Personne n’aurait cru, lorsque commença, il y a huit semaines, la gigantesque grève de Suède, qu’elle se prolongerait aussi longtemps. Mais cette longue durée nous fait voir clairement qu’il ne s’est pas agi ici d’une véritable grève générale, mais tout simplement de ce que les Allemands appellent massenstreik (grève en masse), quoique ç’ait été, il est vrai, un massenstreik d’un caractère sortant un peu de l’ordinaire. Cette grève a présenté dans sa longue durée, et dans la ténacité obstinée avec laquelle elle a été conduite de part et d’autre, plusieurs particularités intéressantes, dont on peut tirer des leçons utiles pour une future grève générale.
La grève nous a montré, tout d’abord, que les capitalistes, malgré la différence de leurs opinions politiques, ne forment qu’une seule et même classe parfaitement homogène et unie lorsqu’il s’agit de lutter contre la classe ouvrière. Quoiqu’une vérité aussi simple eût dû depuis longtemps avoir pénétré dans la conscience de tous les ouvriers organisés, néanmoins le grand intérêt que beaucoup d’ouvriers socialistes portent encore au parlementarisme, qui ne peut, comme on sait, réaliser aucune « réforme » sans alliance avec les partis libéraux bourgeois, — cet intérêt montre que chez les ouvriers la conscience de classe laisse encore beaucoup à désirer. Mais la dernière grève a pourtant fait comprendre à beaucoup de travailleurs qu’ils ne peuvent, en cas de conflit, compter que sur eux-mêmes et sur leurs camarades. À ce point de vue, la grève a donné un enseignement des plus profitables.
Quelle a été la cause déterminante de la grève, et quelles sont les exigences qui avaient été formulées de part et d’autre ? Ces questions, qui auraient dû, semble-t-il, être mises au premier plan, ont été laissées un peu de côté, parce qu’une question a tout de suite primé toutes les autres : laquelle des deux parties en lutte remportera la victoire ? Et c’est chose assez naturelle, car une grève est toujours une épreuve dans laquelle il s’agit avant tout, pour chacun des deux lutteurs, de s’efforcer de se montrer le plus fort. Les causes originelles du conflit étaient d’ordre assez secondaire : quelques réductions de salaire chez les ouvriers du bois et les ouvriers de la cellulose, d’où une grève dans ces deux industries. En réponse à la grève, les patrons décidèrent un lock-out dans l’industrie textile et dans quelques autres branches, ce à quoi les organisations ouvrières répliquèrent à leur tour par la grève générale, laquelle, il faut le reconnaître, s’est terminée par un fiasco lamentable.
Et il est hors de doute que le résultat définitif de la petite grève qui se prolonge encore à l’heure qu’il est, sera une défaite complète pour les salariés. On ne peut pas dire encore, d’une manière positive, quelles seront, dans le détail, les conditions que devront accepter les travailleurs, mais il est dès maintenant absolument certain que les patrons imposeront aux ouvriers des contrats qui rendront plus étroite leur servitude et les forceront à les signer et à s’y conformer.
Les raisons de la défaite doivent être cherchées dans deux causes principales. La première, c’est le fait que les employés de l’État jouissent du privilège d’avoir des pensions de retraites : ces employés ont eu peur de perdre leurs droits à la pension, et cette crainte leur a fait trahir la grève. La seconde, c’est l’attitude hésitante et inconséquente des chefs social-démocrates, lorsque la grève ― dont ils ne voulaient pas — eut été déclarée malgré eux. On n’a vu que trop clairement, en effet, que ces messieurs, en leur qualité de parlementaires, sont obligés de se préoccuper du maintien de l’ordre social établi ; en conséquence, ils se sont opposés de toutes leurs forces à ce que ceux des ouvriers dont le travail est particulièrement indispensable à la société capitaliste, et dont la cessation de travail aurait eu, par suite, la plus grande importance pour le succès de la grève (les ouvriers du gaz, le service des eaux, de l’électricité, etc.), — à ce que ces ouvriers se joignissent aux grévistes ; c’est ainsi qu’ils ont formellement interdit aux ouvriers de l’éclairage de se déclarer solidaires des travailleurs en grève (à Stockholm, leur interdiction est restée d’ailleurs sans résultat). Dans ces conditions, il est facile de comprendre que la grande masse ouvrière, neutre et indifférente, n’a pu se former de la grève générale et de la situation créée par elle, qu’une idée très confuse et très peu exacte.
Le parti de la social-démocratie a tout mis en œuvre pour persuader aux ouvriers en grève que « les actes de violence anarchiste de la grève générale espagnole » seraient déplacés en Suède, parce que les grévistes perdraient par là la sympathie des partis libéraux ! Si, au contraire, les grévistes conservaient une attitude calme et acceptaient l’appui des parlementaires, ils pouvaient, leur affirmait-on, compter sur la victoire finale. Et le résultat de cette intervention des social-démocrates a été que, pendant cinq longues semaines de famine et de patience résignée, les ouvriers, fidèles à la voix de leurs chefs, ont cru à cette promesse illusoire. Hjalmar Branting ne l’a-t-il pas dit lui-même ?
C’est là la plus grande honte dans l’histoire de cette lutte, que les chefs social-démocrates aient pu réussir à faire croire aux naïfs ouvriers qu’une grève conduite de cette façon serait victorieuse ! Ils leur promettaient que les secours pécuniaires venus de l’étranger seraient assez considérables pour permettre aux grévistes de tenir aussi longtemps qu’il le faudrait. Or, la totalité des secours reçus du dehors pendant ces cinq semaines n’a pas dépassé la somme de 1.200.000 couronnes1Une couronne vaut 1 fr 35, ce qui faisait pour chaque. gréviste un secours de quatre couronnes pour vivre cinq semaines ! L’absurdité d’une pareille tactique — essayer de réduire les capitalistes en leur opposant l’argent dont peuvent disposer les salariés — a été ainsi démontrée d’une manière irréfragable.
Quant aux conseils donnés aux ouvriers de façon si pressante pour les détourner de l’action révolutionnaire, c’est un thème à d’éloquents discours, et cela a pu mériter aux orateurs la sympathie de la bourgeoisie libérale et de tous les arrivistes qui font de la politique « progressiste », et qui, pour ne perdre aucun de leurs électeurs, désiraient qu’on pût éviter l’emploi de la troupe contre les ouvriers. Mais lorsque ces derniers durent constater que, malgré la grande grève, toutes les communications fonctionnaient comme à l’ordinaire, que les chemins de fer, la poste et le télégraphe continuaient à marcher, que dans les villes les services du gaz, de l’eau, de l’électricité n’étaient nullement interrompus, que les tramways circulaient dans les rues, etc., — ils comprirent sans doute qu’il eût été tout de même plus important pour eux de trouver un moyen d’arrêter tout cela, dussent- ils perdre la sympathie de leurs adversaires masqués.
Mais non ! on ne fait pas ces choses-là. On se conte de chanter :
Tous les rouages s’arrêtent,
Quand le veut ton bras puissant,
et puis on laisse tranquillement continuer à tourner ces rouages qu’on n’a pas osé arrêter, — car ainsi l’exige le mot d’ordre des chefs social-démocrates, et le mot d’ordre doit être obéi.
Les seuls qui aient critiqué cette tactique de trahison sont les Jeunes Socialistes. Ils ont démontré clairement le néant d’une semblable méthode de lutte, et dans leurs journaux — les deux grands hebdomadaires, Nya Folkviljan et Brand, — ils ont invité les grévistes à employer des armes plus efficaces. Naturellement, les deux journaux ont été saisis et les principaux militants des Jeunes Socialistes arrêtés, — sans que le parti de la social-démocratie ait fait mine d’élever seulement une protestation contre ces mesures.
On commence à dire tout haut que, dès le début, la grève a été à dessein dirigée par les chefs politiques d’une façon qui devait amener pour les ouvriers une défaite complète, afin de les dégoûter de la lutte sur le terrain syndical et d’éveiller leurs sympathies pour l’action parlementaire. Il est à remarquer en effet que, ces jours derniers, les attaques de la social-démocratie ont été dirigées bien moins contre les patrons que contre le gouvernement : on voudrait insinuer au peuple ouvrier cette idée, que le prolétariat suédois ne possède pas, en politique, l’influence qui devrait lui appartenir, et que, par conséquent, il devrait apprendre à faire un meilleur usage de l’urne électorale.
Mais il est très probable que les politiciens seront déçus dans leur calcul. Le mouvement des Jeunes Socialistes, qui est anti-parlementaire et complètement syndicaliste, a justement fait dans ces derniers temps de grands progrès et a pénétré jusque dans les petites localités. On a donc de bonnes raisons de croire que les Jeunes Socialistes seront en état de faire aux meneurs qui ont trahi les ouvriers, une opposition assez forte pour déterminer dans le mouvement suédois une orientation nouvelle : à l’action parlementaire, substituer l’action économique révolutionnaire ; à la centralisation qui étouffe les initiatives, à la mise en tutelle des forces ouvrières, substituer la décentralisation et le fédéralisme avec le jeu des responsabilités conscientes et le développement de l’intelligence de tous les syndiqués. Si un pareil résultat peut être obtenu, cette grève, malgré son insuccès, aura marqué dans le mouvement ouvrier de la Suède une étape importante.
Alfred Nielsen,
Copenhague, 28 septembre.
(Traduction de James Guillaume)
- 1Une couronne vaut 1 fr 35