Le 2 février de cette année 1929, Havelock Ellis, l’ami de Remy de Gourmont, d’Edward Carpenter et de tant d’autres sommités, a atteint 70 ans. A cette occasion, un de mes amis, Joseph Ishill, de Berkelay Heights, aux États-Unis, a édité un volume qui n’a été tiré qu’à 500 exemplaires, 450 au prix de 187 fr. 50 et 50 au prix de 625 fr. Ce qui fait la valeur de ce livre ce ne sont pas seulement les attestations, les témoignages des écrivains et des savants qui ont voulu rendre hommage au grand humaniste anglais, mais c’est la façon dont il a été confectionné. Certes, l’industrie aurait pu aussi bien faire, mais avec autant d’amour, je ne le crois pas. Ce volume a été en effet composé, imposé, tiré, relié par un camarade qui a pris sur son sommeil les heures qu’il a fallu, une fois son labeur quotidien terminé, sans autre assistance que celle de sa compagne. Il en est résulté un beau livre, imprimé avec soin, orné de bois gravés dû au maître Louis Moreau, de Châteauroux, une véritable œuvre d’art qu’on ne peut manquer d’être heureux de tenir en mains, en ce siècle de commercialisme et de camelote, où l’on ne rencontre plus guère l’artisan pour de vrai qu’à titre de rareté, un peu comme une pièce de musée. J’ai parlé tout à l’heure de l’amour que Ishill a versé dans le produit sorti de ses mains, mais c’est une conséquence directe de l’affection profonde et éclairée qu’il porte à Havelock Ellis, en tant que personne.
Nous ne connaissons guère, en France, Havelock Ellis que par la traduction qu’édite le Mercure de France de ses « Études de Psychologie sexuelle » (Studies in Psychology of Sex), son œuvre capitale, d’ailleurs. Le Mercure de France a publié également une traduction de son « Monde des Rêves » (World of Dreams) où il a anticipé Sigismond Freud. Mais ce serait mal connaître l’œuvre vraiment conséquente de ce grand penseur de ne voir en lui que le psychologue de la Sexualité. C’est un Libérateur, un Émancipateur dans le sens grandiose du mot. S’il a voulu réhabiliter la sexualité de l’opprobre où l’ont tenue et la tiennent encore les préjugés décorés du nom de sociaux, il s’est montré l’ardent défenseur des droits de la femme, non pas au point de vue politique exclusivement, non pas qu’il voulût qu’elle imite l’homme, mais il a revendiqué pour elle la liberté de développer sa féminité sans limites autres que celles tracées par sa nature féminine. Havelock Ellis a mené combat pour l’Eugénisme, pour la sélection en matière de procréation, non pas dans un sens étroit et réglementé, mais comme une conséquence de l’éducation personnelle. Il a enfin opposé avec véhémence la Nature à l’artificiel ou plutôt au compliqué de la civilisation, c’est-à-dire qu’il a proclamé la supériorité de l’état de nature sur l’état de civilisation en tant qu’hostile à la nature.
Havelock Ellis s’est occupé d’éthique philosophique (The New Spirit, The Soul of Spain, Philosophy of Conflict, Affirmations, Impressions and Comments, Little essays of Love and Virtue, d’art et de littérature (British Men of Genius, the Dance of Life), de psychiatrie (The Criminal). Il a même fait du roman (Kanga’s Creek, idylle australienne : il ne faut pas oublier qu’il a été quelque temps maître d’école dans la brousse australienne)1Il faut aussi mentionner ses ouvrages d’éthique sexuelle : Love and Marriage, The objects of Marriage, Man and Woman. et c’est aussi un poète de valeur. Descendant de marins, il a continué la tradition familiale en abordant à de nombreuses plages et en ne craignant pas, le plus souvent, d’explorer des régions où d’autres ne voulaient pas s’aventurer.
Apparenté aux Whitman, aux Carpenter, Havelock Ellis m’a toujours fait l’effet d’être une sorte de Léonard de Vinci anglo-saxon. Parmi les collaborateurs du volume auquel je faisais allusion au commencement de cette étude : Elie Faure, Hugh de SéIincourt, J. A. Hobson l’envisagent comme un humaniste et ce dernier dit de lui qu’il est « l’un des quelques grands humanistes de notre époque » — pour John Haynes Holmes, il est « la distillation parfaite de tout ce qu’il y a de mieux dans notre civilisation » — pour Annie G. Porritt, il est « le défenseur, le prophète, le voyant du mouvement féministe » — pour Margaret Sanger, il est « l’une des plus grandes forces génératrices de vie de notre siècle » — William Lloyd a vu en lui « le plus satisfaisant des grands hommes » qu’il ait jamais rencontrés — pour Pierre Ramus, il est « le plus grand des investigateurs des mystères sexuels — Llewelyn aperçoit surtout en lui « une personnalité sensitive et au cœur tendre ».
N’est-ce pas un témoignage de la multilatéralité et de la fécondité de la pensée d’un auteur que les impressions différentes qu’il laisse chez des femmes et des hommes dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’obéissent pas à des considérations irréfléchies ?
Pour ma part, dans ce volume, j’ai envisagé Havelock Ellis comme un artiste, plus spécialement comme un prophète de la joie de vivre. Et dans la Pensée, l’Expression écrite, la Danse, la Morale, la Science, la Religion, il distingue, il découvre autant d’arts différents ; il est l’un de ceux qui veulent que la vie collective et que la vie individuelle soient semblables à une œuvre d’art. Il se montre ainsi un vrai fils de la Renaissance, l’un de ceux qui demandent à la vie d’être autre chose qu’une vallée de larmes, qui l’envisagent comme une marche alerte et joyeuse vers des coteaux aux pentes couvertes d’ombrages riants et éternellement verts.
Dans sa préface à The New Spirit, il a expliqué qu’il voulait jeter sur le monde le coup d’œil d’un oiseau ; sa vie tout entière s’est passée, d’ailleurs, à s’élever « toujours plus haut » — on dirait la nostalgie d’un aigle captif. On sent cela dans certaines de ses phrases, même séparées de leur contexte : « un frémissement libérateur » — « une expansion joyeuse de tout l’être » — « une main qui se tend vers l’illimitable » — « le feu central de la vie lui-même » — « la somme des impulsions expansives et mises en liberté de tout notre être ». À mesure que nous parcourons l’œuvre de ce grand essayiste, nous éprouvons le sentiment d’être mis en présence d’un voyageur qui a visité de nombreux jardins, mais sans jamais se départir de son calme. Il a cueilli tout ce qu’il a rencontré sur son chemin : les bonnes comme les mauvaises herbes des expériences humaines, mais cela silencieusement, sans infliger condamnation, sans que la compassion ne cesse d’accompagner ses constatations. Havelock Ellis n’a rien du Vandale vindicatif que nous semblons souvent démasquer chez Nietzsche ni du Goth brutal sous les espèces duquel se présente fréquemment Bernard Shaw.
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J’ai dit que ses Études de Psychologie Sexuelle (la traduction française est due à M. Van Gennep) étaient son œuvre maîtresse. La publication du premier tome donna lieu à des poursuites ridicules de la part de la police anglaise et les volumes qui suivirent durent être édités aux États-Unis. Il n’est aujourd’hui aucun médecin, aucun sociologue digne de ce nom, aucun sexologue qui ne se réfère à cet ouvrage, bourré de documentation. Ses travaux font autorité.
C’est à la fois en biologiste et en philosophe que Havelock Ellis a considéré la psychologie sexuelle. Il part de ce principe que, l’instinct sexuel est un fait humain dont il est vain de se dissimuler l’importance et les répercussions dans l’espèce et dans l’individu. La sexualité doit être étudiée dans toutes ses manifestations et il n’est aucune de ses manifestations dont l’étude ne puisse être avantageuse à l’esprit et au cœur de l’homme. Fermer les yeux devant le fait sexuel ou l’aborder avec des préjugés, c’est — selon lui — se comporter en insensé et en ignorant.
Dans ses « Petits essais sur l’amour et la vertu », Havelock Ellis a répondu ces termes à ceux qui l’accusaient de faire œuvre de perversion : « Le moraliste qui exclut la passion de la vie n’est pas de notre époque ; depuis longtemps sa place est parmi les morts. Car nous savons ce qui se passe dans le monde quand triomphent ceux qui rejettent la passion. Quand l’amour est disparu, c’est la haine qui prend sa place. Les orgies amoureuses les plus déréglées ne sont que fêtes innocentes comparées aux orgies de la haine. Les nations — qui auraient pu s’adorer l’une l’autre — se coupent mutuellement la gorge quand c’est la cruauté, la propre justice, le mensonge, l’iniquité et toutes les puissances de Destruction qui ravagent le cœur humain : la terre est dévastée, les fibres de l’organisme humain se détendent, tous les idéaux de la civilisation s’avilissent. Si le monde n’est pas las de la haine à présent, il ne le sera jamais, mais quoiqu’il doive arriver au monde, souvenons-nous qu’il reste encore l’individu pour accomplir le labeur de l’amour : faire le bien, même dans un monde mauvais. »
J’ai été profondément frappé de la loyauté et du courage dont fait preuve Havelock Ellis en étudiant le délicat sujet de ce qu’on a coutume d’appeler les aberrations sexuelles. Grâce à son grand cœur, nous en sommes venus à nous demander si non seulement les soi-disant anormaux sexuels n’étaient pas des victimes innocentes de l’inimitié sociale, mais si, à cette inimitié — déjà lourde à porter — ne s’ajoutait pas, en plus, la réprobation personnelle provenant de l’ignorance où ils sont, eux, tenus, en général, des variations ou des déviations de l’instinct sexuel. N’est-il pas barbare d’admettre et de tolérer que l’anomalie sexuelle fasse de ceux qui en sont l’objet, de véritables parias, alors que leur conduite quotidienne ordinaire ne présente aucune déformation ? Plus encore : les anomalies sexuelles ne doivent-elles pas être classées, tout simplement, parmi les divers aspects dont sont susceptibles l’instinct et l’impulsion sexuels, et certaines d’entre elles, malgré leur bénignité, apparaîtraient-elles si horribles si leur « horreur » ne servaient pas si bien les intérêts de ceux qui ne considèrent, dans le fait sexuel que la manifestation procréatrice ?
Toutes ces questions, les ouvrages de Havelock Ellis incitent le penseur à se les poser. On peut ne pas partager toutes les conclusions de l’auteur des « Études de Psychologie sexuelle », on ne saurait contester qu’il ne nous conduise à de vastes clairières, ou viennent déboucher toutes sortes de chemins, imparfaitement tracés ou à peine entrevus jusqu’à lui.
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Havelock Ellis est aussi un naturiste, avons-nous dit. Il est toujours demeuré en contact étroit avec la nature. Les plus importants de ses ouvrages ont été composés dans un petit cottage à Carbis Bay, sur la côte de Cornouailles, face à la mer. Il a vivement regretté d’être obligé de quitter ce séjour enchanteur pour retourner à la vie fiévreuse et agitée de Londres où l’appelaient ses recherches.
Qui douterait d’ailleurs de son « naturisme » après la lecture des passages ci-dessous, extraits de Impressions and Comments, 1ère, 2ème et 3ème séries :
« Les enfants sont davantage que des ruisseaux murmurants, les femmes davantage que des fleurs odoriférantes, les hommes davantage que des arbres ambulants. Mais par un côté pourtant, ils font partie du spectacle et de la musique de la Nature, non pas simplement en tant que créateurs de tableaux et de mélodies, mais parce qu’ils sont plus essentiellement eux-mêmes et la musique et le spectacle. Nous ne saurions trop souvent nous rappeler que l’art de l’homme est non seulement un art créé par la Nature, mais que l’homme lui-même est la Nature. Par suite, dans la mesure où nous nourrissons cette foi et où nous cherchons à vivre en conséquence, nous justifions notre droit à la Terre et nous conservons nos relations vitales et saines avec la vie de la Terre. Les poètes se plaisent à voir des émotions humaines dans la succession des phénomènes cosmiques. Mais il nous faut apercevoir aussi la force du soleil et la poudre de la terre dans les jets saccadés du sang dans les artères de l’homme ».
« La civilisation et la morale peuvent paraître nous tenir à l’écart de la nature. Le monde a été cependant — et littéralement parlant — planté en nos cœurs. Nous sommes de la même substance que l’Univers. En présence de ce fait, les Mœurs et la Civilisation s’effondrent dans le Néant ».
«…Tout le jour, je suis resté étendu sur la falaise ou sur le sable, travaillant, tandis que de temps à autre, mes yeux, se levant, s’arrêtaient sur le spectacle d’une mère, pas trop éloignée, jouant avec son enfant. Le soleil et l’air, se mêlant à cette radieuse vision, s’infiltraient en mon sang, déversant une nouvelle vigueur en mes veines, une nouvelle inspiration en mes pensées… L’Inspiration ! C’est seulement ici que je me sens inspiré, que je respire véritablement, dans l’air pur et chaud qui vient de la mer, nourriture du corps et de l’âme, symbole de l’amour, vin enchanteur du monde ».
« Il fait une chaude journée, mais la chaleur est douce. La chaleur du soleil et la fraîcheur de l’air semblent, à cette époque délicatement équilibrée de l’année alterner, de façon rythmique, en une délicieuse harmonie. Loin des yeux des hommes, nous sommes libres d’entr’ouvrir nos vêtements et de continuer, si nous le voulons, jusqu’à nous en débarrasser complètement, de sorte que le soleil et l’air puissent jouer délicieusement à travers notre chair ».
Il est une devise célèbre que Havelock Ellis a placée en tête d’une série de sonnets de sa composition, série intitulée Life and the Soul — « la vie et l’âme » — et que voici : « La Vie est davantage que l’aliment et le Corps plus que le vêtement ». Le choix de cette devise n’en fait-il pas un « naturiste intégral » ?
E. Armand
- 1Il faut aussi mentionner ses ouvrages d’éthique sexuelle : Love and Marriage, The objects of Marriage, Man and Woman.