cf « La question macédonienne » de Dimitrov dans le dossier Yougoslavie. une énorme quantité d’amis a été persuadée pendant des années (et l’est sans doute encore) que le manque de viande, de fromage de vêtements, de chaussures, etc vient de la présence de touristes grecs et yougoslaves, tellement pauvres qu’ils raflent tout ce qui est bulgare… La même personne qui se dit et est anti- communiste, est cependant prête à affirmer tout à la fois que le régime va mal et que si ça va mal, c’est la faute des yougoslaves et des grecs !
L’opposition latente est impossible à manipuler comme dans le premier cas, car il s’agit d’une part du refus constant et profond du système du travail et d’autre part du refus de la morale communiste. Le premier cas concerne la plupart des travailleurs. Leur devise semble être : « Ils nous trompent en faisant semblant de nous payer, on les trompe en faisant semblant de travailler », et la majorité des stakhanovistes qui sont aujourd’hui malades chroniques confirme leur position de lenteur systématique. C’est l’attitude générale des travailleurs des Pays de l’Est. Ce refus des cadences est presque toujours accompagné de vols de pièces conçus comme une récupération, une réaction au salaire de misère. Là aussi, c’est une attitude que l’on retrouve dans toute la société bulgare : le « bakchich » est devenu le complément naturel du salaire. Lorsqu’il est refusé, la réaction est violente : villa incendiée près de Sofia vers 1977.
Cette acceptation du vol comme récupération d’un manque de salaire explique le passage à une certaine forme de délinquance, surtout visible chez les jeunes : destruction de cabines téléphoniques, de voitures (mais qui a une automobile ? Presque toujours quelqu’un qui a été à l’étranger ou qui est bien placé dans le régime), refus du travail stable, alcoolisme, autant de tares capitalistes que les jeunes assument ouvertement, comme réaction plus ou moins consciente contre le régime.
Le choc direct n’est que le fait de quelques personnes, aussitôt victimes de la répression, dont certaines nous sont connues et adoptées par Anmesty International. Mais que sont devenus les ouvriers boulangers d’un quartier de Sofia en grève en janvier 1976 ? Et d’autres, assassinés pour avoir simplement dit qu’ils ne comprenaient pas a quoi servaient les contrôles de police au bout de 30 ans de socialisme. Cette dureté fait que si l’opposition constante à l’intérieur du pays est impossible pour le moment, en revanche l’émigration a énormément augmenté : les techniciens, ouvriers en stage ou travaillant à l’étranger émigrent malgré les otages que sont les membres de leur famille dans le pays.
Ce panorama serait incomplet sans la présence de la voyante de Petricht (qui voit tout bien qu’aveugle et sert à la police pour découvrir certain cas compliqué) qui hante les conversations, ainsi que le sujet des soucoupes volantes, encouragé par le régime puisqu’un rapport top-secret circule entre les mains de tout le monde dans l’intelligentsia : 6 pages traduites du russe d’un certain Engel Felix Iourévitchki avec les clichés les plus éculés sur les ovnis, les petits hommes verts. Les romains gouvernaient avec les jeux de cirque et le pain, le régime de Jivkov et de l’URSS dirige sans pain mais avec le spiritisme et la xénophobie, base bien faibles pour fonder quelque chose.
Meraklia
- 1Cf « La question macédonienne » de Dimitrov dans le dossier Yougoslavie.