La Presse Anarchiste

Liberté et égalité

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1. Liberté : ange et démon !

Liber­té ! Le maître-mot, le mot rayonnant !

Sa réso­nance est pro­di­gieuse car il éveille et exalte l’as­pi­ra­tion la plus puis­sante de l’in­di­vi­du : le plein épa­nouis­se­ment de l’être, condi­tion du maxi­mum de bonheur.

Aus­si est-ce le plus gal­vau­dé, le plus pros­ti­tué de tous les vocables de toutes les langues. « Lisez les pro­fes­sions de foi de tous les can­di­dats, par­cou­rez les pro­grammes de tous les par­tis poli­tiques, vous ne trou­ve­rez pas un mani­feste qui ne reven­dique plus de liber­té, pas un poli­ti­cien qui ne se réclame de celle-ci. » Le mot flam­boie dans les jour­naux, les revues, les livres de toutes ten­dances. Il est pro­di­gué par les conser­va­teurs les plus racor­nis, les dic­ta­teurs les plus féroces aus­si bien que par les plus purs révo­lu­tion­naires. La liber­té sus­cite les dévoue­ments les plus admi­rables et sert d’ex­cuse aux crimes les plus atroces. Elle engendre des héros et des monstres. Elle a tout le pres­tige d’une déesse et elle n’est qu’une garce qui, depuis les ori­gines de l’his­toire, a cou­ché avec le pire comme avec le meilleur. Elle a même l’im­pu­deur de s’é­ta­ler sur les portes des pri­sons et à l’en­trée des bagnes. Depuis des mil­lé­naires, ses amants de cœur et ses maque­reaux se la dis­putent pour la ser­vir et sur­tout pour s’en ser­vir. Pour elle, des flots de sang ont cou­lé dans des com­plots, des conspi­ra­tions, des émeutes, des insur­rec­tions, des mou­ve­ments popu­laires, des guerres de tri­bu à tri­bu, de race à race, de nation à nation, de conti­nent à conti­nent. Ni per­sé­cu­tions, ni mas­sacres n’ont réus­si à extir­per du cœur de l’homme son ido­lâ­trie. Les poètes l’ont tou­jours chan­tée ; les malins ont tou­jours su la confis­quer à leur pro­fit en lan­çant les mul­ti­tudes de naïfs à sa conquête. Quant aux phi­lo­sophes, ils ont tou­jours eu un mal de chien à péné­trer dans son intimité.

2. Liberté intérieure : « le labyrinthe »

La for­mi­dable réso­nance du mot et son exploi­ta­tion éhon­tée résultent du vague et de sa signi­fi­ca­tion. Rien de moins clair que le concept de liber­té. En des siècles de polé­miques, on n’a pas réus­si à s’en­tendre sur une défi­ni­tion pré­cise et il n’est pas éton­nant que, prê­tant au terme des sens dif­fé­rents, psy­cho­logues, méta­phy­si­ciens et socio­logues dis­cutent et se dis­putent en vain. La prin­ci­pale cause de confu­sion réside dans le fait qu’on ne sépare pas, avec une net­te­té suf­fi­sante, deux domaines dis­tincts : celui de la liber­té interne et celui de la liber­té externe.

La liber­té interne, psy­cho­lo­gique — c’est-à-dire la liber­té de déci­sion dans l’acte volon­taire — consiste pour les uns dans l’ab­sence de motifs (libre-arbitre, liber­té d’in­dif­fé­rence), pour d’autres dans l’af­fran­chis­se­ment de tout escla­vage des ins­tincts, des pas­sions, dans la sou­mis­sion au déter­mi­nisme abso­lu de la rai­son (liber­té de per­fec­tion des stoï­ciens, de Leib­nitz, de Spi­no­za); pour cer­tains, l’acte libre est l’acte déli­bé­ré avec pleine conscience, l’agent moral se don­nant sa propre règle de conduite et pesant mobiles et motifs (Kant); pour d’autres encore, la liber­té est élan per­son­nel ; l’acte libre est celui qui jaillit du plus pro­fond de l’être, qui résulte, à un ins­tant don­né, de l’é­qui­libre instable de tous les élé­ments sub­cons­cients et ration­nels : la liber­té est « le rap­port du moi concret à l’acte qu’il accom­plit  (Berg­son). Par­lant un lan­gage dif­fé­rent avec le même mot, com­ment s’en­ten­drait-on sur la réa­li­té méta­phy­sique de l’acte libre, sur la marge de liber­té qui peut sub­sis­ter entre le déter­mi­nisme d’en bas (héré­di­té, influences exté­rieures) et le déter­mi­nisme d’en haut (sou­mis­sion à une règle de vie ou rébel­lion sys­té­ma­tique contre toute règle) et sur­tout sur les condi­tions pra­tiques d’af­fran­chis­se­ment inté­rieur de l’in­di­vi­du ? Tel est per­sua­dé qu’il est d’au­tant plus libre qu’il subor­donne davan­tage ses déci­sions à une croyance ou à un idéal. Tel autre est tout aus­si convain­cu qu’il n’y a point de liber­té sans l’a­ban­don total à toutes les fan­tai­sies, à toutes les impul­sions des ins­tincts, des habitudes.

Eh bien ! puis­qu’on ne peut se mettre d’ac­cord sur le concept de liber­té morale (qui reste « le laby­rinthe », « la ser­rure rouillée » de la méta­phy­sique), le plus sage est de se rési­gner à ces diver­gences comme aux diver­gences d’o­pi­nions reli­gieuses. Que cha­cun conforme à sa croyance, sa conduite per­son­nelle sans pré­tendre y plier la conduite des autres. Rien n’empêchera que, dans cette atmo­sphère de tolé­rance réci­proque et géné­rale, de la diver­si­té ne puisse naître l’harmonie.

3. Liber­té sociale illi­mi­tée : la jungle !

Le pro­blème de la nature et des limites de la liber­té exté­rieure, de la liber­té d’exé­cu­tion est socia­le­ment le plus grave, chaque solu­tion théo­rique impli­quant une for­mule par­ti­cu­lière d’or­ga­ni­sa­tion de l’en­semble et ayant la réper­cus­sion la plus pro­fonde sur le com­por­te­ment de tous.

« L’homme qui ne fait pas ce qu’il veut, rien que ce qui lui plaît et tout ce qui lui convient n’est pas libre » disait Sébas­tien Faure, ce qui revient à recon­naître que la liber­té totale est un mythe car aucun homme n’est un Dieu tout-puis­sant : la réa­li­sa­tion de cer­taines au moins de ses « volon­tés » se heurte à des obs­tacles insur­mon­tables d’ordre phy­sique ou à des volon­tés contraires et plus fortes de ses sem­blables. Le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique accroît le poten­tiel de libé­ra­tion à l’é­gard des forces natu­relles hos­tiles de plus en plus domes­ti­quées. Si le machi­nisme n’af­fran­chit pas inté­rieu­re­ment, ses pos­si­bi­li­tés d’af­fran­chis­se­ment sont indé­niables dans le domaine de l’ac­tion. Ce que cer­tains appellent « la liber­té cos­mique » est en pro­grès constant — la libé­ra­tion totale res­tant, bien enten­du, inconcevable.

La libé­ra­tion sociale n’est pas en aus­si bonne voie. Peut-on la conce­voir totale et sur­tout la dési­rer telle ? La ques­tion est des plus impor­tantes car elle met en cause les conclu­sions de cer­tains théo­ri­ciens anar­chistes — en même temps d’ailleurs que la phi­lo­so­phie de l’har­mo­nie par le jeu spon­ta­né des éner­gies cos­miques. « L’af­fir­ma­tion inté­grale du prin­cipe de liber­té, voi­là l’i­déal » disait Sébas­tien Faure (La liber­té : son aspect his­to­rique et social). Et voi­ci, par contre, le prin­cipe d’Ar­digó : « dans la liber­té abso­lue, le res­pect des droits d’au­trui naît, pour 110e du sens de l’é­qui­té, pour un autre 110e des sen­ti­ments altruistes et, pour le reste, de la conscience de l’é­qui­va­lence des forces anta­go­nistes. » Dans l’une de ses confé­rences sur les « Pro­blèmes sociaux contem­po­rains », A. Loria remar­quait : « Si deux hommes ne sont pas de même force et que vous les lais­siez libres, le plus robuste risque de prendre l’autre au col­let et, s’il est anthro­po­phage, de le man­ger ; s’il est plan­teur aux colo­nies, d’en faire son esclave ; s’il est capi­ta­liste, de l’o­bli­ger à tra­vailler pour lui, nuit et jour, en échange d’un maigre plat de len­tilles. » Pes­si­misme qui n’est pas tel­le­ment exa­gé­ré puisque, en fait, les choses se sont pas­sées et se passent ain­si. Et de l’a­vis même de Sébas­tien Faure. Écou­tez-le : « Nomades à l’o­ri­gine, les tri­bus se fixèrent. C’est alors, alors seule­ment que ces tri­bus vécurent en socié­té — et c’est alors que l’Au­to­ri­té fit son appa­ri­tion dans la per­sonne des chas­seurs les plus adroits, des pêcheurs les plus heu­reux, —des vieillards les plus expé­ri­men­tés et des guer­riers les plus redou­tables. Choi­sis pour la défense et la pro­tec­tion des plus faibles, les plus forts, deve­nus des chefs, ne tar­dèrent pas à deve­nir des des­potes ; il for­gèrent, peu à peu, des cou­tumes et des règles ayant pour but de légi­ti­mer leur domi­na­tion et s’en­tou­rèrent gra­duel­le­ment d’un rem­part de sanc­tions et de vio­lences des­ti­nées à répri­mer toute ten­ta­tive de révolte ». C’est clair : l’Au­to­ri­té est née spon­ta­né­ment dans un milieu social où les inéga­li­tés natu­relles pou­vaient jouer en toute liber­té. L’Au­to­ri­té est née de la liber­té inté­grale sans le cor­rec­tif de l’é­ga­li­té — Éga­li­té d’a­bord, liber­té ensuite mais l’é­ga­li­té sup­pose une res­tric­tion de liberté.

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« La Richesse des Nations » d’A­dam Smith est un hymne admi­rable à la liber­té éco­no­mique totale. Or, la sup­pres­sion des entraves féo­dales à la pro­duc­tion et à la cir­cu­la­tion des richesses ont des consé­quences ter­ribles dans une socié­té com­po­sée d’êtres éco­no­mi­que­ment inégaux : enfants de 4 ans enle­vés aux parents, liés sur des chaises et contraints au tra­vail par le fouet dans les manu­fac­tures des roman­tiques val­lées du Der­by­shire, Ita­lie deve­nue le pays « où pleurent les man­geurs de polen­ta », capi­ta­listes russes ache­tant, pour leurs ouvriers, des vivres pour­ris dans les maga­sins de l’É­tat, com­mer­çants de tous les pays pra­ti­quant sur les den­rées la fal­si­fi­ca­tion la plus meur­trière sous le cou­vert du « Lais­sez-faire, lais­sez-pas­ser », voi­là l’har­mo­nie col­lec­tive résul­tant de la pro­cla­ma­tion de la pleine liber­té quand les forces anta­go­nistes sont en dés­équi­libre. Condi­tion préa­lable de l’har­mo­nie liber­taire : l’é­qui­libre des forces par l’é­ga­li­té éco­no­mique, c’est-à-dire par des bornes à la liberté.

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On pour­rait objec­ter que l’Hu­ma­ni­té évo­luée n’a pas fait l’ex­pé­rience de la liber­té inté­grale, qu’on s’est tou­jours arrê­té à la conquête de liber­tés par­tielles et que l’Au­to­ri­té, comme l’Hydre de Lerne renaît, plus dévo­rante, si l’on ne tranche pas, d’un coup, toutes les têtes, si l’on ne la détruit pas bru­ta­le­ment et entiè­re­ment sous ses trois formes : morale, poli­tique, éco­no­mique. Mais pour­quoi suf­fi­rait-il de remettre l’homme seul en pré­sence de l’homme seul pour que tout s’ar­range dans l’é­qui­té ? Pour­quoi le pro­ces­sus qui a fait sur­gir l’Au­to­ri­té de la liber­té ne joue­rait-il pas de nou­veau ? Pour­quoi les inéga­li­tés phy­siques et intel­lec­tuelles qui ont bri­sé l’har­mo­nie dans les anciens âges ne ten­draient-elles pas au même résul­tat ? Il faut, pour escomp­ter rai­son­na­ble­ment le contraire, une atté­nua­tion sen­sible des égoïsmes indi­vi­duels qui, pré­ci­sé­ment, ont été exa­cer­bés, durant des siècles, par une vie sociale ne per­met­tant le triomphe ou même la sur­vie qu’aux égoïstes les plus endur­cis. Ou bien il faut que la tech­nique ait déjà créé une sur­abon­dance telle — et dans tous les domaines — que les besoins puissent voir s’ou­vrir devant eux l’ho­ri­zon infi­ni des satis­fac­tions, que les aspi­ra­tions puissent nor­ma­le­ment, sans efforts exa­gé­rés, trou­ver dans « le grand Tout maté­riel, intel­lec­tuel et moral » les assou­vis­se­ments dési­rables. Uto­pie actuel­le­ment car pour libé­rer les forces pro­duc­tives — créa­trices de sur­abon­dance mais frei­nées par un sta­tut social archaïque — une muta­tion radi­cale est indis­pen­sable et cette muta­tion ne peut don­ner la sur­abon­dance ins­tan­ta­né­ment. Dans l’é­tat pré­sent des esprits et de la tech­nique, le pire serait à craindre. Sans doute ce ne seraient plus les chas­seurs ou les pêcheurs les plus adroits et les guer­riers les plus forts qui pour­raient s’at­tri­buer les pri­vi­lèges mais pro­ba­ble­ment les tech­ni­ciens les plus habiles, les rhé­teurs les plus élo­quents et les moins scru­pu­leux. En sup­po­sant qu’une révo­lu­tion éta­blisse brus­que­ment un régime de liber­té sociale illi­mi­tée, pour­quoi la tech­no-bureau­cra­tie qui est en train de dépos­sé­der le capi­ta­lisme libé­ral pour s’ins­tal­ler à sa place, hési­te­rait-elle à pro­fi­ter de sa science pour ins­tau­rer, en sa faveur, un nou­veau régime auto­ri­taire plus solide (parce que s’ap­puyant sur le mono­pole de fait des moyens tech­niques) et tout aus­si dur que celui des sor­ciers ou des guer­riers ou des mar­chands ou des indus­triels ou des ban­quiers ? L’au­to­ri­té ten­drait à renaître, comme par le pas­sé, du libre jeu des forces inégales. Liber­té mais dans l’é­ga­li­té des condi­tions, c’est-à-dire liber­té sociale res­treinte — sinon, risques immenses de retour à l’Autorité.

Le prin­cipe de liber­té sociale n’est que le prin­cipe camou­flé du droit du plus fort. Il éta­blit la loi de la jungle. On peut évi­dem­ment juger que cette loi est fatale et même bien­fai­sante. Elle a régi jus­qu’i­ci les socié­tés humaines et l’on risque fort de n’y rien chan­ger en oppo­sant a l’Au­to­ri­té la liber­té illi­mi­tée qui l’a engen­drée et l’en­gen­dre­rait pro­ba­ble­ment encore. Loin d’être révo­lu­tion­naire, le prin­cipe de liber­té totale est le prin­cipe conser­va­teur par excel­lence. Il per­met la jus­ti­fi­ca­tion de tous les excès. Si l’on admet l’ex­pan­sion sans mesure de chaque indi­vi­du, on admet ipso fac­to tous les débor­de­ments de l’Au­to­ri­té car l’Au­to­ri­té n’est qu’un  moyen  d’ex­pan­sion  du « moi ». Au nom de la liber­té inté­grale, on ne sau­rait condam­ner l’es­cla­vage car le maître ne fait qu’u­ser de sa liber­té inté­grale pour oppri­mer l’es­clave ; on ne sau­rait condam­ner le capi­ta­lisme car le capi­ta­liste peut invo­quer le prin­cipe de « sa » liber­té inté­grale pour user et abu­ser des choses et des hommes. Une classe, une caste quel­conque peut excu­ser la domi­na­tion, l’ex­ploi­ta­tion de la masse par le pré­texte de la liber­té inté­grale, du droit pour cha­cun d’é­tendre au maxi­mum ses pos­si­bi­li­tés d’ac­tion. Certes, les vic­times peuvent, elles aus­si, invo­quer le même droit pour jus­ti­fier leur révolte — mais, alors, c’est la force qui décide — la force dans son sens le plus général.

4. Liberté politique : une illusion !

Le résul­tat de ces luttes qui rem­plissent l’his­toire, nous l’a­vons sous les yeux. « Ce conflit inces­sant, cette bataille per­ma­nente livrée par les indi­vi­dus, les nations et les races contre les élé­ments sociaux qui les rédui­saient à la ser­vi­tude » se sont tra­duits en défi­ni­tive, après quelques vic­toires sans len­de­main, par le ren­for­ce­ment des orga­nismes, des règle­ments, des pré­ju­gés auto­ri­taires. Oh ! en appa­rence, la masse est plus libre. L’es­cla­vage puis le ser­vage ont dis­pa­ru — du moins juri­di­que­ment sous leur forme antique ou médié­vale. Depuis 1789, les hommes « naissent » libres mais ils ne le « demeurent » pas. Et ce n’est pas parce que la Décla­ra­tion des Droits du 10 décembre 1948 porte 17 fois le mot de liber­té que les liber­tés ont été mul­ti­pliées par 17. On pro­clame solen­nel­le­ment des tas de liber­tés : de presse, de réunion, d’as­so­cia­tion qu’on s’empresse de vio­ler par des lois d’ex­cep­tion ou de sus­pendre dans les cir­cons­tances graves. En somme, la dif­fu­sion des idées sub­ver­sives est auto­ri­sée tant qu’elle ne pré­sente pas de dan­gers. Les démo­cra­ties occi­den­tales ont mis au point un sys­tème de gou­ver­ne­ment par­le­men­taire qui fait de chaque citoyen à la fois son sou­ve­rain et le sou­ve­rain de tous. Mer­veilleux ! Quant aux démo­cra­ties popu­laires, elles ont per­fec­tion­né encore le sys­tème en sub­sti­tuant la règle de l’u­na­ni­mi­té à celle de la majo­ri­té. Mais ce sou­ve­rain déri­soire qu’est le citoyen orien­tal ou le citoyen occi­den­tal est à la mer­ci de Sta­line ou des vrais sou­ve­rains qui  manœuvrent Tru­man.  Com­ment croire aux pro­grès de la liber­té quand s’é­tend, tous les jours, l’u­ni­vers concen­tra­tion­naire et quand la vie de tous les hommes est à la mer­ci de quelques insen­sés ! Si le com­bat pour la liber­té inté­grale est un leurre, le com­bat pour les liber­tés par­tielles s’est révé­lé tout aus­si déce­vant. On a réus­si à don­ner aux foules l’illu­sion de la liber­té poli­tique et le peuple remâche cette paille creuse pour laquelle les pavés des villes ont été arro­sés de sang.

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Ce tour de pres­ti­di­gi­ta­tion a pu réus­sir grâce au vague du concept de liber­té poli­tique. Quelles sont, en effet, les limites que le contrat social peut impo­ser aux fan­tai­sies indi­vi­duelles ? Com­ment les déter­mi­ner ? Qui doit les tracer ?

Ques­tions  pou­vant don­ner lieu à des dis­cus­sions sans fin, se prê­tant à l’in­si­nua­tion habile de tous les sophismes, per­met­tant aux bate­leurs de trom­per la masse des naïfs, de les ligo­ter savam­ment sous pré­texte de garan­tir leurs droits. Le pro­blème de la liber­té poli­tique est deve­nu « le laby­rinthe » de la socio­lo­gie. Dans ce lacis inex­tri­cable, les malins n’ont pas eu trop de peine à éga­rer l’o­pi­nion, à lui faire accep­ter toutes les ser­vi­tudes soi-disant libé­ra­trices : Néces­si­té d’une Auto­ri­té forte et impar­tiale fixant équi­ta­ble­ment les droits de cha­cun et fai­sant res­pec­ter ces droits grâce à des juges intègres, à une police incor­rup­tible et à des guillo­tines bien grais­sées. On s’est bien dis­pu­té sur les fon­de­ments de cette Auto­ri­té : Sainte-Ampoule ou Sou­ve­rai­ne­té popu­laire mais per­sonne ne s’est enhar­di jus­qu’à mettre en doute son uti­li­té et en lumière sa noci­vi­té intrin­sèque (l’É­tat poli­cier est, par essence, oppres­seur et exploi­teur). Per­sonne — sauf une insi­gni­fiante mino­ri­té d’a­nar­chistes qui ont fait le magis­tral pro­cès de l’É­tat et mon­tré qu’une pai­sible vie col­lec­tive est pos­sible par le sys­tème des contrats révo­cables, par l’or­ga­ni­sa­tion fédé­ra­liste de la ges­tion des ser­vices publics sans nul besoin d’or­ga­nismes poli­tiques spé­cia­li­sés de com­man­de­ment et de répres­sion. Il est cepen­dant indis­pen­sable d’é­ta­blir, en même temps, l’é­qui­va­lence totale des condi­tions car si l’on main­tient des pri­vi­lèges maté­riels, tout l’ap­pa­reil de l’É­tat poli­tique doit fata­le­ment res­ter debout ou se   recons­ti­tuer pour codi­fier ces pri­vi­lèges et les sau­ve­gar­der contre l’as­saut éven­tuel des mécon­tents.  L’i­né­ga­li­té  implique  l’État comme l’é­ga­li­té rend l’É­tat para­si­taire. L’é­ga­li­té éco­no­mique est la condi­tion néces­saire et suf­fi­sante de la libé­ra­tion politique.

5. Liberté du pauvre : chimère !

Si la liber­té rési­dait dans la sup­pres­sion de tout frein social à « la volon­té de puis­sance » de cha­cun, le jeu de ces volon­tés abou­ti­rait imman­qua­ble­ment, nous l’a­vons mon­tré, à asser­vir les volon­tés les plus faibles aux plus fortes : réa­li­sa­tion de la libé­ra­tion maxi­mum des uns aux dépens des autres grâce sur­tout à la for­tune garan­tie par la puis­sance de l’É­tat. C’est le cas des Socié­tés actuelles. Quelles que soient les appa­rences poli­tiques et juri­diques, l’i­né­ga­li­té des condi­tions signi­fie l’op­pres­sion du pauvre par le riche. 

Misère égale ser­vi­tude. Pour le pauvre, la liber­té indi­vi­duelle est étroi­te­ment bor­née par la néces­si­té iné­luc­table du tra­vail quo­ti­dien jus­qu’aux extrêmes limites de la vieillesse. Mal­gré l’é­man­ci­pa­tion théo­rique, le pro­lé­taire demeure rivé à l’emploi tout autant que l’es­clave — et encore l’es­clave avait-il la sécu­ri­té de l’emploi ! En régime capi­ta­liste (il s’a­git du capi­ta­lisme d’É­tat aus­si bien que du capi­ta­lisme pri­vé), le tra­vailleur est une machine four­nis­sant un cer­tain ren­de­ment et exi­geant, en retour, cer­tains frais d’en­tre­tien. Simple rouage de la pro­duc­tion, il n’a guère plus de liber­té que le reste de l’ou­tillage et il est encore moins ména­gé parce qu’il ne com­porte pas de frais d’a­mor­tis­se­ment. Grâce à l’ac­tion syn­di­cale, il est, aujourd’­hui, plus libre de débattre les clauses de ses contrats de tra­vail — mais seule­ment dans l’é­troite marge que laissent les codes — pro­tec­teurs d’une « hon­nête » exploi­ta­tion patro­nale — et avec des moyens que l’ad­ver­saire peut aisé­ment sur­clas­ser dans le cadre de la légalité.

Hors du champ, de l’a­te­lier, du bureau, le pro­lé­taire est juri­di­que­ment aus­si libre que le capi­ta­liste. « Les hommes demeurent égaux en droit » — du moins les Blancs, l’é­man­ci­pa­tion de prin­cipe ne s’é­ten­dant pas par­tout aux hommes de cou­leur. Le Blanc, même misé­rable, peut donc voya­ger en slee­ping ou dans les pre­mières des tran­sats. Aucun règle­ment le concer­nant en par­ti­cu­lier ne lui défend de faire un « gueu­le­ton » dans un res­tau­rant ultra-chic ou de pas­ser une sai­son dans les plus luxueux des palaces ; il peut se dis­traire, s’ins­truire. Pour que ces vir­tua­li­tés se trans­forment en réa­li­tés, il suf­fit que le misé­reux devienne riche par l’é­pargne et par un tra­vail « hon­nête » et acharné.

N’in­sis­tons pas sur la liber­té de pen­sée qui concerne la liber­té inté­rieure. Remar­quons seule­ment que, pour pen­ser, il faut des maté­riaux. Or, contraint d’ai­der très tôt à la sub­sis­tance de sa famille, le gosse du pauvre ne peut meu­bler son cer­veau qu’en sur­mon­tant les plus grandes dif­fi­cul­tés. Sa liber­té est bor­née par l’in­suf­fi­sance de sa culture. On lui recon­naît tou­te­fois la liber­té d’ex­pres­sion de ses opi­nions reli­gieuses et poli­tiques. C’est beau­coup en appa­rence ; c’est bien peu en fait sans l’in­dé­pen­dance éco­no­mique. His­toire du loup et du chien : la ser­vi­tude ran­çon de la pâtée. Rares sont ceux qui pré­fèrent la liber­té dans la misère à la honte du cou pelé. Le 10 juillet 1793, mal­gré l’eu­pho­rie de la récente libé­ra­tion poli­tique, Marat écri­vait.: « Admet­tons que tous les hommes connaissent et ché­rissent la liber­té ; le plus grand nombre est for­cé d’y renon­cer pour avoir du pain ; avant de son­ger à être libre, il faut son­ger à vivre. »  On se résigne au silence des convic­tions intimes pour­vu que des avan­tages maté­riels com­pensent ce sui­cide moral, Qui dépend des autres pour les néces­si­tés vitales ne peut pas s’af­fir­mer plei­ne­ment lui-même et c’est pré­ci­sé­ment en cette affir­ma­tion que consiste la liber­té exté­rieure. Au sur­plus, on ne peut effi­ca­ce­ment pro­pa­ger une idée sans moyens maté­riels et le pauvre ne dis­pose ni de la presse, ni de la radio, ni du ciné, ni de l’é­cole. « Essayez, constate J. Duboin, de faire paraître ailleurs que dans une feuille confi­den­tielle ce qui déplaît aux puis­sances d’argent… Vous serez ser­vi… La liber­té d’é­crire n’existe que pour les gros capi­taux. » Sans comp­ter que, lorsque la pro­pa­gande risque de com­pro­mettre les pri­vi­lèges des riches, la loi sait impo­ser silence aux bavards. C’est ain­si que la liber­té d’ex­pres­sion de la pen­sée, acquise en Europe Occi­den­tale à l’é­gard des reli­gions ne l’est point pour ce qui a trait à la patrie, l’ar­mée, le prin­cipe d’au­to­ri­té, « le lapi­nisme » — toutes choses sacro-saintes pro­té­gées par des lois scé­lé­rates appe­lées par euphé­misme « lois d’ex­cep­tion ». Mais, même non muti­lées par les cen­sures, ces liber­tés de parole et de presse — dont des Démo­cra­ties sont si fières et dont la conquête a exi­gé un siècle d’ef­forts et de luttes par­fois san­glantes — res­tent de fal­la­cieux mirages pour « les clo­chards » dont la faible voix est cou­verte par la cla­meur abru­tis­sante des haut-par­leurs débi­tant sans trêve leurs slo­gans et dont les maigres revues et jour­naux, ago­ni­sants dès la nais­sance, sont noyés sous les mon­tagnes de papier déver­sées chaque jour sur les foules par les grandes rota­tives de « la presse ins­pi­rée ». La liber­té d’ex­pres­sion sans argent est un qua­si-néant. En juin 1945, les car­di­naux et arche­vêques fran­çais décla­raient : « Une liber­té qui n’a pas les moyens de s’ex­pri­mer est un leurre. » Le fait que les car­di­naux et arche­vêques l’aient dit n’empêche pas que ce soit la plus écla­tante des vérités.

En contraste avec les liber­tés illu­soires du pauvre, liber­tés bien tan­gibles et déme­su­rées du riche. L’argent per­met de se sous­traire à l’o­bli­ga­tion du tra­vail et d’ef­fec­tuer un pré­lè­ve­ment sub­stan­tiel sur le tra­vail des autres, de façon­ner l’o­pi­nion, de tenir à sa mer­ci, par la cor­rup­tion ou par la peur, ceux qui rédigent les lois et ceux qui les font appli­quer, de peser — direc­te­ment ou indi­rec­te­ment — sur la vie maté­rielle et morale de tous. En plus de ses liber­tés, le riche a la liber­té de pié­ti­ner à sa guise les liber­tés d’au­trui. « C’est cette liber­té du riche qui est la cause de la des­truc­tion du blé, du café, de la vigne dans les pays pro­duc­teurs alors que les peuples sont sous-ali­men­tés… C’est elle qui dégrade l’homme dans le misé­reux et le ravale au rang d’ins­tru­ment… C’est la liber­té pour l’au­to­mo­bi­liste d’é­cra­ser le pié­ton… Des liber­tés, quel est le seul pro­fi­teur ? Le riche qui est sou­vent le mal­hon­nête affai­riste et le pour­ris­seur des consciences. Quelle est la vic­time ? Le pauvre dont la liber­té n’est qu’une plai­sante fumis­te­rie, qui est libre dans les limites de son étroite cage. Au même titre que le puis­sant est libre d’op­pri­mer le faible et le pri­vi­lé­gié libre de conser­ver ses pri­vi­lèges. » Ces cita­tions sont tirées du pro­gramme de la Milice (5 juin 1943) et des com­men­taires de Bénac et de Kœnig dans le Fran­ciste. Le fait que de « sales col­la­bo­ra­teurs » l’aient dit — et non des « libé­ra­teurs » — n’empêche nul­le­ment (comme dans le cas des car­di­naux et arche­vêques) que ce soient d’é­cla­tantes vérités.

Ser­vi­tude des pro­lé­taires, licence des for­tu­nés telle est la réa­li­té. La liber­té pour tous est un mythe ; sa conquête est une dupe­rie en régime d’i­né­ga­li­té ; il y a des liber­tés pro­por­tion­nelles aux conte­nus des portefeuilles.

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La libé­ra­tion géné­rale ne peut se faire — comme le croient, de bonne foi, les naïfs de tous les par­tis réfor­mistes et même révo­lu­tion­naires— en rognant, par la loi sur la toute-puis­sance des riches puisque c’est pré­ci­sé­ment cette toute-puis­sance qui, pra­ti­que­ment, per­met et per­met­tra tou­jours aux riches de faire la loi. Cette libé­ra­tion ne peut donc consis­ter qu’en l’é­ga­li­sa­tion des liber­tés par l’é­ga­li­sa­tion des por­te­feuilles, par la répar­ti­tion équi­table sur tous des obli­ga­tions impo­sées par la vie sociale. La dis­tri­bu­tion la plus éga­li­taire pos­sible des moyens d’a­chat garan­ti­rait à cha­cun le maxi­mum d’in­dé­pen­dance com­pa­tible avec l’in­dé­pen­dance des voi­sins. Une petite mino­ri­té se sen­ti­rait moins libre mais l’im­mense majo­ri­té se trou­ve­rait allé­gée, au contraire, moins écra­sée par des charges pesant sur tous les membres de la com­mu­nau­té. Poids bien léger étant don­né les vir­tua­li­tés pré­sentes et pro­chaines d’un déve­lop­pe­ment tech­nique désor­mais non frei­né par le sou­ci domi­nant du pro­fit indi­vi­duel… L’é­qui­va­lence des condi­tions ouvri­rait lar­ge­ment la voie à l’u­ti­li­sa­tion inten­sive des décou­vertes accrois­sant la liber­té de l’homme par sa maî­trise des forces natu­relles, en même temps qu’elle sup­pri­me­rait l’emprise éco­no­mique de l’homme sur l’homme, le chan­tage per­ma­nent du pos­sé­dant sur le non pos­sé­dant et qu’elle éli­mi­ne­rait le dilemme inexo­rable : la panse pleine et le col­lier ou bien un sem­blant d’in­dé­pen­dance avec la panse vide.

6. Vers la liberté de tous par l’égalité

Les com­bats pour la liber­té se sont livrés et se livrent dans les ténèbres. On s’est bat­tu et on se bat sans que soient clai­re­ment défi­nis les objec­tifs que l’on vise der­rière ce mot de lumière, et il n’est pas éton­nant que, même après les plus déci­sives vic­toires, on n’é­treigne que le néant ou, pire, que l’on se trouve plus enchaî­né qu’au­pa­ra­vant. Les inter­pré­ta­tions contra­dic­toires du concept de liber­té expliquent les erre­ments de l’Hu­ma­ni­té à la recherche pas­sion­née de ce qu’elle croit être un « abso­lu objec­tif » et qui n’a qu’une exis­tence sub­jec­tive, qui n’est que le puis­sant désir de chaque homme de se mode­ler et de mode­ler l’u­ni­vers à son gré. Désir qui res­te­ra tou­jours insa­tis­fait car l’homme ne peut pas être davan­tage sou­ve­rain abso­lu de son monde inté­rieur que du monde exté­rieur. Il peut, tou­te­fois, élar­gir de plus en plus sa sou­ve­rai­ne­té — et ses vic­toires, quoique par­tielles, sont la source de grandes joies. Mal­heu­reu­se­ment sur le plan social, ces triomphes et ces joies des uns impliquent les défaites et les dou­leurs des autres. On peut en prendre son par­ti, faire de l’é­goïste expan­sion de chaque moi l’i­déal et de la liber­té sociale illi­mi­tée le prin­cipe suprême. C’est logique à condi­tion de ne pas s’in­di­gner des excès éven­tuels de la vie de la jungle.

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La plu­part de ceux qui ont lut­té et qui luttent pour la liber­té, ceux qui sont morts ou qui sont prêts à mou­rir pour elle la conçoivent autre­ment. Il s’a­git, dans leur esprit, de liber­té pour tous, de liber­té dans la jus­tice, de liber­té limi­tée par la jus­tice. Liber­té sociale est alors syno­nyme de pos­si­bi­li­tés d’é­gale expan­sion des « moi », c’est-à-dire d’é­ga­li­té. Liber­té pra­tique égale pour tous, cela veut dire éga­li­té sociale. Cette liber­té résul­te­rait auto­ma­ti­que­ment de l’é­qui­va­lence des condi­tions de même que de l’i­né­ga­li­té éco­no­mique découle auto­ma­ti­que­ment la ser­vi­tude des uns, ran­çon de la licence des autres.

Plus tard, bien­tôt sans doute, l’a­bon­dance doit nor­ma­le­ment per­mettre la réa­li­sa­tion de types de socié­té qui pour­ront prendre pour devise le « Fais ce que veux » de l’Ab­baye de Thé­lème et le mot « Éga­li­té » dis­pa­raî­tra, sans incon­vé­nients, du voca­bu­laire. Pour l’ins­tant, nous ne pou­vons que pré­pa­rer l’a­vè­ne­ment de ces futures socié­tés par une orga­ni­sa­tion équi­table, garan­tis­sant à tous les mêmes liber­tés et assez souple pour que chaque pro­grès de la tech­nique, chaque pro­grès dans les consciences donne lieu au relâ­che­ment des quelques dis­ci­plines sociales qui pour­raient, au début, s’a­vé­rer néces­saires. Une telle socié­té, pro­vi­soi­re­ment éga­li­taire mais anar­chiste dans ses fins ne peut être que liber­taire et fédé­ra­liste dans ses méthodes d’or­ga­ni­sa­tion. (Voir sché­ma pro­po­sé : n° 13 de Défense de l’Homme.)

« Liber­té ! Éga­li­té ! Deux belles cavales — disait Romain Rol­land — mais elles ne s’en­tendent pas tou­jours. » Elles tirent à hue et à dia les esprits et les cœurs. Le fédé­ra­lisme éga­li­taire peut par­fai­te­ment les récon­ci­lier en atten­dant que l’é­ga­li­té sociale devienne inutile et que la cavale Liber­té puisse — seule et sans trop de dan­gers — traî­ner le char de l’Hu­ma­ni­té vers des des­tins merveilleux.

Lyg

 


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