La Presse Anarchiste

Sottise humaine (1)

De toute l’an­i­mal­ité qui naît, croit et se meut sur la sur­face de notre planète, la famille est sans con­tred­it la mieux favorisée des biens qu’il a plu à la nature, de don­ner à ses œuvres vivantes dans la péri­ode démente de son activ­ité pre­mière, mais paysan claque­dent crasseux ou opu­lent, gom­mé, chaque fois que nous jetons notre regard sur la meute var­iée d’in­di­vidus qui grouil­lent dans le ray­on qui nous est le plus con­nu, nous apercevons nous, que, l’homme [de] tous les ani­maux est celui qui sait le moins prof­iter des qual­ités et avan­tages qui lui sont particuliers.

Inca­pables de sub­sis­ter par eux-mêmes, les loups mus par le ven­tre, — comme l’homme— n’obéis­sent qu’au moi ne dis­putent leur vie qu’aux familles ani­males qu’au­cun lien ne lie à la leur, l’homme au con­traire capa­ble d’al­i­menter toute l’an­i­mal­ité ter­restre par la diver­sité de ses apti­tudes et la puis­sance de ses fac­ultés, s’est donne à tâche jusqu’à ne jour de dis­put­er la sienne à lui même. Le moi unit les loups quand le ven­tre par­le, il désunit l’homme même quand le ven­tre ne dit rien.

D’in­stinct la bête se groupe — se sol­i­darise — pour chas­s­er sa proie et vain­cre tous les obsta­cles, et les hommes fiers de par­ler dis­courent pour ne pas se com­pren­dre, ils écrivent pour se salir et s’ex­citer mutuelle­ment ; ils pensent pour se duper, s’ar­ment pour se tuer, et quand vidés de mots, énervés de leurs pro­pres rus­es et fatigués de leurs coups ils se regar­dent un court instant, c’est pour se déli­er et se mesur­er a nou­veau comme si la vie de l’un dépendait de la mort de l’autre.

Pour se défendre, la bête se groupe libre­ment, naturelle­ment et garde son indi­vid­u­al­ité, son indépen­dance. Pour s’en­tre dévor­er, les hommes s’en­rég­i­mentent, se don­nent des maîtres et se pli­ant sous le joug de ceux qui s’im­posent ou qu’il choi­sis­sent, ils font aban­don de leur volon­té, d’eux-mêmes.

L’homme lit et relit con­stam­ment son his­toire, la dis­cute, l’analyse, et comme s’il n’en avait point les mêmes erre­ments, pré­side encore à sa chose sociale il est tou­jours nation­al­isé et classé, sa volon­té ou plutôt celle de quelques-uns est tou­jours cod­i­fiée, ses instincts voilés et pour lui, la sol­i­dar­ité n’a pas cesse d’être un mythe. La bête, elle, n’a pas d’his­toire c’est peut-être pour ça qu’elle s’entend.

Union, union : voilà le cri de tous et cha­cun veux — tir­er la cou­ver­ture à soi. — Le lég­is­la­teur prêche et bafoue ses col­lègues du milieu ou des extrêmes quand il ne les insul­tent pas, le ban­quier prend le mot pour titre de la bou­tique à ses opéra­tions et rêve la ruine de ceux qui ont le mal­heur d’avoir recours a lui, le com­merçant et l’in­dus­triel en par­lent, et il n’est pas un seul de ces pires exploiteurs du besoin d’autrui qui ne frémit d’aise a l’an­nonce qu’un voisin son con­cur­rent — coule ; en choquant le verre les gueux aus­si par­lent d’u­nion, le cabaret en scelle com­bi­en chaque jour et pour­tant avec quel mépris ils se jalousent et se dén­i­grent, les murs de la fab­rique, de l’ate­lier ou de l’u­sine et le bureau du maître seuls pour­raient le dire. Faut-il s’é­ton­ner d’en­ten­dre exprimer des vœux d’u­nion de bas en haut de l’échelle sociale et con­stater qu’à tous les degrés, on ne s’en occupe pas davan­tage, quand on se moque pas cor­diale­ment des plus que sim­ples qui s’y dévouent sincèrement.

Certes si nous ne con­nais­sions nous-mêmes l’ob­jet de tous nos vœux, si nous savions que nos moin­dres gestes, que tous nos actes, ont pour cause, rarement avouée et cepen­dant tou­jours avouable, la sat­is­fac­tion de nos désirs, si nous ne savions en un mot que tout ce que nous dis­ons et faisons est pour nous, tou­jours pour nous, nous seri­ons cer­taine­ment frap­pés d’en­ten­dre con­tin­uelle­ment les hommes par­ler d’u­nion et ne faire que cela, cela seulement.

Ce mot est assuré­ment le plus con­nu, les ora­teurs, le fleuris­sent, les écrivains, l’ad­u­lent, les poètes l’har­monisent il est la devise du riche et du pau­vre, du tyran et du tyran­nisé, il est dans toutes les bouch­es et dans tous les cœurs, tous procla­ment sa puis­sance et cha­cun s’ex­erçant, agis­sant con­tre tous, nul ne sem­ble y croire.

« L’u­nion fait la force » répète-t-on en tout et partout, et dans la famille humaine aucun ne s’y prê­tant réelle­ment, chaque citoyen est un élé­ment de dis­corde sociale.

Dis­ons cepen­dant que c’est avec con­vic­tion que cha­cun en par­le, tous y aspirent, puisque tous s’as­so­cient et que l’as­so­ci­a­tion a pour but aide et pro­tec­tion à cha­cun de ses mem­bres. Le lég­is­la­teur se groupe le financier s’u­nit, les com­merçants et indus­triels se syn­diquent, l’ou­vri­er, le manou­vri­er, l’employé et l’artiste se syn­diquent aus­si, tous se lient, se liguent, se coalisent pour se pro­téger mutuelle­ment et défendre leurs intérêts. C’est par le groupe­ment que le faiseur de lois fait de l’op­po­si­tion et par elle explique son exis­tence inutile. c’est uni que l’a­gio­teur vend son argent sur le marché financier et par la plus mon­strueuse spécu­la­tion assure ain­si sa dom­i­na­tion. Syn­diqués, les arti­sans du haut com­merce et de la grosse indus­trie organ­isent la con­cur­rence et monop­o­lisent. Syn­diqués, les pro­lé­taires ten­tent de pro­téger leurs salaires, mais se liguant seule­ment et par frac­tion dans leurs caté­gories pro­fes­sion­nelles, ils ne réus­sis­sent qu’a entretenir entre eux les plus ridicules et plus funestes rival­ités. Tous enfin, tous s’u­nis­sent, mais divisés en deux class­es et sub­di­visés par castes et dans un ordre hiérar­chique tous s’u­nis­sent, mais c’est par groupes dont les intérêts sont opposés et dans lesquels chaque indi­vidu a sa place mar­quée, son priv­ilège ou sa peine. La jouis­sance pour l’un la mis­ère pour l’autre.

Ce n’est pas le véri­ta­ble besoin qui groupe les hommes, mais les con­ve­nances pro­fes­sion­nelles ou de for­tunes. La loi naturelle des affinités n’est pour rien dans l’as­so­ci­a­tion, plus qu’autre­fois, la crainte de déroger est tout : ici c’est un épici­er enrichi qui rêve d’ad­min­istr­er les affaires publiques et n’a que du mépris pour le faubourg qui l’a fait opu­lent, là c’est un employé de bureau ou de mag­a­sin que de trop mod­estes appointe­ments oblig­ent à s’abreuver d’eau rougie et nour­rir d’arle­quins, et qui cepen­dant n’a que du dédain pour ses priv­ilégiés, beau­coup de tra­vailleurs en blouse. Ailleurs, dans l’ate­lier, c’est un ouvri­er qui fera son pos­si­ble pour se lier avec des cama­rades plus favorisés devant vaut le salaire, et fera tout pour s’é­carter de ceux dont quelques cen­times dif­féren­tiels dis­tinguent le leur ; partout enfin c’est la même incon­séquence, le même ridicule, cha­cun jalouse ou fait fi de ceux dont la con­di­tion ou la pro­fes­sion n’est ou ne parait pas sem­blable a la sienne, et comme pour bien en établir la dif­férence cha­cun a son expres­sion car­ac­téris­tique a l’adresse d’autrui. L’homme retiré du négoce sou­tient qu’il con­naît l’ou­vri­er et affirme en se con­trac­tant les lèvres que c’est un — pas grand chose, —pour l’hum­ble appointé du bureau c’est un — rien du tout — et tous les tra­vailleurs du chantier, de l’ate­lier ou de la fab­rique par­lant loin a loin de cha­cun et dans les ter­mes les plus méprisants, il arrive que tous ont la plus détestable opin­ion de tous.

(À suiv­re).

Jean-Bap­tiste Louiche