1. Liberté : ange et démon !
Liberté ! Le maître-mot, le mot rayonnant !
Sa résonance est prodigieuse car il éveille et exalte l’aspiration la plus puissante de l’individu : le plein épanouissement de l’être, condition du maximum de bonheur.
Aussi est-ce le plus galvaudé, le plus prostitué de tous les vocables de toutes les langues. « Lisez les professions de foi de tous les candidats, parcourez les programmes de tous les partis politiques, vous ne trouverez pas un manifeste qui ne revendique plus de liberté, pas un politicien qui ne se réclame de celle-ci. » Le mot flamboie dans les journaux, les revues, les livres de toutes tendances. Il est prodigué par les conservateurs les plus racornis, les dictateurs les plus féroces aussi bien que par les plus purs révolutionnaires. La liberté suscite les dévouements les plus admirables et sert d’excuse aux crimes les plus atroces. Elle engendre des héros et des monstres. Elle a tout le prestige d’une déesse et elle n’est qu’une garce qui, depuis les origines de l’histoire, a couché avec le pire comme avec le meilleur. Elle a même l’impudeur de s’étaler sur les portes des prisons et à l’entrée des bagnes. Depuis des millénaires, ses amants de cœur et ses maquereaux se la disputent pour la servir et surtout pour s’en servir. Pour elle, des flots de sang ont coulé dans des complots, des conspirations, des émeutes, des insurrections, des mouvements populaires, des guerres de tribu à tribu, de race à race, de nation à nation, de continent à continent. Ni persécutions, ni massacres n’ont réussi à extirper du cœur de l’homme son idolâtrie. Les poètes l’ont toujours chantée ; les malins ont toujours su la confisquer à leur profit en lançant les multitudes de naïfs à sa conquête. Quant aux philosophes, ils ont toujours eu un mal de chien à pénétrer dans son intimité.
2. Liberté intérieure : « le labyrinthe »
La formidable résonance du mot et son exploitation éhontée résultent du vague et de sa signification. Rien de moins clair que le concept de liberté. En des siècles de polémiques, on n’a pas réussi à s’entendre sur une définition précise et il n’est pas étonnant que, prêtant au terme des sens différents, psychologues, métaphysiciens et sociologues discutent et se disputent en vain. La principale cause de confusion réside dans le fait qu’on ne sépare pas, avec une netteté suffisante, deux domaines distincts : celui de la liberté interne et celui de la liberté externe.
La liberté interne, psychologique — c’est-à-dire la liberté de décision dans l’acte volontaire — consiste pour les uns dans l’absence de motifs (libre-arbitre, liberté d’indifférence), pour d’autres dans l’affranchissement de tout esclavage des instincts, des passions, dans la soumission au déterminisme absolu de la raison (liberté de perfection des stoïciens, de Leibnitz, de Spinoza); pour certains, l’acte libre est l’acte délibéré avec pleine conscience, l’agent moral se donnant sa propre règle de conduite et pesant mobiles et motifs (Kant); pour d’autres encore, la liberté est élan personnel ; l’acte libre est celui qui jaillit du plus profond de l’être, qui résulte, à un instant donné, de l’équilibre instable de tous les éléments subconscients et rationnels : la liberté est « le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit (Bergson). Parlant un langage différent avec le même mot, comment s’entendrait-on sur la réalité métaphysique de l’acte libre, sur la marge de liberté qui peut subsister entre le déterminisme d’en bas (hérédité, influences extérieures) et le déterminisme d’en haut (soumission à une règle de vie ou rébellion systématique contre toute règle) et surtout sur les conditions pratiques d’affranchissement intérieur de l’individu ? Tel est persuadé qu’il est d’autant plus libre qu’il subordonne davantage ses décisions à une croyance ou à un idéal. Tel autre est tout aussi convaincu qu’il n’y a point de liberté sans l’abandon total à toutes les fantaisies, à toutes les impulsions des instincts, des habitudes.
Eh bien ! puisqu’on ne peut se mettre d’accord sur le concept de liberté morale (qui reste « le labyrinthe », « la serrure rouillée » de la métaphysique), le plus sage est de se résigner à ces divergences comme aux divergences d’opinions religieuses. Que chacun conforme à sa croyance, sa conduite personnelle sans prétendre y plier la conduite des autres. Rien n’empêchera que, dans cette atmosphère de tolérance réciproque et générale, de la diversité ne puisse naître l’harmonie.
3. Liberté sociale illimitée : la jungle !
Le problème de la nature et des limites de la liberté extérieure, de la liberté d’exécution est socialement le plus grave, chaque solution théorique impliquant une formule particulière d’organisation de l’ensemble et ayant la répercussion la plus profonde sur le comportement de tous.
« L’homme qui ne fait pas ce qu’il veut, rien que ce qui lui plaît et tout ce qui lui convient n’est pas libre » disait Sébastien Faure, ce qui revient à reconnaître que la liberté totale est un mythe car aucun homme n’est un Dieu tout-puissant : la réalisation de certaines au moins de ses « volontés » se heurte à des obstacles insurmontables d’ordre physique ou à des volontés contraires et plus fortes de ses semblables. Le progrès scientifique et technique accroît le potentiel de libération à l’égard des forces naturelles hostiles de plus en plus domestiquées. Si le machinisme n’affranchit pas intérieurement, ses possibilités d’affranchissement sont indéniables dans le domaine de l’action. Ce que certains appellent « la liberté cosmique » est en progrès constant — la libération totale restant, bien entendu, inconcevable.
La libération sociale n’est pas en aussi bonne voie. Peut-on la concevoir totale et surtout la désirer telle ? La question est des plus importantes car elle met en cause les conclusions de certains théoriciens anarchistes — en même temps d’ailleurs que la philosophie de l’harmonie par le jeu spontané des énergies cosmiques. « L’affirmation intégrale du principe de liberté, voilà l’idéal » disait Sébastien Faure (La liberté : son aspect historique et social). Et voici, par contre, le principe d’Ardigó : « dans la liberté absolue, le respect des droits d’autrui naît, pour 1⁄10e du sens de l’équité, pour un autre 1⁄10e des sentiments altruistes et, pour le reste, de la conscience de l’équivalence des forces antagonistes. » Dans l’une de ses conférences sur les « Problèmes sociaux contemporains », A. Loria remarquait : « Si deux hommes ne sont pas de même force et que vous les laissiez libres, le plus robuste risque de prendre l’autre au collet et, s’il est anthropophage, de le manger ; s’il est planteur aux colonies, d’en faire son esclave ; s’il est capitaliste, de l’obliger à travailler pour lui, nuit et jour, en échange d’un maigre plat de lentilles. » Pessimisme qui n’est pas tellement exagéré puisque, en fait, les choses se sont passées et se passent ainsi. Et de l’avis même de Sébastien Faure. Écoutez-le : « Nomades à l’origine, les tribus se fixèrent. C’est alors, alors seulement que ces tribus vécurent en société — et c’est alors que l’Autorité fit son apparition dans la personne des chasseurs les plus adroits, des pêcheurs les plus heureux, —des vieillards les plus expérimentés et des guerriers les plus redoutables. Choisis pour la défense et la protection des plus faibles, les plus forts, devenus des chefs, ne tardèrent pas à devenir des despotes ; il forgèrent, peu à peu, des coutumes et des règles ayant pour but de légitimer leur domination et s’entourèrent graduellement d’un rempart de sanctions et de violences destinées à réprimer toute tentative de révolte ». C’est clair : l’Autorité est née spontanément dans un milieu social où les inégalités naturelles pouvaient jouer en toute liberté. L’Autorité est née de la liberté intégrale sans le correctif de l’égalité — Égalité d’abord, liberté ensuite mais l’égalité suppose une restriction de liberté.
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« La Richesse des Nations » d’Adam Smith est un hymne admirable à la liberté économique totale. Or, la suppression des entraves féodales à la production et à la circulation des richesses ont des conséquences terribles dans une société composée d’êtres économiquement inégaux : enfants de 4 ans enlevés aux parents, liés sur des chaises et contraints au travail par le fouet dans les manufactures des romantiques vallées du Derbyshire, Italie devenue le pays « où pleurent les mangeurs de polenta », capitalistes russes achetant, pour leurs ouvriers, des vivres pourris dans les magasins de l’État, commerçants de tous les pays pratiquant sur les denrées la falsification la plus meurtrière sous le couvert du « Laissez-faire, laissez-passer », voilà l’harmonie collective résultant de la proclamation de la pleine liberté quand les forces antagonistes sont en déséquilibre. Condition préalable de l’harmonie libertaire : l’équilibre des forces par l’égalité économique, c’est-à-dire par des bornes à la liberté.
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On pourrait objecter que l’Humanité évoluée n’a pas fait l’expérience de la liberté intégrale, qu’on s’est toujours arrêté à la conquête de libertés partielles et que l’Autorité, comme l’Hydre de Lerne renaît, plus dévorante, si l’on ne tranche pas, d’un coup, toutes les têtes, si l’on ne la détruit pas brutalement et entièrement sous ses trois formes : morale, politique, économique. Mais pourquoi suffirait-il de remettre l’homme seul en présence de l’homme seul pour que tout s’arrange dans l’équité ? Pourquoi le processus qui a fait surgir l’Autorité de la liberté ne jouerait-il pas de nouveau ? Pourquoi les inégalités physiques et intellectuelles qui ont brisé l’harmonie dans les anciens âges ne tendraient-elles pas au même résultat ? Il faut, pour escompter raisonnablement le contraire, une atténuation sensible des égoïsmes individuels qui, précisément, ont été exacerbés, durant des siècles, par une vie sociale ne permettant le triomphe ou même la survie qu’aux égoïstes les plus endurcis. Ou bien il faut que la technique ait déjà créé une surabondance telle — et dans tous les domaines — que les besoins puissent voir s’ouvrir devant eux l’horizon infini des satisfactions, que les aspirations puissent normalement, sans efforts exagérés, trouver dans « le grand Tout matériel, intellectuel et moral » les assouvissements désirables. Utopie actuellement car pour libérer les forces productives — créatrices de surabondance mais freinées par un statut social archaïque — une mutation radicale est indispensable et cette mutation ne peut donner la surabondance instantanément. Dans l’état présent des esprits et de la technique, le pire serait à craindre. Sans doute ce ne seraient plus les chasseurs ou les pêcheurs les plus adroits et les guerriers les plus forts qui pourraient s’attribuer les privilèges mais probablement les techniciens les plus habiles, les rhéteurs les plus éloquents et les moins scrupuleux. En supposant qu’une révolution établisse brusquement un régime de liberté sociale illimitée, pourquoi la techno-bureaucratie qui est en train de déposséder le capitalisme libéral pour s’installer à sa place, hésiterait-elle à profiter de sa science pour instaurer, en sa faveur, un nouveau régime autoritaire plus solide (parce que s’appuyant sur le monopole de fait des moyens techniques) et tout aussi dur que celui des sorciers ou des guerriers ou des marchands ou des industriels ou des banquiers ? L’autorité tendrait à renaître, comme par le passé, du libre jeu des forces inégales. Liberté mais dans l’égalité des conditions, c’est-à-dire liberté sociale restreinte — sinon, risques immenses de retour à l’Autorité.
Le principe de liberté sociale n’est que le principe camouflé du droit du plus fort. Il établit la loi de la jungle. On peut évidemment juger que cette loi est fatale et même bienfaisante. Elle a régi jusqu’ici les sociétés humaines et l’on risque fort de n’y rien changer en opposant a l’Autorité la liberté illimitée qui l’a engendrée et l’engendrerait probablement encore. Loin d’être révolutionnaire, le principe de liberté totale est le principe conservateur par excellence. Il permet la justification de tous les excès. Si l’on admet l’expansion sans mesure de chaque individu, on admet ipso facto tous les débordements de l’Autorité car l’Autorité n’est qu’un moyen d’expansion du « moi ». Au nom de la liberté intégrale, on ne saurait condamner l’esclavage car le maître ne fait qu’user de sa liberté intégrale pour opprimer l’esclave ; on ne saurait condamner le capitalisme car le capitaliste peut invoquer le principe de « sa » liberté intégrale pour user et abuser des choses et des hommes. Une classe, une caste quelconque peut excuser la domination, l’exploitation de la masse par le prétexte de la liberté intégrale, du droit pour chacun d’étendre au maximum ses possibilités d’action. Certes, les victimes peuvent, elles aussi, invoquer le même droit pour justifier leur révolte — mais, alors, c’est la force qui décide — la force dans son sens le plus général.
4. Liberté politique : une illusion !
Le résultat de ces luttes qui remplissent l’histoire, nous l’avons sous les yeux. « Ce conflit incessant, cette bataille permanente livrée par les individus, les nations et les races contre les éléments sociaux qui les réduisaient à la servitude » se sont traduits en définitive, après quelques victoires sans lendemain, par le renforcement des organismes, des règlements, des préjugés autoritaires. Oh ! en apparence, la masse est plus libre. L’esclavage puis le servage ont disparu — du moins juridiquement sous leur forme antique ou médiévale. Depuis 1789, les hommes « naissent » libres mais ils ne le « demeurent » pas. Et ce n’est pas parce que la Déclaration des Droits du 10 décembre 1948 porte 17 fois le mot de liberté que les libertés ont été multipliées par 17. On proclame solennellement des tas de libertés : de presse, de réunion, d’association qu’on s’empresse de violer par des lois d’exception ou de suspendre dans les circonstances graves. En somme, la diffusion des idées subversives est autorisée tant qu’elle ne présente pas de dangers. Les démocraties occidentales ont mis au point un système de gouvernement parlementaire qui fait de chaque citoyen à la fois son souverain et le souverain de tous. Merveilleux ! Quant aux démocraties populaires, elles ont perfectionné encore le système en substituant la règle de l’unanimité à celle de la majorité. Mais ce souverain dérisoire qu’est le citoyen oriental ou le citoyen occidental est à la merci de Staline ou des vrais souverains qui manœuvrent Truman. Comment croire aux progrès de la liberté quand s’étend, tous les jours, l’univers concentrationnaire et quand la vie de tous les hommes est à la merci de quelques insensés ! Si le combat pour la liberté intégrale est un leurre, le combat pour les libertés partielles s’est révélé tout aussi décevant. On a réussi à donner aux foules l’illusion de la liberté politique et le peuple remâche cette paille creuse pour laquelle les pavés des villes ont été arrosés de sang.
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Ce tour de prestidigitation a pu réussir grâce au vague du concept de liberté politique. Quelles sont, en effet, les limites que le contrat social peut imposer aux fantaisies individuelles ? Comment les déterminer ? Qui doit les tracer ?
Questions pouvant donner lieu à des discussions sans fin, se prêtant à l’insinuation habile de tous les sophismes, permettant aux bateleurs de tromper la masse des naïfs, de les ligoter savamment sous prétexte de garantir leurs droits. Le problème de la liberté politique est devenu « le labyrinthe » de la sociologie. Dans ce lacis inextricable, les malins n’ont pas eu trop de peine à égarer l’opinion, à lui faire accepter toutes les servitudes soi-disant libératrices : Nécessité d’une Autorité forte et impartiale fixant équitablement les droits de chacun et faisant respecter ces droits grâce à des juges intègres, à une police incorruptible et à des guillotines bien graissées. On s’est bien disputé sur les fondements de cette Autorité : Sainte-Ampoule ou Souveraineté populaire mais personne ne s’est enhardi jusqu’à mettre en doute son utilité et en lumière sa nocivité intrinsèque (l’État policier est, par essence, oppresseur et exploiteur). Personne — sauf une insignifiante minorité d’anarchistes qui ont fait le magistral procès de l’État et montré qu’une paisible vie collective est possible par le système des contrats révocables, par l’organisation fédéraliste de la gestion des services publics sans nul besoin d’organismes politiques spécialisés de commandement et de répression. Il est cependant indispensable d’établir, en même temps, l’équivalence totale des conditions car si l’on maintient des privilèges matériels, tout l’appareil de l’État politique doit fatalement rester debout ou se reconstituer pour codifier ces privilèges et les sauvegarder contre l’assaut éventuel des mécontents. L’inégalité implique l’État comme l’égalité rend l’État parasitaire. L’égalité économique est la condition nécessaire et suffisante de la libération politique.
5. Liberté du pauvre : chimère !
Si la liberté résidait dans la suppression de tout frein social à « la volonté de puissance » de chacun, le jeu de ces volontés aboutirait immanquablement, nous l’avons montré, à asservir les volontés les plus faibles aux plus fortes : réalisation de la libération maximum des uns aux dépens des autres grâce surtout à la fortune garantie par la puissance de l’État. C’est le cas des Sociétés actuelles. Quelles que soient les apparences politiques et juridiques, l’inégalité des conditions signifie l’oppression du pauvre par le riche.
Misère égale servitude. Pour le pauvre, la liberté individuelle est étroitement bornée par la nécessité inéluctable du travail quotidien jusqu’aux extrêmes limites de la vieillesse. Malgré l’émancipation théorique, le prolétaire demeure rivé à l’emploi tout autant que l’esclave — et encore l’esclave avait-il la sécurité de l’emploi ! En régime capitaliste (il s’agit du capitalisme d’État aussi bien que du capitalisme privé), le travailleur est une machine fournissant un certain rendement et exigeant, en retour, certains frais d’entretien. Simple rouage de la production, il n’a guère plus de liberté que le reste de l’outillage et il est encore moins ménagé parce qu’il ne comporte pas de frais d’amortissement. Grâce à l’action syndicale, il est, aujourd’hui, plus libre de débattre les clauses de ses contrats de travail — mais seulement dans l’étroite marge que laissent les codes — protecteurs d’une « honnête » exploitation patronale — et avec des moyens que l’adversaire peut aisément surclasser dans le cadre de la légalité.
Hors du champ, de l’atelier, du bureau, le prolétaire est juridiquement aussi libre que le capitaliste. « Les hommes demeurent égaux en droit » — du moins les Blancs, l’émancipation de principe ne s’étendant pas partout aux hommes de couleur. Le Blanc, même misérable, peut donc voyager en sleeping ou dans les premières des transats. Aucun règlement le concernant en particulier ne lui défend de faire un « gueuleton » dans un restaurant ultra-chic ou de passer une saison dans les plus luxueux des palaces ; il peut se distraire, s’instruire. Pour que ces virtualités se transforment en réalités, il suffit que le miséreux devienne riche par l’épargne et par un travail « honnête » et acharné.
N’insistons pas sur la liberté de pensée qui concerne la liberté intérieure. Remarquons seulement que, pour penser, il faut des matériaux. Or, contraint d’aider très tôt à la subsistance de sa famille, le gosse du pauvre ne peut meubler son cerveau qu’en surmontant les plus grandes difficultés. Sa liberté est bornée par l’insuffisance de sa culture. On lui reconnaît toutefois la liberté d’expression de ses opinions religieuses et politiques. C’est beaucoup en apparence ; c’est bien peu en fait sans l’indépendance économique. Histoire du loup et du chien : la servitude rançon de la pâtée. Rares sont ceux qui préfèrent la liberté dans la misère à la honte du cou pelé. Le 10 juillet 1793, malgré l’euphorie de la récente libération politique, Marat écrivait.: « Admettons que tous les hommes connaissent et chérissent la liberté ; le plus grand nombre est forcé d’y renoncer pour avoir du pain ; avant de songer à être libre, il faut songer à vivre. » On se résigne au silence des convictions intimes pourvu que des avantages matériels compensent ce suicide moral, Qui dépend des autres pour les nécessités vitales ne peut pas s’affirmer pleinement lui-même et c’est précisément en cette affirmation que consiste la liberté extérieure. Au surplus, on ne peut efficacement propager une idée sans moyens matériels et le pauvre ne dispose ni de la presse, ni de la radio, ni du ciné, ni de l’école. « Essayez, constate J. Duboin, de faire paraître ailleurs que dans une feuille confidentielle ce qui déplaît aux puissances d’argent… Vous serez servi… La liberté d’écrire n’existe que pour les gros capitaux. » Sans compter que, lorsque la propagande risque de compromettre les privilèges des riches, la loi sait imposer silence aux bavards. C’est ainsi que la liberté d’expression de la pensée, acquise en Europe Occidentale à l’égard des religions ne l’est point pour ce qui a trait à la patrie, l’armée, le principe d’autorité, « le lapinisme » — toutes choses sacro-saintes protégées par des lois scélérates appelées par euphémisme « lois d’exception ». Mais, même non mutilées par les censures, ces libertés de parole et de presse — dont des Démocraties sont si fières et dont la conquête a exigé un siècle d’efforts et de luttes parfois sanglantes — restent de fallacieux mirages pour « les clochards » dont la faible voix est couverte par la clameur abrutissante des haut-parleurs débitant sans trêve leurs slogans et dont les maigres revues et journaux, agonisants dès la naissance, sont noyés sous les montagnes de papier déversées chaque jour sur les foules par les grandes rotatives de « la presse inspirée ». La liberté d’expression sans argent est un quasi-néant. En juin 1945, les cardinaux et archevêques français déclaraient : « Une liberté qui n’a pas les moyens de s’exprimer est un leurre. » Le fait que les cardinaux et archevêques l’aient dit n’empêche pas que ce soit la plus éclatante des vérités.
En contraste avec les libertés illusoires du pauvre, libertés bien tangibles et démesurées du riche. L’argent permet de se soustraire à l’obligation du travail et d’effectuer un prélèvement substantiel sur le travail des autres, de façonner l’opinion, de tenir à sa merci, par la corruption ou par la peur, ceux qui rédigent les lois et ceux qui les font appliquer, de peser — directement ou indirectement — sur la vie matérielle et morale de tous. En plus de ses libertés, le riche a la liberté de piétiner à sa guise les libertés d’autrui. « C’est cette liberté du riche qui est la cause de la destruction du blé, du café, de la vigne dans les pays producteurs alors que les peuples sont sous-alimentés… C’est elle qui dégrade l’homme dans le miséreux et le ravale au rang d’instrument… C’est la liberté pour l’automobiliste d’écraser le piéton… Des libertés, quel est le seul profiteur ? Le riche qui est souvent le malhonnête affairiste et le pourrisseur des consciences. Quelle est la victime ? Le pauvre dont la liberté n’est qu’une plaisante fumisterie, qui est libre dans les limites de son étroite cage. Au même titre que le puissant est libre d’opprimer le faible et le privilégié libre de conserver ses privilèges. » Ces citations sont tirées du programme de la Milice (5 juin 1943) et des commentaires de Bénac et de Kœnig dans le Franciste. Le fait que de « sales collaborateurs » l’aient dit — et non des « libérateurs » — n’empêche nullement (comme dans le cas des cardinaux et archevêques) que ce soient d’éclatantes vérités.
Servitude des prolétaires, licence des fortunés telle est la réalité. La liberté pour tous est un mythe ; sa conquête est une duperie en régime d’inégalité ; il y a des libertés proportionnelles aux contenus des portefeuilles.
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La libération générale ne peut se faire — comme le croient, de bonne foi, les naïfs de tous les partis réformistes et même révolutionnaires— en rognant, par la loi sur la toute-puissance des riches puisque c’est précisément cette toute-puissance qui, pratiquement, permet et permettra toujours aux riches de faire la loi. Cette libération ne peut donc consister qu’en l’égalisation des libertés par l’égalisation des portefeuilles, par la répartition équitable sur tous des obligations imposées par la vie sociale. La distribution la plus égalitaire possible des moyens d’achat garantirait à chacun le maximum d’indépendance compatible avec l’indépendance des voisins. Une petite minorité se sentirait moins libre mais l’immense majorité se trouverait allégée, au contraire, moins écrasée par des charges pesant sur tous les membres de la communauté. Poids bien léger étant donné les virtualités présentes et prochaines d’un développement technique désormais non freiné par le souci dominant du profit individuel… L’équivalence des conditions ouvrirait largement la voie à l’utilisation intensive des découvertes accroissant la liberté de l’homme par sa maîtrise des forces naturelles, en même temps qu’elle supprimerait l’emprise économique de l’homme sur l’homme, le chantage permanent du possédant sur le non possédant et qu’elle éliminerait le dilemme inexorable : la panse pleine et le collier ou bien un semblant d’indépendance avec la panse vide.
6. Vers la liberté de tous par l’égalité
Les combats pour la liberté se sont livrés et se livrent dans les ténèbres. On s’est battu et on se bat sans que soient clairement définis les objectifs que l’on vise derrière ce mot de lumière, et il n’est pas étonnant que, même après les plus décisives victoires, on n’étreigne que le néant ou, pire, que l’on se trouve plus enchaîné qu’auparavant. Les interprétations contradictoires du concept de liberté expliquent les errements de l’Humanité à la recherche passionnée de ce qu’elle croit être un « absolu objectif » et qui n’a qu’une existence subjective, qui n’est que le puissant désir de chaque homme de se modeler et de modeler l’univers à son gré. Désir qui restera toujours insatisfait car l’homme ne peut pas être davantage souverain absolu de son monde intérieur que du monde extérieur. Il peut, toutefois, élargir de plus en plus sa souveraineté — et ses victoires, quoique partielles, sont la source de grandes joies. Malheureusement sur le plan social, ces triomphes et ces joies des uns impliquent les défaites et les douleurs des autres. On peut en prendre son parti, faire de l’égoïste expansion de chaque moi l’idéal et de la liberté sociale illimitée le principe suprême. C’est logique à condition de ne pas s’indigner des excès éventuels de la vie de la jungle.
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La plupart de ceux qui ont lutté et qui luttent pour la liberté, ceux qui sont morts ou qui sont prêts à mourir pour elle la conçoivent autrement. Il s’agit, dans leur esprit, de liberté pour tous, de liberté dans la justice, de liberté limitée par la justice. Liberté sociale est alors synonyme de possibilités d’égale expansion des « moi », c’est-à-dire d’égalité. Liberté pratique égale pour tous, cela veut dire égalité sociale. Cette liberté résulterait automatiquement de l’équivalence des conditions de même que de l’inégalité économique découle automatiquement la servitude des uns, rançon de la licence des autres.
Plus tard, bientôt sans doute, l’abondance doit normalement permettre la réalisation de types de société qui pourront prendre pour devise le « Fais ce que veux » de l’Abbaye de Thélème et le mot « Égalité » disparaîtra, sans inconvénients, du vocabulaire. Pour l’instant, nous ne pouvons que préparer l’avènement de ces futures sociétés par une organisation équitable, garantissant à tous les mêmes libertés et assez souple pour que chaque progrès de la technique, chaque progrès dans les consciences donne lieu au relâchement des quelques disciplines sociales qui pourraient, au début, s’avérer nécessaires. Une telle société, provisoirement égalitaire mais anarchiste dans ses fins ne peut être que libertaire et fédéraliste dans ses méthodes d’organisation. (Voir schéma proposé : n° 13 de Défense de l’Homme.)
« Liberté ! Égalité ! Deux belles cavales — disait Romain Rolland — mais elles ne s’entendent pas toujours. » Elles tirent à hue et à dia les esprits et les cœurs. Le fédéralisme égalitaire peut parfaitement les réconcilier en attendant que l’égalité sociale devienne inutile et que la cavale Liberté puisse — seule et sans trop de dangers — traîner le char de l’Humanité vers des destins merveilleux.
Lyg