On me permettra de faire de larges emprunts à la première édition des Scènes de la vie de Bohème. Ceci est presque de l’inédit.
Je donnerai d’abord le début du chapitre.
« En ce temps-là, qui n’est pas très loin, le philosophe Gustave Colline était ambassadeur.
Sous le masque d’une aimable indolence et d’un profond mépris pour les grandeurs humaines, Colline cachait une ambition géante, et quoi qu’il fit pour dissimuler, il arrivait souvent qu’au milieu des charmants propos dont il émaillait sa conversation, ou voyait percer le bout de l’oreille de l’homme politique. »
De nos jours, Colline ne dissimule même plus, et son ambition géante s’étale très carrément. Je continue. La République vient d’être proclamée. Le clan des bohèmes, hommes de tous les scepticismes, n’y voit qu’une occasion heureuse de ne pas payer ses dettes. Ils demandent à leurs créanciers de « jeter un voile sur le passé ». D’autre part, voici leur opinion sur le nouvel ordre de choses :
« Nous avons remarqué que les pavés, bien qu’ils aient été beaucoup retournés à propos de la République, s’usaient encore davantage les bottes que du temps de la Monarchie. Mais, comme sous le régime actuel nous sommes tous exposés à devenir ministres, cela fait un peu compensation.
Et ils se remettaient à leur fenêtre, pour voir passer leur portier qui venait d’être nommé proconsul dans un département. »
N est-ce pas un journaliste réactionnaire qui a écrit cela hier ? Avec ces bohèmes menacés de recevoir un portefeuille sur la tête, avec ce portier nommé proconsul, nous voilà en plein dans notre histoire quotidienne. Mais attendez, il y a mieux.
« Gustave Colline, seul, s’était jeté dans le mouvement révolutionnaire. Il hantait les clubs, faisait de la politique hyperphysique, et fut du nombre des vingt-cinq mille candidats qui se présentèrent à la députation parisienne.
Colline fréquentait surtout assidûment un café situé aux alentours de l’Opéra. Cet établissement, connu d’abord comme une espèce de centre littéraire qui rappelait l’ancien café Procope, était devenu, après la Révolution, le vestibule des faveurs ministérielles, sans doute à cause de ses adhérences avec un journal qui, dans ce temps-là, était moralement le siège du gouvernement. »
Encore un coup nous sommes dans l’Histoire. M’est avis que ce café-là a été le berceau de notre gouvernement actuel. C’est autour de ses tables de marbre que nos grands hommes du jour ont poussé en génie et en amour de la liberté. Certes, je ne trouve pas mauvais que d’honnêtes garçons, sans femme ni enfant, se réunissent où il leur plaît pour causer, fumer et boire ; et cela ne saurait les empêcher d’être des hommes de mérite, si le mérite y est réellement. Mais je constate des faits, et je dis que Gustave Colline avait le nez fin, car le voilà de la bande, il est sûrement à cette heure dans une très haute position.
* * * *
C’était un bien étrange café. Il y avait toujours à la porte une queue de gens qui venaient demander des places. Dans l’intérieur, le spectacle était plus intéressant encore. Tous les habitué, hommes politiques, hommes officiels, au lieu de jouer des consommations, jouaient des places du gouvernement.
« À une table, Colline vit avec surprise un monsieur chauve qui venait de gagner en cinq points d’écarté à un homme maigre, une sous-préfecture. C’était la septième que ce monsieur gagnait dans la journée, et il paraissait si satisfait de son gain qu’en se retirant, il donna au garçon un bureau de tabac pour boire.
À une autre table, un autre joueur venait de perdre en cent points de dominos une recette particulière contre deux fauteuils de substituts et une direction des postes en province. Le joueur décavé alla trouver un gros monsieur très entouré, et le tirant à part, lui demanda s’il ne pourrait pas lui prêter de quoi se rattraper.
Le gros monsieur tira un portefeuille de sa poche, l’ouvrit et dit au joueur :
— Voici une demi-douzaine de nominations de commissaires dans les départements, c’est tout ce que j’ai sur moi. »
Quelle bonne plaisanterie ! Et quelle satire aigüe dans ce jeu fantaisiste ! On mettrait un nom sous l’amusant profil du gros monsieur. On sent là toute une débâcle, les places roulant dans les poches des premiers venus, le gouvernement tombé aux mains d’une bande de farceurs que leurs anciennes habitudes de café emportent. C’est une charge un peu grosse sans doute, mais elle égaye la vérité d’une façon bien drôle.
Maintenant, voulez-vous le comble de la divination ? Colline s’approche d’un billard où l’on joue une poule d’honneur. Le vainqueur devait gagner une ambassade et une pipe d’écume. Et Murger ajoute :
« Deux conditions étaient exigées pour concourir à cette belle partie, à laquelle on assurait qu’on membre du gouvernement assistait sous le déguisement d’un garçon de café. »
M. Jules Ferry, prévu dès 1850 ! Niez donc à présent le don prophétique de Murger ; car il est évident que ce membre du gouvernement déguisé eu garçon de café ne saurait être que M. Jules Ferry. Je trouve, pour mon compte, la plaisanterie médiocre et de mauvais goût ; les favoris d’un homme n’entrent pas dans la qualité ni dans la quantité de son intelligence. Seulement, il y a là un fait : M. Jules Ferry assistait à la belle partie que Murger va nous conter.
* * * *
Partie superbe et bien émotionnante ! des six joueurs, quatre étaient déjà hors de combat. Et lisez maintenant.
– « Tout à coup, l’un des deux adversaires qui restaient, par suite d’un coup de queue donné à faux, livra à son rival un si beau jeu, qu’il jugea la partie perdue pour lui.
– C’est toisé, – ma bille est faite, – j’y suis, s’écria-t-il du ton d’un homme qui prend son parti bravement.
Cependant, après avoir fait signe à son adversaire d’attendre un instant pour jouer, il se retourna vers la galerie et dit :
– Je vends ma bille.
– Il est bon le numéro trois, dit quelqu’un, il est blousé d’avance et il veut vendre.
– Je vends ma bille pour une place de commissaire de police, cria le numéro trois.
Personne ne dit mot.
– Pour une place dans les télégraphes.
– C’est trop cher, dit une voix.
– Pour un bureau de papier timbré.
On ne répondit pas.
– Parbleu ! s’écria le joueur, je vends ma bille pour un petit verre. Comme ça, je ne perdrai pas tout.
– Garçon ! s’écria Colline.
Le garçon de café qu’on supposait être un des membres du gouvernement, s’approcha du philosophe.
– Un petit verre à monsieur, dit Colline en désignant le joueur qui venait de parler.
– Vous achetez ma bille ? dit celui-ci.
– Oui, répondit le philosophe, qui, après s’être débarrassé de son paletot noisette, était déjà en train de choisir une queue.
J’abrège. Les assistants font quelques difficultés, car il s’agit d’une ambassade et ils poussent la conscience jusqu’à vouloir connaître l’homme aux mains duquel elle peut tomber.
– Êtes-vous des nôtres ? demanda-t-on au philosophe.
– Je dois en être ! Répondit Colline.
On l’interroge ensuite pour savoir s’il est rédacteur en chef, car il faut être absolument rédacteur en chef de quelque chose pour aspirer à une ambassade. Heureusement, Colline a sur lui le programme d’un journal « qui doit paraître lundi », et il est enfin admis à jouer le coup.
Comme Colline mettait du blanc à sa queue, qu’il avait choisie avec un grand soin, le joueur qui était devenu son adversaire, lui dit en riant :
– Ne vous donnez pas tant de mal, citoyen ; vous êtes maintenant à trois pouces de la blouse, et dans une seconde vous serez dedans. C’est limpide, je n’ai qu’à souffler sur ma bille.
– Bah, dit Colline, qui sait ?
– Après tout, dit l’autre, vous n’en serez jamais que pour un petit verre. En avant la belle, et gagnez moi mon ambassade.
– Citoyen. dit Colline, faites-moi le plaisir de ne pas parler aux billes : ça, les influence.
– Farceur ! dit le joueur qui se penchait sur le billard.
Mais, au moment où il allait donner son coup de queue, une détonation, causée par une plantation d’arbre de la Liberté, se fit entendre an dehors, et un mouvement involontaire ayant fait trembler la main du joueur, sa bille mal dirigée, au lieu de faire celle de Colline, alla se blouser elle même.
Voilà donc Colline vainqueur, sans même avoir besoin de jouer.
Le garçon de café, qu’on supposait être un membre du gouvernement, vint lui remettre sa pipe d’écume.
– Et l’ambassade, demanda le philosophe, je voudrais bien toucher l’ambassade.
– Citoyen, soyez tranquille. Veuillez seulement nous donner votre nom. Votre nomination sera signée ce soir et paraîtra demain au Moniteur. »
* * * *
Et voilà comment on devient ambassadeur, en nos libres temps de fortune rapide. Sans doute, l’ambassade de Colline fut modeste. On ne le chargea que d’une mission en Hongrie où il devait acheter un million de sangsues pour les hôpitaux militaires. Mais, évidemment, il n’en est pas resté là. À cette heure, comme je le disais, un homme parti du café que l’on connaît, a dû atteindre les situations les plus hautes.
Je me l’imagine préfet au 4 septembre, député en 71, ministre après la chute du maréchal de Mac Mahon. Aujourd’hui, il doit aspirer à la magistrature suprême.
Pourquoi non ? Est-ce qu’il n’a pas usé ses bottes sur le pavé du quartier Latin ? Est-ce qu’il n’a pas décidé cent fois du sort de la France, entre deux bocks. Est ce qu’il n’a pas fait partie, depuis le premier jour, de cette poignée de bohêmes qui a gagné des places à l’écarté et au billard ? Et encore ne faut-il pas mépriser Colline, le jour où Colline nous gouvernera ; car il est lettré, il est intelligent, tandis qu’il y en a tant d’autres qui sont hélas à manger du foin.
Ah ! tenez je plaisante, et je sens la colère m’étrangler. Les médecins, n’est-ce pas ? sont parfois d’honnêtes gens, qui méritent de gagner leur pain comme tout le monde ; pourtant qui ne souhaite de les voir crever de faim ? J’ai habité un village bien portant, où un jeune docteur eut l’imprudence de venir s’établir. Personne ne s’y décidait à être malade, et le docteur fit de si mauvaises affaires, qu’il en creva. Ce furent des gorges-chaudes dans toute la contrée.
Eh bien ! j’avoue que je verrais crever avec plaisir les hommes politiques. Ils vivent de nos maladies sociales, ils ne font jamais plus d’argent que lorsque la patrie râle sur un lit de souffrance. Ce qu’il leur faut, c’est une folie furieuse, c’est une épidémie de haine couchant les citoyens sur les pavés sanglants. Alors, leur commerce va, leurs ambitions sont satisfaites, ils montent au pouvoir et emplissent leurs poches. Mais que le pays soit calme, que la France dorme en pain, aussitôt on les voit, inquiets et affamés, rôder dans nos rues tranquilles, comme les médecins sans malades rôdent autour des familles saines et joyeuses.
Émile Zola