La Presse Anarchiste

Dictature démocratique

Il fau­drait remon­ter loin pour trou­ver une réac­tion poli­tique aus­si impu­dente que la dic­ta­ture clémenciste.

Au milieu de la lâche­té géné­rale, un ministre de bou­le­vard joue cyni­que­ment au monarque abso­lu. Confiant dans la bas­sesse uni­ver­selle, il mène le pays comme il traite la Chambre : à coups de pied et de bons mots. C’est le gou­ver­ne­ment de l’ar­bi­traire et du sar­casme, de la pri­son et de la facé­tie, de la cra­vache et de la pirouette. Le clown est roi.

Plus il frappe, plus il ricane, et plus on applau­dit. Les dépu­tés, qu’il insulte, et les fonc­tion­naires, qu’il ter­ro­rise l’ad­mirent. Tout lui est per­mis. Il invente le « com­plot », il arrête qui lui déplaît, il empri­sonne qui le gène, il lance sa police et sa magis­tra­ture aux trousses des mili­tants ouvriers, des syn­di­ca­listes, des anti­mi­li­ta­ristes. Qui proteste ?

On trouve plai­sant qu’ayant pas­sé une par­tie de sa vie à défendre la liber­té, il emploie le reste à la com­battre. L’im­pré­vu de ces revi­re­ments amuse tou­jours l’o­pi­nion. Car que ferait-elle, l’o­pi­nion, si on ne l’a­mu­sait ? Hier, drey­fu­sard, libé­râtre, anar­chi­sant ; aujourd’­hui, poten­tat, poli­cier, dic­ta­teur ; et aujourd’­hui comme hier, bon jon­gleur. Que veut-on de plus ? N’est-ce pas bien joué ? Le pitre a encore du talent, et aux jeux du cirque, c’est du talent qu’il faut.

Il a tué l’op­po­si­tion. Ni la droite ni la gauche ne bougent. La droite sou­rit quand il tutoie M. de Lamar­zelle et la gauche est ravie quand il la bru­ta­lise. Sous la férule de ce bouf­fon, dont ils ne savent jamais s’il est plai­sant ou grave, tous les par­tis tremblent, se taisent, et rien plus ne les dis­tingue, si ce n’est « la cou­leur de leurs rubans ».

Rare­ment le pou­voir per­son­nel a été plus incon­tes­té. Le sen­ti­ment du droit est mort et il n’y a de vivant que les pra­tiques de l’ar­bi­traire. Dans la démo­ra­li­sa­tion uni­ver­selle, qui entend-on, dans la presse ou à la tri­bune, par­ler de désar­mer le pou­voir ? C’est une léthar­gie effrayante, au milieu de laquelle un Cle­men­ceau ou un Briand peuvent tout se permettre.

La masse n’a pas réagi en pré­sence des tue­ries de Nar­bonne et de Raon-l’É­tape. Elle ne pro­teste pas davan­tage contre les condam­na­tions, chaque jour répé­tées, pour délits d’o­pi­nion. C’est en vain que toute mani­fes­ta­tion d’in­dé­pen­dance est deve­nue crime et que la part de la liber­té est de plus en plus res­treinte. Nulle impul­sion d’en bas, nul cri de la conscience popu­laire. On étouffe dans le silence.

Ain­si la démo­cra­tie a beau être la pire des monar­chies : elle a tel­le­ment tué dans le peuple, par sa presse, par ses dépu­tés, par ses ministres, tout sens de la digni­té, que la dic­ta­ture gro­tesque et dan­ge­reuse d’un Cle­men­ceau peut s’é­ta­blir sans conteste. On admet que les vices de l’au­to­cra­tie soient les ver­tus de la république.

En face de cette désa­gré­ga­tion morale, c’est le rôle du syn­di­ca­lisme de dénon­cer l’i­gno­mi­nie des démo­crates que les socia­listes par­le­men­taires couvrent de leur complicité.

Il n’y a que les syn­di­cats révo­lu­tion­naires qui se dressent en ce moment contre le pou­voir, pour lui arra­cher griffes et dents.

Depuis long­temps, ils ont per­du tout pré­ju­gé démo­cra­tique et rien ne peut les arrê­ter. Ils ont vu les jaco­bins à l’œuvre et savent de quel bois ils se chauffent. La farce n’a que trop duré. À eux d’a­gir, s’ils veulent sau­ver ce qui reste encore chez nous d’es­prit de liberté.

Hubert Lagar­delle


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