La Presse Anarchiste

Sur la société Yougoslave

La Yougoslavie, quand tu com­mences à en par­ler, il y a ceux qui y sont allés en vacances et pour qui cela évoque la Sli­bovitch, alcool répan­du et effi­cace, pour un pub­lic plus cul­tivé style Nou­v­el Obs c’est Dubrovnik la per­le de l’Adriatique, enfin pour les mil­i­tants le pays de l’autogestion grat­i­fié de leur sou­tien cri­tique. À cela s’ajoute main­tenant l’après Tito et le prob­lème des nation­al­ismes : pas­sions aus­si soudaines que ponctuelles. Seule­ment voilà en dehors de ça il y a quand même des mil­lions de Yougoslaves qui vivent et cer­tains finis­sent par être agacés de ces clichés aux­quels on réduit leur réalité.

Ces quelques lignes voudraient men­tion­ner d’autres points et qui, de l’avis de celles/ceux qui les ont rédigées, soulèvent à leur tour des ques­tions non négligeables.

Avant tout il est utile, au risque d’en pass­er par un brin de didac­tisme, de repér­er les dif­férents groupes exis­tants, préal­able à la com­préhen­sion des luttes en œuvre dans cette société.

  • La bureau­cratie poli­tique dirigeante (8 500 pro­fes­sion­nels) con­stitue un groupe social par­ti­c­uli­er par son idéolo­gie, son style de vie avec priv­ilèges institutionnalisés.
  • Les grands entre­pre­neurs privés employ­ant plus de 5 salariés sont peu nom­breux : quelques cen­taines ; ils trait­ent des grandes affaires directe­ment ou pour le compte de secteurs social­isé. Prof­i­tant des trous, des lacunes du sys­tème de droit et des faib­less­es struc­turelles dans l’organisation de la pro­duc­tion ils évolu­ent à la lim­ite de la légal­ité et sont extrême­ment loy­aux poli­tique­ment, leur puis­sance repose sur l’argent.
  • Les inter­mé­di­aires com­mer­ci­aux : courtiers, agents immo­biliers usuri­ers, trafi­quants de devis­es (des mil­liers, mais dif­fi­cile­ment recens­ables) sont le com­plé­ment des précé­dents à un éch­e­lon plus modeste.
  • Les ren­tiers intel­lectuels ont fait leur appari­tion récem­ment lorsque le tourisme des con­grès, réu­nions, sémi­naires et les uni­ver­sités décen­tral­isées se sont dévelop­pés. En con­stant accroisse­ment (plus de 3 000 actuelle­ment) se sont les pro­fesseurs de poli­tique qui mènent 5 chaires simul­tané­ment et pré­par­ent leurs cours dans les avions. Les autorités pos­tu­lant que le sys­tème yougoslave orig­i­nal doit produire/est le fruit d’une théorie spé­ci­fique, ces épiciers de fac­ulté en prof­i­tent pour ven­dre leur log­or­rhée obéissante.
  • Les com­merçants et les hommes d’affaires indépen­dants for­ment un groupe sociale­ment hétérogène. Les intérêts diver­gent en son sein selon des critères sec­to­riels et ter­ri­to­ri­aux ; ces 160 000 patrons de petite indus­trie ou arti­sans, ces 3 500 pro­prié­taires d’hôtels, com­merces, ser­vices publics sont objets d’envie dans leur quarti­er car leurs prof­its sont vis­i­bles mais dénués d’influence au-delà et lim­ités par le con­trôle étroit et les tax­es aux­quelles ils sont soumis.
  • La classe ouvrière mar­ginale est, elle aus­si, diver­si­fiée ; on peut y inclure une cen­taine de mil­liers de tra­vailleurs employés légale­ment dans le secteur privé, env­i­ron 40 000 chez des paysans rich­es, entre 50 et 100 000 domes­tiques, femmes de ménage. La rigid­ité du sys­tème auto­ges­tion­naire ne per­met pas de sat­is­faire une demande de tra­vail mobile et cela a fait aug­menter très forte­ment le salaire à la journée ; les tra­vailleurs qui louent leurs bras de cette façon essaient de com­penser (de même que les émi­grés, 700 000 prin­ci­pale­ment en RFA) leur pri­va­tion de droits soci­aux-poli­tiques par un bien-être économique sou­vent sans suc­cès vu la pré­car­ité de leur situation.
  • Dans la classe ouvrière auto­ges­tion­naire égale­ment, les com­posantes sont bien dif­férentes. Il y a les sabo­teurs (fuser) qui dépassent les 300 000 ; de plus en plus il s’agit d’un agglomérat à part et homogène usant large­ment des con­gés mal­adie, du tra­vail privé à l’intérieur d’une organ­i­sa­tion sociale en détour­nant les out­ils de pro­duc­tion. Il s’y ajoute les 50 000 ouvri­ers qui se parta­gent entre l’usine et leur lopin de terre : ils ne peu­vent utilis­er les règles du jeu auto­ges­tion­naire en rai­son de leur inadéqua­tion cul­turelle et leurs préoc­cu­pa­tions se con­cen­trent logique­ment sur l’économique. Enfin, il y a la classe ouvrière auto­ges­tion­naire au sens étroit : 3 mil­lions de tra­vailleurs qual­i­fiés, haute­ment qual­i­fiés, tech­ni­ciens, ingénieurs : leur pro­gres­sion dans l’échelle sociale passe par le sys­tème des délégués, autant dire qu’ils s’investissent large­ment dans l’autogestion et ceci d’autant plus que leur cap­i­tal intel­lectuel est élevé.
  • Les fonc­tion­naires (près de 600 000) se divisent en : admin­is­trat­ifs dans la pro­duc­tion qui ont un revenu com­pa­ra­ble à celui des ouvri­ers se trou­vant dans la même organ­i­sa­tion parce que dépen­dant des résul­tats de celle-ci et employés du ter­ti­aire qui ont, eux, un salaire non seule­ment garan­ti et fixe mais supérieur en valeur, les plus avan­tagés étant ceux exerçant dans la sphère poli­tique. La dilu­tion du pou­voir, le redou­ble­ment des règles aboutis­sent sou­vent à ce qu’un rond-de-cuir se trou­ve en posi­tion d’utiliser une insti­tu­tion comme sa pro­priété privée. De ce point de vue cette dernière caté­gorie est aus­si la mieux placée.
  • Enfin, orig­ine de toutes les autres : la classe paysanne qui se meurt par le change­ment de la struc­ture de l’habitat, l’exode rur­al mas­sif de la généra­tion dernière (puisque l’industrialisation, c’est l’après 2e guerre mon­di­ale). Celui-ci con­tin­ue étant don­né qu’en 1976, par exem­ple, le niveau de revenu moyen d’un tra­vailleur paysan était inférieur de 70 % à celui d’un tra­vailleur non paysan.

Il faut men­tion­ner à côté le socio-cul­turel : rock, jazz, théâtre, lit­téra­ture, arts plas­tiques… Si les gens qui en vivent ne sont pas très nom­breux (autour de 50 000), c’est un pôle d’attraction pour la par­tie de la jeunesse en révolte, étu­di­ante et/ou désœu­vrée. Comme rien ne peut se faire sans l’appartenance à une organ­i­sa­tion le ras-le-bol devant ce sys­tème englobant et l’impuissance provo­quent une dépoli­ti­sa­tion mas­sive réponse à la poli­ti­sa­tion for­cée. De plus les con­traintes matérielles lim­i­tent cru­elle­ment la pos­si­bil­ité d’une vie dif­férente de celle réglée par les normes dom­i­nantes : pas d’accession au loge­ment sans 5 ans de tra­vail dans la même insti­tu­tion, etc. Cela entre­tient une dépen­dance vis-à-vis de la famille en par­ti­c­uli­er (qui par­fois verse dans une abdi­ca­tion mor­tifère) et l’isolement pousse à se réu­nir dans des « lieux-nids » où à défaut de faire quelque chose puisque cha­cun se sent blo­qué dans ses aspi­ra­tions on se con­forte en étant ensem­ble, espaces pré­caires sus­cep­ti­bles de fer­me­ture sous le moin­dre pré­texte policier. 

Peut-être cette typolo­gie1Emprun­tée large­ment à « Pitan­ja », revue de Zagreb, dont l’autorisation de tirage est très lim­itée. On aura remar­qué que ces don­nées, con­cer­nant la pop­u­la­tion active, oublient la police et l’armée, impos­si­ble à chiffr­er, secret d’État., aus­si rapi­de soit-elle, per­met d’entrevoir les oppo­si­tions qui se jouent sous le voile de l’autogestion.

— O —

Le sys­tème yougoslave conçu pour être un sys­tème tech­nocra­tique d’autogestion est en train de per­dre le fonc­tion­nal­isme qui est sa rai­son d’être. Cette ten­dance cherche à être enrayée par un moment de réac­ti­va­tion idéologique et de prag­ma­tisme poli­tique paradoxal. 

En effet, les principes éthico-idéologiques con­sti­tu­ant en par­tie des règles réelles, en par­tie des oblig­a­tions morales des normes sociales, ne s’étendent pas uni­for­mé­ment à toutes les caté­gories de citoyens. Les gou­ver­nants qui conçoivent, impulsent, édictent ces principes n’y sont pas astreints. Comme les postes stratégiques de déci­sion poli­tique ont été attribués il y a quelques années, que le pou­voir est très con­cen­tré entre peu de mains par le cumul des fonc­tions, la rota­tion entre les mêmes cadres au détri­ment du renou­velle­ment cette classe s’autonomise. Ces deux traits com­plé­men­taires con­courent à accentuer la non prise en compte et la non com­préhen­sion des prob­lèmes par cette classe. Con­fron­tée aux dif­fi­cultés économiques actuelle­ment exis­tantes, elle s’oriente vers l’empirisme et le coup par coup faisant appa­raître une con­tra­dic­tion entre l’option social­iste, à laque­lle adhère la grande majorité de la pop­u­la­tion et les mesures pour la réalis­er qui s’en éloignent. Toute insti­tu­tion éta­tique mais aus­si toute organ­i­sa­tion même si elle béné­fi­cie de l’indépendance ce qui est le cas des unités de pro­duc­tion, repro­duit les méth­odes en vigueur au sein de la direc­tion du par­ti. C’est donc la source de nom­breuses trans­gres­sions dans la ges­tion bien que la nom­i­na­tion à un poste de man­ag­er passe par un cer­ti­fi­cat de pro­bité morale et poli­tique (MPP/ moral­na-pol­i­tic­ka pobodnost).

Par­ti­c­ulière­ment depuis trois ans, l’affirmation répéti­tive des principes en quan­tité et en qual­ité avec le recours à une ter­mi­nolo­gie orig­i­nale masque la lec­ture du réel par l’abondance des dis­po­si­tions qui can­ton­nent trop sou­vent la dis­cus­sion à un niveau com­plexe mais formel. Il est néces­saire d’en pass­er par un décodage sys­té­ma­tique pour déter­min­er des cen­tres effec­tifs de pou­voir et de se servir de la pra­tique comme analy­seur du dis­cours. On se con­tente ici de pos­er quelques jalons dans cette direction.

Centres de pouvoir

A. Le système bancaire

Ce phénomène est bien con­nu puisque l’indépendance de ce secteur était déjà dénon­cée par le mou­ve­ment de mai 1968. Depuis la loi de 1965 les ban­ques déci­dent de manière autonome selon « la logique des affaires » du finance­ment des entre­pris­es que ce soit investisse­ment ou tré­sorerie. Il s’agit d’une posi­tion de con­trôle de l’économie ren­for­cée par le manque chronique de liquidités.

B. Les communautés autogestionnaires d’intérêt

Plus que sur les organ­i­sa­tions de base du tra­vail asso­cié les proces­sus de déci­sion sont main­tenant fondés sur les com­mu­nautés auto­ges­tion­naires d’intérêt (SIZ : Samouprav­na Interes­na Zajed­ni­ca) créées en 1971 par amende­ments à la con­sti­tu­tion et en pra­tique depuis 1974.

Ce sont des organes de con­sul­ta­tion réu­nis­sant les tra­vailleurs d’un équipement social (de sport, de cul­ture, de san­té…) avec les délégués des entre­pris­es et des com­mu­nautés socio-poli­tiques qui assurent son finance­ment. Dans ces SIZ s’effectuent donc les choix d’affectation des ressources et c’est là que se con­stru­it la poli­tique sociale. Elles sont extrême­ment nom­breuses car spé­cial­isées suiv­ant les sujets, le recours aux accords soci­aux se faisant pour des pro­jets plus ambitieux qui récla­ment une coor­di­na­tion entre unités de tra­vail, SIZ, syn­di­cats, organ­i­sa­tions socio-politiques.

Out­re la présence de représen­tants directs des organ­i­sa­tions socio-poli­tiques, l’éligibilité à une SIZ passe par le cer­ti­fi­cat de moral­ité men­tion­né ci-dessus. Par­mi les tra­vailleurs devenant délégués les réac­tions parais­sent osciller entre un dés­in­térêt débouchant sur l’absentéisme quand ce tra­vail non rémunéré est conçu comme oblig­a­tion sup­plé­men­taire ou à l’inverse l’adoption d’un con­formisme mil­i­tant quand cet accès est inter­prété comme l’entrée dans le poli­tique, domaine où le con­formisme est le garant de l’avancement donc du change­ment de statut social.

En ce qui con­cerne les unités ter­ri­to­ri­ales, l’autogestion ne leur accorde pas la même lat­i­tude qu’aux unités de pro­duc­tion : elles ne pos­sè­dent pas de fonds pro­pres. Cela a une impor­tance lim­itée dans le cas des organ­i­sa­tions de quarti­er (MZ : Mes­na Zajed­nid­ca) qui se con­tentent de régler les prob­lèmes courants comme l’attribution des loge­ments mais cela prête plus à con­séquence pour les vil­lages (allant jusqu’à vingt mille habi­tants) qui se soumet­tent aux règles de dis­tri­b­u­tion décidées au niveau de la commune.

Aspect de la réalité des rapports sociaux

Seuls sont abor­dés quelques exem­ples que l’on pense symp­to­ma­tiques par leur logique sous-jacente, les intérêts en jeu et leurs conséquences.

A. La réforme scolaire

Com­mencée il y a qua­tre ans et mise gradu­elle­ment en place en Croat­ie2L’abrogation de « gim­naz­i­ja » fut l’évènement le plus impor­tant de l’année 1978 selon le min­istre de la Cul­ture, réponse à une ques­tion du mag­a­zine Oko, jan­vi­er 1979., elle est main­tenant adop­tée dans l’ensemble de la Yougoslavie. Elle rem­place l’enseignement général tra­di­tion­nel du sec­ondaire (Gim­naz­i­ja) par la créa­tion de fil­ières très spé­cial­isées. Une fois pro­mul­guée, elle a déclenché de nom­breuses protes­ta­tions aboutis­sant pra­tique­ment à une cam­pagne de presse, ce qui est dou­ble­ment intéres­sant d’abord parce que c’est rare et ensuite parce que cela n’a été suivi d’aucun effet cor­recteur con­cer­nant cette déci­sion, à l’évidence impop­u­laire. Là encore une phraséolo­gie révo­lu­tion­naire a été util­isée pour déplac­er l’accent de la réforme elle-même sur la sit­u­a­tion de l’école telle qu’elle était précédem­ment, la désig­nant comme héritage bour­geois dans la société nou­velle. Mais l’intention de base de la réforme est de faire coïn­cider l’éducation-formation avec les besoins de la pro­duc­tion par l’intermédiaire des intérêts auto­ges­tion­naires (lire SIZ). Cette con­nex­ion non directe mais médi­atisée par les SIZ vise à fournir de manière volon­tariste des cadres et surtout des tra­vailleurs manuels — qui com­men­cent à être glob­ale­ment défici­taires — en nom­bre suff­isant par rap­port au marché du tra­vail. Toute­fois per­son­ne ne sait ce qu’il advien­dra de la main d’œuvre employée dans des secteurs dont le suc­cès économique serait remis en cause, la spé­cial­i­sa­tion très poussée et pré­coce (plus de deux mille pro­fes­sions recen­sées) empêchent une recon­ver­sion facile. 

Dès la deux­ième année du sec­ondaire, les élèves subis­sent une grande pres­sion pour le choix de cer­tains pro­fils, seuls sont en mesure de choisir ceux ayant obtenu les meilleurs résul­tats puisque des quo­tas de répar­ti­tion entre les dif­férentes options doivent être respec­tés. Unique com­pen­sa­tion, des avan­tages inci­tat­ifs sont par­fois con­sen­tis pour des pro­fes­sions très peu prisées : en Istrie, pour les garçons de café, les années d’étude comptent pour l’ancienneté, plus des bours­es, les livres gra­tu­its et les débouchés assurés…

La non-con­sul­ta­tion des souhaits des pre­miers con­cernés est le plus gros prob­lème, y con­tribue égale­ment l’obligation d’aller dans l’école de son quarti­er ou de sa com­mune. À quarti­er ouvri­er école tech­nique, à quarti­er rési­den­tiel fil­ières économiques ou diplo­ma­tiques, la repro­duc­tion des class­es est ain­si assurée par le sim­ple principe territorial.

B. Organisation ouvrière

La nature des rela­tions entre groupes détenant le pou­voir, instru­ments de réal­i­sa­tion de ce pou­voir et les assu­jet­tis à ce pou­voir transparaît dans le fonc­tion­nement du syn­di­cat unitaire.

L’appartenance volon­taire au syn­di­cat est automa­tique­ment enreg­istrée par la coti­sa­tion. Il fait office de coopéra­tive et n’est jamais par­tie prenante d’un mou­ve­ment reven­di­catif, d’ailleurs il n’y a pas en son sein de con­sul­ta­tion au niveau de la branche ni entre tra­vailleurs affec­tés au même procès de pro­duc­tion, il est struc­turé comme toute autre insti­tu­tion en éch­e­lons de fab­rique, com­mune, république.

Pour­tant de nom­breuses grèves spon­tanées (appelées pudique­ment arrêts de tra­vail) écla­tent dans les cen­tres urbains là où la com­bat­iv­ité est la plus forte, dans d’autres endroits le statut majori­taire d’ouvriers-paysans s’avère être un frein. Ces grèves sont très effi­caces, en moyenne 15 % d’augmentation immé­di­ate de salaire. Cette aug­men­ta­tion est due au sen­ti­ment petit-bour­geois de « honte de la grève » présent dans l’encadrement et spé­ciale­ment au sys­tème réel de respon­s­abil­ité partagée par les man­agers. Le traite­ment de la grève est celui d’une trans­gres­sion dis­ci­plinaire. La puni­tion du directeur est la con­trepar­tie de sa cul­pa­bil­ité en tant que mem­bre du par­ti et en tant que ges­tion­naire. Pour qu’il l’évite l’action doit être désamor­cée le plus tôt pos­si­ble avant que les autorités supérieures n’en pren­nent ombrage.

Une com­mis­sion dis­ci­plinaire inter­roge les ouvri­ers dans le cas des grèves les plus impor­tantes (500 à 5 000 par­tic­i­pants). Elle est com­posée de fonc­tion­naires du par­ti, de mem­bres du syn­di­cat et de policiers en civ­il et axe son inves­ti­ga­tion sur l’inévitable recherche des meneurs, pour ensuite les isol­er en les déplaçant.

Le sys­tème auto­ges­tion­naire con­tribue à l’atomisation de la classe ouvrière. De plus le recours général­isé aux rela­tions famil­iales aux con­nais­sances per­son­nelles pour trou­ver un tra­vail, béné­fici­er d’avantages non seule­ment ren­force les iné­gal­ités mais aus­si dimin­ue les chances d’organisation col­lec­tive au prof­it de recherch­es d’échappatoires indi­vidu­els. Il faut donc une insat­is­fac­tion lourde et partagée, fac­teur de cohé­sion, pour qu’éclosent les grèves.

C. L’information

On est frap­pé par l’apparente lib­erté des jour­naux à la lec­ture des titres, impres­sion qui se mod­i­fie quand on abor­de le con­tenu des arti­cles : la dénon­ci­a­tion des erreurs passées pour la glo­ri­fi­ca­tion du présent y est trop répan­due quand la dimen­sion anec­do­tique n’y est pas priv­ilégiée. Pas de cen­sure pour­tant excep­té à la télévi­sion où les pres­sions sont plus directes vu son enjeu bien supérieur, l’étouffement (total pour les grèves) se réalise par l’auto-censure qu’accentue cette respon­s­abil­ité partagée encore présente dans les équipes de jour­nal­istes autour de la per­son­ne du rédac­teur en chef.

De même à l’égard des livres et revues, l’éventuelle cen­sure n’intervient qu’a pos­te­ri­ori (après la paru­tion les ouvrages sont retirés de la vente), en fait le con­trôle de l’édition par lim­i­ta­tion du tirage et fix­a­tion des prix est plus courant.

— O —

L’acquis incon­testable de la société yougoslave réside dans la démoc­ra­ti­sa­tion de la con­som­ma­tion mais cela se dou­ble d’une monop­o­li­sa­tion du pou­voir de déci­sion et d’un blocage par un encadrement moyen au com­porte­ment rigide, forte­ment bureaucratisé. 

Aucune allu­sion n’y est faite à la lutte des class­es en œuvre, au con­traire « dans une société auto­ges­tion­naire il n’y a pas de lutte des class­es à cause des rap­ports de pro­duc­tion dif­férents »3Cita­tion de Rado­ji­ca Savkovic in « Mark­si­ta Misao » (la pen­sée marx­iste) févri­er 79.. Ce sont des dif­férences sociales qui sont recon­nues et vues sous l’angle unique des dif­férences de revenus (pas des dif­férences d’accès au pouvoir).

Une poli­tique de pres­tige inter­na­tion­al très coû­teuse (après la réu­nion des pays non-alignés, l’organisation des jeux méditer­ranéens et la réu­nion du FMI4Impli­quant, ce n’est qu’un exem­ple, la con­struc­tion de l’hôtel inter­con­ti­nen­tal à Bel­grade dont la révéla­tion par­tielle du coût à provo­qué un scan­dale. ont été assurées en atten­dant les Jeux Olympiques) et assez habile pour s’avérer payante égale­ment à l’intérieur (comme en atteste la libéral­i­sa­tion du régime des passe­ports octroyée à l’issue des dis­cus­sions d’Helsinki où la Yougoslavie tenait à adopter une posi­tion à la pointe de la démoc­ra­tie, cette mesure est à l’évidence très pop­u­laire au sein de la jeunesse) se con­jugue avec une sys­té­ma­ti­sa­tion du con­trôle de masse qui, elle, passe com­plète­ment inaperçue. 

Le bal­ance­ment con­tin­uel entre la « néces­sité » de faire fonc­tion­ner avec plus d’efficacité les mécan­ismes de marché et la volon­té de main­tenir la cen­tral­i­sa­tion des leviers de com­mande au niveau de la direc­tion de la LCY est la rai­son prin­ci­pale du prag­ma­tisme poli­tique. Des solu­tions sont donc testées, par exem­ple au niveau d’une république, et si elles s’avèrent effi­caces pour réguler l’économie sans com­pro­met­tre l’équilibre entre les deux axes pri­or­i­taires elles sont alors général­isées. Le pas­sage à ce sec­ond stage de leur appli­ca­tion s’accompagne d’une forte pres­sion dans les médias et dans l’appareil du par­ti il s’agit d’insister sur les argu­ments idéologiques qui les légiti­ment a pos­te­ri­ori. Ce mécan­isme de jus­ti­fi­ca­tion des précé­dents a été claire­ment expliqué par Peter Brück­n­er5Peter Brück­n­er, con­férence d’avril 1979 au Cen­tre Cul­turel étu­di­ant sz Bel­grade. Il y dénonçait avec per­ti­nence des ten­dances aux­quelles son pays hôte n’échappe pas. sur l’exemple de l’état judi­ci­aire allemand.

Jusqu’en 1975 une oppo­si­tion de gauche se retrou­va dans la mou­vance du groupe « Prax­is » qui voulait assur­er une fonc­tion de cri­tique sociale en s’attaquant à la bureau­cratie, à l’inégalité au mod­èle occi­den­tal de la société de con­som­ma­tion, à la répres­sion cul­turelle. Depuis que le pou­voir a choisi de la réduire au silence il n’existe plus d’alternative organ­isée et plu­ral­iste à l’information offi­cielle ; devant le manque de per­spec­tives qu’offre le sys­tème des recherch­es d’identité se font jour sur d’autres plans. 

Main­tenant le courant nation­al­iste et le courant « auto­ges­tion­naire » seuls représen­tés sur la scène insti­tu­tion­nelle sont les deux vari­antes de l’autosatisfaction qui se ren­for­cent mutuelle­ment et se recon­nais­sent dans le même mot — idéo­gramme — NOTRE. Ain­si les prob­lèmes à l’ordre du jour, venus du som­met, sont traités à tour de rôle par toutes les instances auto­ges­tion­naires (d’où l’expression pop­u­laire de « bub­ble-gum » poli­tique), la référence à des prob­lèmes autres est alors dénon­cée comme preuve des col­lu­sions avec l’étranger.

Brz Broz


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